« Testament d’un Viêt »

par André Bouny
mardi 14 août 2018

Ce "Testament d'un Viêt" (écrit par un combattant inconnu), développé ici dans un extrait de l'ouvrage "Viêt Nam, voyages d'après-guerres", est illustré ici par les images et la voix de l'acteur et réalisateur Jacques Perrin, membre du Comité International de Soutien aux victimes vietnamiennes de l'Agent Orange : une terrible poésie qui reste inconnue du public.

 

- images : http://www.allocine.fr/video/player_gen_cmedia=19143477&cfilm=138593.html

- extrait :

Et puis il y a ce « Testament d’un Viêt ». Texte d’un combattant inconnu qui me poursuit et me hante :

J’envoie mon cerveau à votre centre de recherche pour qu’on trouve ce qui nous fait lutter,

J’envoie mes yeux à votre président pour qu’il les regarde en face,

J’envoie mes dents à vos généraux, elles ont mordu plus de fusils que de pain, car la faim fut ma compagne.

Mon corps, je le laisse au Mékong...

Terrifiante poésie qui m’obsède. Et comme je rêve beaucoup, j’en fis le parcours onirique :

Le caisson réfrigéré arriva à l’aéroport de Frederick, État du Maryland. Un véhicule militaire, spécialement dépêché, le transporta à Fort Detrick. À l’intérieur, un cylindre isotherme d’aluminium brossé, scellé par une bague où pendait l’étiquette plastifiée : Cerveau de Viêt abattu dans le cadre de l’Opération Phoenix, prélevé à Can Tho le 25 décembre 1969. Il fut enregistré, introduit dans le sas de décontamination, et transféré au centre de recherche. L’assistant en blouse blanche, masqué et ganté, pénétra dans le laboratoire climatisé. Il posa le récipient sur la paillasse de céramique blanche, constata qu’il ne générait pas de vapeur, confirmant la parfaite continuité de la chaîne du froid. L’éminent professeur de neurologie entra derrière lui. L’adjoint saisit une pince coupante parmi les instruments inox posés sur un plateau, sectionna la bague, reposa l’outil brillant dans un petit bruit métallique maitrisé et se tourna vers le patron qui acquiesça. Il exerça alors une légère pression sur le couvercle en tournant dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, le désengagea des ergots et le posa sur le côté sans manifester la moindre curiosité, puis s’écarta. Alors seulement le grand neurologue en chef, froid et sans émotion, exerça sa priorité, s’avança et porta sa tête à l’aplomb du contenant. Il y plongea parallèlement ses gants et, dans un geste mesuré de bas en haut, remonta une masse ressemblant à un gros cerneau de noix mou qu’il posa sur l’épais support de verre qui l’attendait. Sous ce socle transparent, au-dessus et sur les côtés, étaient positionnés des miroirs fixes et mobiles. Entre eux et l’organe, des appareils d’imagerie circulaient, s’inclinaient afin de choisir les angles de pénétration qui permettraient de mesurer et de trouver ce qui l’avait fait lutter. La sommité neuroscientifique ajusta les marges de l’encéphale blanc grisé, extrait de sa coquille d’os à l’autre bout du monde. Le calculateur afficha aussitôt son volume, sa masse, détermina le poids, lui laissant penser qu’il appartenait à une femme – bien qu’il se fût agi en réalité d’un jeune homme. Puis le professeur coupa les instruments sous tension. L’interrogation récurrente de ce dignitaire de la discipline revint à la surface de son esprit : « Pourquoi le cerveau est il indolore alors qu’il réunit des milliards de cellules nerveuses ?... » Questionnement qui provoqua sous ses yeux le tressaillement soudain des circonvolutions rebelles devenues écarlates : « Dieu tout puissant ! », s’exclama le neurologue qui, mystérieusement, ne sut plus s’il l’avait dit ou simplement pensé. Saisi et bouleversé par cette double manifestation impénétrable, le scientifique sentit de la chaleur sur sa propre aire cérébrale émotionnelle réactivée. Il vérifia qu’aucun appareil électrique n’était branché. Non, il n’y en avait pas. À la recherche d’un témoin, le professeur se retourna vers l’assistant bien que celui-ci s’était retiré depuis le début. Redevenues pâles, les circonvolutions du Viêt ne bougeaient plus. « Plus j’explore, plus j’ignore », transmit l’esprit au langage. Cette fois il l’avait bien dit. Puis s’en étonna. « Peut-être que ce bulbe, révélant toutes les douleurs du corps, de l’esprit et du monde, ne peut percevoir la sienne, et a besoin pour cela d’un semblable qui ressent ?... » Maintenant, cette forme de matière organisée en cerveau, possiblement la plus complexe de l’univers, lui faisait peur, comme la découverte de l’amour. Un frisson hérissa ses poils et, tout à coup, il lui sembla que cet organe posé là, apparemment inerte mais intérieurement furieux, doué de mémoire et de pensée, pouvait décider de se déchaîner, se mettre à bondir dans tous les sens et lui sauter dessus. En réalité, l’évènement observé remettait en cause les fondements de son savoir sur lequel reposait sa mission de recherche : identifier précisément la zone de cette usine à fabriquer de l’esprit d’où provenait la volonté de lutte – origine de la survie permettant de se nourrir, de se reproduire, et menant tout droit à l’indocilité –, afin d’y remédier ; comme devait exister une aire cérébrale à l’appétence du dollar. « Si le cerveau viêt était entièrement consacré à la lutte, supposa-t-il, seule l’anencéphalie de masse programmée permettrait de vaincre. » À ce raisonnement l’organe, capable d’action, s’ébroua, rouge vif, car c’était bien la continuité de son combat : survivre. « Il n’est pas mort ?!... », réalisa celui du professeur qui paniqua, se retournant de crainte que l’adjoint soit revenu. L’esprit en ébullition, il quitta son laboratoire et le ferma à clé. Le lendemain matin, de retour sur le lieu de recherche, il constata que le cerveau n’y était plus : « Volé ou évadé ?... », échappa-t-il, quand il le vit à l’envers, collé au plafond. L’organe contractait et dilatait ses circonvolutions, rampant comme une grosse chenille. Le scientifique monta sur une chaise et captura le fugitif ardent pour le reposer à sa place initiale. Au contact du verre froid, l’organe se contracta et pâlit. Sous prétexte de vouloir mieux comprendre les origines de l’insoumission, le neurochirurgien entreprit de le couper en tranches avec un certain soulagement.

