La Nuit des Longs Couteaux : quand l’homosexualité d’Ernst Röhm signa son arrêt de mort

par Giuseppe di Bella di Santa Sofia
vendredi 13 juin 2025

Dans la moiteur de l’aube du 30 juin 1934, un hurlement déchire la quiétude de la pension Hanselbauer, à Bad Wiessee. Pistolet en main, Adolf Hitler, le Führer tout-puissant, surgit dans la chambre d’Ernst Röhm, son plus fidèle acolyte. "Traître !" vocifère-t-il, les yeux brûlants de fureur. Ce cri marque la fin d’une amitié forgée dans le sang et la bière des brasseries munichoises. Ernst Röhm, chef des SA, héros de guerre, homosexuel revendiqué, s’effondre sous les coups d’un régime qu’il a aidé à bâtir.

 

Les racines d’un révolutionnaire : la jeunesse et l’ascension d’Ernst Röhm

Sous les cieux gris de Munich, à la fin du XIXe siècle, Ernst Röhm grandit dans une maison modeste où flotte l’odeur de cire des meubles bourgeois. Né le 28 novembre 1887, fils d’un inspecteur des chemins de fer bavarois, il se distingue tôt par son charisme et sa fougue. Au Königliche Maximilians-Gymnasium, il excelle en latin et en grec, mais déjà, une révolte gronde en lui contre l’ordre établi. Membre des Wandervogel, mouvement de jeunesse exaltant la nature et la camaraderie, il y découvre son homosexualité, qu’il embrasse avec une audace rare. Dans une lettre à un ami en 1906, il confie : "Mon inclination est ma vérité, peu importe ce qu’en pense le monde".

La Première Guerre mondiale transforme le jeune rêveur en guerrier endurci. Lieutenant au 10e régiment d’infanterie bavarois, Röhm affronte l’enfer des tranchées, où l’odeur âcre de la poudre et les cris des mourants marquent son âme. Blessé trois fois, décoré de la Croix de fer, il revient à Munich en 1919, amer face à la défaite et au traité de Versailles. Dans une lettre à un camarade, il écrit : "L’Allemagne est humiliée, mais nous, soldats, lui rendrons sa grandeur". C’est dans ce chaos qu’il croise Adolf Hitler, un orateur exalté aux rêves de revanche. Leur alliance naît dans les vapeurs de houblon des brasseries, où Röhm voit en Hitler un porte-drapeau pour ses idéaux.

 

 

En 1921, Röhm fonde la Sturmabteilung (SA), les "chemises brunes", une milice brutale qui intimide communistes et sociaux-démocrates. Sous son commandement, les SA passent de quelques centaines à 400 000 hommes en 1932, devenant une force redoutable. Röhm, avec ses cicatrices de guerre et son regard d’acier, incarne une révolution sociale radicale, prônant une "seconde révolution" anticapitaliste qui inquiète les élites. Son charisme en fait un pilier du Parti nazi, mais aussi une menace pour Hitler, qui cherche à séduire l’armée et les industriels pour accéder au pouvoir.

 

 

Les SA et l’homosexualité

Les SA, sous la direction de Röhm, deviennent l’épine dorsale du nazisme naissant. Dans les années 1920, leurs défilés dans Berlin font trembler les pavés, leurs chants martiaux résonnant sous les regards terrifiés des passants. Röhm, stratège aguerri, transforme cette milice en une armée parallèle, forte de près de 2 millions d’hommes en 1933, éclipsant la Reichswehr limitée par Versailles. Dans un rapport interne, il proclame : "Nous sommes le cœur battant du peuple, prêts à briser l’ancien monde".Mais cette puissance s’accompagne d’un scandale qui secoue l’Allemagne : l’homosexualité ouverte de Röhm et de plusieurs cadres des SA.

 

 

Röhm ne cache pas sa vie privée, défiant les mœurs conservatrices. En 1931, le Münchener Post publie des lettres où il évoque sans détour ses relations avec des hommes, écrivant à un ami : "Je ne dissimulerai pas qui je suis, même si cela me vaut la haine. Ces révélations, exploitées par la gauche antifasciste, alimentent les rumeurs d’une "clique homosexuelle" au sein des SA. Le Brown Book of the Reichstag Fire (1933) va jusqu’à accuser Röhm de liens intimes avec l’incendiaire du Reichstag, une calomnie sans preuve mais politiquement dévastatrice. Hitler, pragmatique, tolère Röhm pour son utilité, mais les conservateurs s’indignent.

