Le patriarche Kirill de Moscou, l’éminence grise du Kremlin : entre foi, espionnage, argent, luxe et pouvoir
par Giuseppe di Bella di Santa Sofia
mercredi 11 juin 2025
Dans une cathédrale moscovite baignée d’encens, le 6 mars 2022, le patriarche Kirill, vêtu de robes dorées, prononce un sermon qui glace le sang : l’invasion de l’Ukraine, dit-il, est une croisade contre un Occident décadent, imposant ses "gay prides" aux âmes slaves. Derrière cette rhétorique enflammée se dresse Vladimir Goundiaïev, un homme dont la vie oscille entre la chaire sacrée et les ombres du KGB. Comment ce fils de prêtre, né dans l’URSS stalinienne, est-il devenu le bras spirituel de Poutine, prêchant des "valeurs traditionnelles" tout en traînant une réputation sulfureuse ?
Un enfant de Leningrad sous le joug soviétique
Sous le ciel gris de Leningrad, en novembre 1946, naît Vladimir Mikhaïlovitch Goundiaïev, dans une famille où la foi orthodoxe côtoie la persécution. Son grand-père, prêtre, avait survécu aux goulags staliniens, où l’odeur de la soupe rance et les hurlements des gardes marquaient les jours. Ce passé familial forge chez le jeune Vladimir une résilience mêlée d’ambition. À 19 ans, il entre au séminaire de Leningrad, troquant son nom pour celui de Kirill, moine tonsuré à 23 ans, condition sine qua non pour gravir les échelons de l’Église orthodoxe. Dans une URSS où la religion est un outil d’État, son choix n’est pas anodin : l’Église, surveillée par le KGB, sert de vitrine diplomatique pour un régime athée.
Dès 1971, Kirill est envoyé à Genève, représentant le patriarcat de Moscou auprès du Conseil œcuménique des Églises (COE). Officiellement, il prêche l’unité chrétienne ; officieusement, il est sous le joug du KGB. Une fiche déclassée de la police fédérale suisse, consultée par Le Matin Dimanche en 2023, le désigne comme l’agent "Mikhaïlov", chargé d’influencer le COE pour minimiser les critiques sur les atteintes à la liberté religieuse en URSS. "Monsignor Kirill appartient au KGB", note le document, un couperet administratif qui révèle l’ambiguïté de sa mission. Son neveu, Mikhail Goundiaïev, temporise : "Il n’était pas un agent, mais soumis au contrôle strict du KGB".
Cette période genevoise, où l’air frais des Alpes contraste avec la tension de la Guerre froide, marque Kirill. Il skie, se casse une jambe en 2007 et visite la Suisse 43 fois, selon son neveu. Mais derrière les pistes enneigées, il tisse un réseau, traduit des théologiens catholiques comme Karl Rahner et s’impose comme un intellectuel. Pourtant, un incident ternit son séjour : en 1971, il percute une voiture avec sa BMW, blessant le fils d’un colonel du KGB. Rapatrié à Leningrad, il est relégué à l’Académie de théologie, un purgatoire temporaire
L’ascension : du tabac à la tiare patriarcale
Dans les années 1990, alors que l’URSS s’effondre, Kirill rebondit. Nommé président du département des relations extérieures du patriarcat en 1989, il devient l’architecte de la diplomatie religieuse russe. Ce poste, créé par Staline en 1943, lui confère une influence considérable. Mais c’est dans le commerce que Kirill bâtit sa fortune, une ombre qui le poursuit encore. Des enquêtes journalistiques russes des années 1990, relayées par Kapital en 2022, l’accusent d’avoir profité d’exemptions fiscales de l’Église pour orchestrer un trafic de cigarettes avec l’Irak sous embargo. Ce "métropolite du tabac", comme le surnomme ironiquement la presse, aurait amassé une fortune considérable, incluant un chalet en Suisse, dans le canton de Zurich, et une datcha luxueuse près de Moscou.
Une lettre d’un clerc anonyme, publiée dans Novaïa Gazeta en 1995, décrit Kirill comme "un homme d’affaires en soutane, plus proche des oligarques que des fidèles". Cette accusation reflète le soupçon d’une Église devenue outil de profit. Kirill, lui, se défend en prônant une Église forte, capable de rivaliser avec l’Occident. En 2009, il est élu patriarche avec 508 voix sur 700, un sacre célébré dans la cathédrale du Christ-Sauveur, où l’encens masque à peine l’odeur du pouvoir.
