De socialiste à collabo : Marcel Déat, l’âme perdue de la République

par Giuseppe di Bella di Santa Sofia
mercredi 28 mai 2025

Paris, juillet 1940. Dans les bureaux de L’Œuvre, où Marcel Déat, jadis espoir du socialisme français, dicte ses éditoriaux en faveur de la collaboration avec l’occupant nazi. Les rues de la capitale, encore marquées par les stigmates de la débâcle, résonnent des pas lourds des soldats allemands. Déat, cet intellectuel brillant, normalien et agrégé, est-il devenu un traître par conviction ou par opportunisme ? De ses débuts comme fervent socialiste à sa fuite misérable en Italie, son parcours incarne les ambiguïtés tragiques d’une époque tourmentée. 

 

Les racines d’un idéaliste : les années de formation

Marcel Déat naît le 7 mars 1894 à Guérigny, dans la Nièvre, au sein d’une famille modeste, où le père, employé des postes, rêve d’un avenir meilleur pour son fils. La petite maison, aux murs de pierre froide, sent le bois brûlé et la soupe aux choux, un parfum d’enfance qui marque le jeune Marcel. Brillant élève, il intègre l’École normale supérieure en 1914, mais la Première Guerre mondiale interrompt ses études. Mobilisé, il découvre l’horreur des tranchées, où le sifflement des obus et l’odeur de la terre humide imprègnent ses souvenirs. Il en sort capitaine, décoré de la Légion d’honneur, mais hanté par la violence, comme il le confie dans Cadavres et maximes, philosophie d’un revenant (1919) : "Les chairs éclatées, l’odeur du sang et de la boue, voilà ce que la guerre m’a appris de l’humanité".

De retour à la vie civile, Déat obtient l’agrégation de philosophie en 1920, terminant second au classement spécial, et enseigne à Reims dès 1922. Ses élèves, dont certains deviendront écrivains, se souviennent d’un professeur charismatique, mais déjà obsédé par l’idée d’un ordre social rigoureux. Une lettre qu’il adresse à un collègue en 1923, conservée aux archives municipales de Reims, révèle ses pensées : "La camaraderie des tranchées m’a appris qu’un peuple uni sous une direction forte peut tout accomplir".

C’est à cette époque qu’il adhère à la SFIO, rejoignant l’aile droite du parti au sein du groupe Vie socialiste. Élu conseiller municipal de Reims en 1925, il entre dans l’arène politique avec un idéalisme teinté d’autoritarisme. Ses années de formation, entre discipline militaire et réflexion philosophique, plantent les graines d’une pensée qui s’éloignera bientôt des idéaux démocratiques.

 

La bascule idéologique : du socialisme au néo-socialisme

Les années 1930 sont un tournant pour Déat. Député SFIO de 1926 à 1928, puis de 1932 à 1936, il se distingue par des prises de position audacieuses, mais son soutien au cabinet Daladier, jugé trop modéré, provoque son exclusion du parti en 1933. Refusant de s’effacer, il fonde le Parti socialiste de France et devient le porte-étendard des néo-socialistes, un courant qui rejette la lutte des classes au profit d’un socialisme "national" et autoritaire. Dans un éditorial publié dans Le Front le 21 janvier 1937, il déclare : "Nous ne gardons de Marx que son admirable méthode d’étude historique. Nous rejetons la doctrine simpliste de la lutte des classes".

 

 

Étonnamment, Déat se montre d’abord hostile à l’antisémitisme nazi. En 1933, il participe à un meeting contre les lois de Nuremberg, dénonçant la persécution des Juifs. "Nous sommes un peuple de métis", affirme-t-il dans un discours rapporté par Le Droit de vivre, journal de la LICA, le 25 avril 1936. Pro-sioniste, il s’engage dans le comité France-Palestine, plaidant pour les droits des Juifs en Europe centrale. Mais cette posture humaniste vacille face à son admiration croissante pour les régimes autoritaires, qu’il voit comme un remède aux désordres de la démocratie.

