Avec tambour et trempette

par C’est Nabum
dimanche 23 juin 2024

 

Quand la roue tourne pour une révolution technologique.

 

Il advint que quelque part en bord de Sarthe, le destin de l'humanité et plus précisément celui de la femme, si souvent assignée aux tâches les plus ingrates et les moins nobles, bascula dans l'étrange caprice de la bonne fortune, un curieux concours de circonstances et la sagacité d'une buandière qui resta pourtant dans l'ombre. Prenons le temps néanmoins de lui rendre ici hommage ainsi qu'à toutes celles qui se brisèrent le dos et se crevassèrent les mains dans l'exercice d'un des métiers les plus ingrats.

Jeanne-Marie eut ri aux éclats de son inimitable sourire édenté si elle avait appris que désormais on appelle lavandières celles qui pratiquaient avec elle ce si dur labeur. Tout au plus, elle aurait accepté le terme de laveuse même si buandière lui allait comme un gant. Comme bien souvent avant la généralisation des lavoirs et bien avant la création des bateaux lavoirs, elle et ses commères se courbaient le dos, les genoux posés sur son carrosse qui n'avait rien d'une voiture de luxe.

Pour toute charrette du reste elle disposait de sa brouette en bois et de sa seule force motrice pour œuvrer au blanchissement du linge sale des grandes familles. Non pas celles qui avaient nombreuses progénitures, mais plus précisément les gens aisés vivant dans des demeures cossues, les bourgeoisiaux pour qui laver le linge ne relevait que des activités domestiques.

Jeanne-Marie était de ces femmes assignées à la buanderie où elle multipliait les travaux d'aiguilles, jouait du fer à repasser, pliait et rangeait le linge qu'elle avait au préalable pris grand soin de blanchir dans la rivière avec force mouvements des bras, grands coups de battoirs et beaucoup de peine. La buandière trempait le linge à laver dans la cendre puis dans le cuvier de la demeure avant que d'aller le confier au merveilleux savon de Marseille.

Son existence aurait pu basculer, la faisant alors figurer au prestigieux concours Lépine à moins qu'un brevet lui eût ouvert les portes de la fortune. Au lieu de quoi, elle garda modestement de par devers elle ce qui advint ce jour-là et dont la narration arriva dans d'autres oreilles plus avisées. Veuillez bien prendre la peine d'en suivre le déroulement.

Jeanne-Marie n'était pas la seule à battre le linge le long de la Sarthe. Elle avait une collègue qui fort curieusement se prénommait à rebours d'elle, Marie-Jeanne. Pour se distinguer de sa commère, elle avait élu domicile en amont du moulin du bourg. Elles étaient donc toutes deux séparées par ce majestueux bâtiment ce qui les mettaient l'une et l'autre à l'abri d'un commérage toujours source de perte de temps et de médisance.

Ce jour-là Marie-Jeanne avait des draps à laver pour l'hôtellerie locale. Une clientèle dont elle n'avait qu'à vanter la générosité au prix d'une exigence sans faille sur la qualité de l'ouvrage. Comme la dame avait grande conscience professionnelle, les clients de la maison ne pouvaient que s'exclamer devant la douceur et la fraîcheur de leurs draps lavés dans l'onde pure.

C'est alors qu'elle était à l'ouvrage, savonnant gaillardement des draps en lin, roides et lourds comme un âne mort, un chien errant vint se frotter à elle au risque de mettre ses pattes sales sur ce qui séchait sur l'herbe verte. D'un mouvement brusque elle voulut le faire déguerpir tandis que l'animal pensant à un jeu, lui sauta au cou.

Elle repoussa l'animal tout en laissant partir à la dérive un drap qui ne demandait qu'à jouer la fille de l'air. Il fila au gré d'un courant qu'une canalisation orientait vers la roue du moulin à Tan qui justement était en mouvement. Marie-Jeanne cria, courut, fit grand tintouin, ameuta tout le voisinage, y compris plus en aval sa consœur Jeanne-Marie.

Chacun d'arrêter son ouvrage à l'exception du meunier qui près de ses meules en action était bien le seul à n'avoir rien entendu. Le drap se prit dans la grande roue et fit ainsi quelques tours de celle-ci, plongeant au gré de sa rotation dans les flots tumultueux. La malheureuse, redoutant de perdre une pièce de valeur se munit d'une longue perche pour tenter de la libérer de ce terrible engrenage.

Après de vaines tentatives, elle parvint à ses fins sans déchirer le drap qui fila à nouveau libre sur l'eau de la rivière… Jeanne-Marie n'avait pas perdu une goutte de la scène et se fit un devoir d'attraper au passage ce qui avait échappé à la vigilance de sa concurrente et néanmoins amie. Un service en appelle toujours un autre !

Voyant ce sauvetage miraculeux, Marie-Jeanne vint vers elle pour récupérer son bien et la remercier chaleureusement. C'est en reprenant ce drap tout juste savonné qu'elle s'étonna bien naïvement sans doute de la qualité du rinçage qu'il venait de subir. Elle avait certes perdu un peu de temps à courir après lui, mais elle n'avait nul besoin de lui jouer du battoir, une belle économie de force et de temps en somme.

Après échange de quelques potins, de remerciements et de propos sur le temps qu'il fait ou qu'il fera bientôt, chacune s'en retourna à son carrosse pour achever son ouvrage. Dans l'esprit de Jeanne-Marie, il y eut alors comme une révélation, un petit tourbillon aussi salutaire que créatif. Elle fixa des yeux la roue du moulin et resta rêveuse de longues minutes…

Nous étions en 1851, James King un Américain en villégiature dans le coin, avait assisté à l'incident et s'était approché de la buandière, plongée dans ses rêveries. Il l'interrogea sur ce qui manifestement lui troublait momentanément l'esprit et la dame, lui dit alors tout de go que rincer le linge dans un tel mouvement rotatif lui épargnerait bien des misères.

L'homme sourit à cette idée et s'empressa de mettre en application ce qui venait de germer dans l'imagination fertile de la dame. Les livres d'histoire évoquent alors une succession d'améliorations à une invention qui bouleversa véritablement au fil du temps l'existence des ménagères.

Il n'est qu'à lire ce petit extrait : « James King a inventé la première machine à laver mécanique en 1851. Il a créé un appareil à tambour qui utilise la pression de l'eau pour agiter les vêtements et éliminer la saleté. Hamilton Smith a breveté la version rotative de ce modèle en 1858, qui est rapidement devenue plus populaire que son prédécesseur. En 1868, Thomas Bradford invente un autre modèle à succès commercial qui ressemble aux machines à laver d'aujourd'hui - on peut dire que l'attente en valait la peine ! »

Nulle évocation de Jeanne-Marie de Parcé-sur-Sarthe qui fit faire un immense pas en avant à la condition féminine. Ce sont encore des hommes qui se firent mousser tandis que nos deux buandières de Parcé-sur-Sarthe ne sont jamais citées dans cette magnifique aventure technologique. Quant au meunier, comme son moulin tournait toujours, il ne sut jamais la part majeure que la roue de son moulin avait apporté à l'évolution de l'espèce Homo-Sapiens.


Lire l'article complet, et les commentaires