Son alliance avec Vladimir Poutine, scellée dès 2000, devient son arme maîtresse. Poutine, baptisé par le père de Kirill selon ses dires, finance la reconstruction des églises ; en retour, Kirill offre une légitimité spirituelle au Kremlin. Une photographie de 2011, prise au monastère de Valaam, montre les deux hommes côte à côte, le président en costume sombre, le patriarche en robes blanches, comme une incarnation de la "symphonie" byzantine entre Église et État. Mais cette proximité a un prix : Kirill devient le porte-voix des ambitions impériales russes, qualifiant Poutine de "miracle de Dieu" en 2012.
Les "valeurs traditionnelles" : une croisade contre l’Occident
Kirill brandit les "valeurs traditionnelles" comme un étendard. Dans ses sermons, l’Occident est un monstre décadent, imposant l’homosexualité et le consumérisme. En 2014, il déclare : "Personne ne doit détruire la sainte Russie en lui enlevant l’Ukraine, berceau de l’orthodoxie". Cette rhétorique alimente le concept du "monde russe" (Russkiy Mir), une idéologie nationaliste où l’orthodoxie fusionne avec l’identité slave.
Son discours du 6 mars 2022, prononcé au lendemain de l’invasion de l’Ukraine, marque un tournant. Devant une icône de la Vierge, il justifie la guerre comme une lutte métaphysique contre les "forces du mal" occidentales. "Les gay prides sont un complot pour corrompre la Russie", tonne-t-il. Cette prise de position choque : 280 prêtres orthodoxes russes signent une lettre ouverte, conservée dans les archives de l’ONG Memorial, dénonçant son bellicisme. "Nous prions pour la paix, pas pour la guerre", écrivent-ils, un cri étouffé par la censure.
Pourtant, Kirill n’est pas un monolithe. En 2008, après le conflit russo-géorgien, il refuse d’intégrer les paroisses abkhazes au patriarcat de Moscou, défiant Poutine. En 2014, il boycotte la célébration de l’annexion de la Crimée, craignant de perdre ses fidèles ukrainiens. Ces gestes suggèrent une prudence tactique, mais son soutien à l’invasion de 2022 efface ces nuances. Il bénit les armes russes, s’affiche avec des généraux, et appelle à combattre les "ennemis intérieurs et extérieurs".
Un patriarche en sursis ?
Les controverses s’accumulent autour de Kirill. Outre son passé au KGB, son train de vie fastueux scandalise. En 2012, une photo le montre avec une montre Breguet à 30 000 euros, maladroitement effacée par un retoucheur. L’Express rapporte que ce cliché, publié sur le site du patriarcat, devient un symbole de son hypocrisie. Une lettre d’un fidèle de Ramenskoïe, citée par Wikipédia, fustige : "Tout ce qu’il fait n’a rien à voir avec la foi mais tout avec l’État". La fortune de l'oligaque en soutane est estimée à 4 millards de dollars US.
Son soutien à Poutine fracture l’orthodoxie. En 2019, le patriarcat œcuménique de Constantinople reconnaît l’autocéphalie de l’Église ukrainienne, un schisme que Kirill qualifie de "trahison". En Russie, il réprime les dissidents : en 2012, il condamne les Pussy Riot, dont la "prière punk" anti-Poutine dans la cathédrale du Christ-Sauveur mène à leur emprisonnement. "Un acte diabolique", déclare-t-il. À l’international, son aura s’effrite. En 2022, l’Union européenne envisage des sanctions contre lui, le voyant comme un rouage de la propagande du Kremlin. Il échappe à celles-ci grâce au soutien de Viktor Orbán, le Premier ministre pro-russe de Hongrie.
Kirill vit désormais reclus dans sa somptueuse datcha. Ses rares sorties, pour les fêtes ou les rencontres au Kremlin, se font sous haute protection. Une anecdote circule parmi les fidèles : il prierait chaque nuit pour la Russie, mais aussi pour son propre salut, hanté par les âmes ukrainiennes. Son isolement reflète sa tragédie : un homme qui voulait incarner la foi mais s’est perdu dans les intrigues du pouvoir.