Ce scandale révèle les paradoxes du nazisme. Alors que le régime exalte une virilité agressive, ses parades et son esthétique frôlent l’homoérotisme, comme en témoignent les statues musclées d’Arno Breker. Un officier SS note avec dédain dans un rapport de 1934 : "Les nuits des SA à Bad Wiessee sont une honte pour l’honneur allemand". Cette tension entre tolérance initiale et répression croissante éclatera lors de la Nuit des Longs Couteaux, où l’homosexualité de Röhm sera brandie comme un prétexte pour justifier son élimination.

 

 

La Nuit des Longs Couteaux : une trahison dans l’ombre

L’été 1934 marque la rupture. Hitler, chancelier depuis un an, doit rassurer l’armée et les industriels, effrayés par les ambitions révolutionnaires des SA. Röhm, avec ses discours sur une "seconde révolution", devient un obstacle. Himmler et Heydrich, chefs des SS, orchestrent un complot, fabriquant un dossier accusant Röhm de toucher des millions de marks pour renverser Hitler. Une pure invention. Un télégramme SS du 24 juin 1934 ordonne : "Préparez l’élimination des traîtres SA, sur ordre du Führer".

 

 

Le 30 juin, l’opération "Colibri" s’abat sur l’Allemagne. À Bad Wiessee, dans la pension Hanselbauer, l’air sent le pin et le tabac froid. À 6h30, Hitler fait irruption dans la chambre de Röhm, hurlant : "Tu m’as trahi !". Röhm, à peine réveillé, torse nu, ses cicatrices luisant sous la lumière, n’est pas seul : un jeune homme, dont l’identité reste inconnue, se trouve à ses côtés, une présence que les SS exploitent pour crier à la "débauche". À quelques portes, Edmund Heines, chef des SA de Breslau, est surpris avec un autre homme, alimentant le scandale. Tous sont arrêtés, certains abattus sur-le-champ. Un témoin, Robert Bergmann, racontera : "Le Führer semblait possédé, ses cris résonnaient dans l’hôtel".

 

 

À Munich, dans la prison de Stadelheim, Röhm attend son destin. Le 1er juillet, Theodor Eicke et Michel Lippert, SS, lui tendent un pistolet chargé d’une balle et un journal titrant sa disgrâce. Röhm, défiant, lance : "Si je dois mourir, qu’Adolf le fasse lui-même !". Refusant le suicide, il est abattu à bout portant. Ses derniers mots, "Mein Führer, mein Führer", s’évanouissent dans un souffle. La purge fait 150 à 200 morts, dont Gregor Strasser et l’ex-chancelier von Schleicher. Göring, lors d’une conférence, déclare : "Ces hommes tramaient la subversion, leur immoralité souillait le Reich".

 

L’héritage ambigu de Röhm : entre mythe et réalité

La mort de Röhm redessine le nazisme. Les SA, décapitées, s’effondrent, passant de 2,9 millions de membres en 1934 à 1,2 million en 1939. Viktor Lutze, nouveau chef, reçoit l’ordre d’éradiquer "l’homosexualité et la débauche" dans les rangs. Hitler, désormais maître absolu, s’allie aux élites conservatrices, abandonnant tout idéal révolutionnaire. Pourtant, Röhm hante encore les mémoires. Certains extrémistes honorent sa tombe au Westfriedhof de Munich, tandis que des militants homosexuels y voient un symbole de résistance face à l’oppression.

 

"Les homosexuels ne sont pas les nazis, ils en sont les victimes, comme les Juifs."

 

L’homosexualité de Röhm, utilisée pour justifier sa chute, met en lumière les contradictions du régime. Alors que la propagande nazie exaltait la pureté aryenne, elle tolérait initialement des figures comme Röhm. Un rapport de la Gestapo de septembre 1934 ordonne la traque des homosexuels dans les rangs nazis, prélude à la persécution des "triangles roses". Les accusations d’homosexualité massive dans les SA, relayées par la gauche, relèvent souvent du mythe. Klaus Mann, exilé, écrivait en 1934 : "Les homosexuels ne sont pas les nazis, ils en sont les victimes, comme les Juifs".

 

 

Röhm reste une énigme : héros de guerre, révolutionnaire, homosexuel assumé dans un monde hostile. Sa fin, dans une cellule humide de Stadelheim, incarne la brutalité du régime qu’il a servi. Une anecdote prétend qu’il lança à Hitler : "Tu me tues, mais la révolution vivra". Apocryphe ou non, cette phrase reflète l’âme d’un homme convaincu jusqu’au bout. Röhm, l’ami trahi, demeure un miroir des très nombreuses ambitions et trahisons du IIIe Reich


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