 

 

La crise des années 1930 exacerbe ses contradictions. Les grèves de 1936, qui paralysent la France, le troublent profondément. Dans Le Front du 27 juin 1936, il écrit : "Les grandes grèves ont bouleversé les conditions de départ. L’absurde politique de déflation, l’incompréhension et l’égoïsme du grand patronat suffisent à expliquer ce formidable mouvement". Mais loin de soutenir les ouvriers, Déat y voit une menace pour l’ordre, renforçant sa conviction qu’un État fort doit canaliser les masses, une idée qui le rapproche dangereusement des idéologies fascistes.

 

La collaboration : une plongée dans l’abîme

L’effondrement de la France en 1940 marque l’entrée de Déat dans la collaboration. Installé à Paris, il prend la direction de L’Œuvre et transforme le journal en porte-voix de l’occupant. En 1941, il fonde le Rassemblement national populaire (RNP), un parti qui se veut "socialiste et européen", mais qui soutient ouvertement l’Allemagne nazie. "La paix dynamique que nous voulons doit tenir compte de l’originalité des groupements régionaux", avait-il écrit dans Le Front dès 1937, un discours qui trouve un écho dans ses appels à collaborer. À Vichy, il propose à Pétain un parti unique pour encadrer la "Révolution nationale", mais se heurte à l’hostilité de l’entourage du maréchal. "L’atmosphère de Vichy devenait irrespirable", note-t-il dans ses Mémoires politiques.

 

 

Sous la pression allemande, Déat entre au gouvernement Laval en mars 1944 comme ministre du Travail et de la Solidarité nationale. Il tente de limiter l’envoi de travailleurs français en Allemagne et confie à Ludovic Zoretti un projet d’université ouvrière, un écho lointain de ses idéaux socialistes. Mais ces gestes ne rachètent pas son engagement collaborationniste. Il échappe à plusieurs attentats, dont un, le 11 mars 1943, dans sa maison d’Arbourse, où seize balles de fusil-mitrailleur sont tirées sans l’atteindre.

 

 

À l’été 1944, alors que la Libération approche, Déat fuit vers Sigmaringen avec d’autres collaborateurs. Là, dans une ambiance crépusculaire, il conserve son titre de ministre du Travail au sein du gouvernement vichyste en exil. Le château de Sigmaringen, froid et humide, devient le théâtre d’un ultime sursaut de désespoir pour ces traîtres traqués par l’histoire.

 

 

Exil et oubli

La débâcle allemande précipite la chute de Déat. En avril 1945, il s’enfuit en Italie, trouvant refuge à Vérone, puis dans un couvent près de Turin, sous la protection de l’Église catholique. Condamné à mort par contumace le 27 juin 1945 lors d’un procès à Paris, il échappe à la justice française. L’audience est marquée par l’absence de l’accusé. Un témoin, un ancien résistant, aurait lancé : "Déat a trahi deux fois : la République et son propre camp".

En exil, Déat vit sous une fausse identité, se faisant appeler "Monsieur Maurice". Il rédige des mémoires, publiés posthumément, dans lesquels il tente de justifier ses choix : "J’ai cru que l’Europe nouvelle pouvait naître d’une collaboration sincère. L’histoire m’a donné tort, mais je ne regrette pas d’avoir essayé". Ces lignes, empreintes d’une amertume froide, contrastent avec l’ardeur de ses années militantes. Il meurt le 5 janvier 1955 à Turin, dans un anonymat presque total, loin des ors de la politique qu’il avait autrefois convoités.

L’itinéraire de Marcel Déat reste un miroir des ambiguïtés de son époque. De l’idéalisme socialiste à la collaboration, son parcours illustre les dérives d’un homme pris dans les tourments de l’histoire. Son héritage, s’il en existe un, est celui d’un avertissement : la frontière entre conviction et trahison est parfois bien mince.


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