Dans le même temps, à Washington, au 1600 avenue Pennsylvanie, une berline du Service de sécurité du président stationna. Deux agents en sortirent, empruntèrent l’allée menant aux colonnes centrales du chapiteau et entrèrent par la grande porte. Ils se dirigèrent sur la droite, traversèrent l’aile ouest de la Maison Blanche et se firent annoncer par la secrétaire du président. Dans le bureau ovale, la ligne intérieure sonna. Le président élu de fraîche date, qui avait juré sur la bible, à la page prophétisant ils forgeront leurs épées en socs de charrue, et leurs lances en serpes, décrocha. Il écouta, répondit sur un ton acrimonieux : « Qu’on me les présente ! » Un huissier ouvrit la porte ouest du bureau présidentiel et le majordome entra, portant précieusement un petit coffret tenu à l’horizontale entre la pointe de ses doigts : « Monsieur le Président, un Viêt vous envoie ses yeux pour que vous les regardiez en face. » Il déposa précautionneusement le boîtier sur le sous-main du président et se retira délicatement. Durant quelques secondes, le président évalua l’écrin de métal inoxydable, façon étui à lunettes, dont la partie avant s’ouvrait en basculant sur l’arrière comme une large paupière. Sachant que son Service de sécurité avait vérifié l’innocuité de l’objet, il l’ouvrit. À l’intérieur, deux yeux avaient été déposés sur une nappe de gélatine, respectant l’écartement de leur position originelle dans leurs orbites, mesuré à partir de l’axe des pupilles. Le Viêt semblait là. Il était parvenu à accéder physiquement dans l’antre du pouvoir ennemi, à se poser sur la table du chef yankee et à le regarder. Et même à le contredire puisque ses frères transformaient soc de charrue et serpes en épées et lances contre ses troupes parties les exterminer à l’autre bout du monde sous prétexte qu’ils voulaient vivre comme ils l’entendaient. Le président remarqua la noirceur du regard, avança le nez en trompette de sa face allongée afin de mieux discerner la frontière entre prunelles et iris, sans y parvenir lorsque les yeux bougèrent. Les boutons de manchettes enserrant les poignets velus du président reculèrent sous la mobilité du regard viêt. Fébrile, le président transpirait. À contre-jour des trois grandes fenêtres verticales l’éclairant dans le dos, il était sur ses gardes, plaqué au dossier du fauteuil, sentant monter et grandir en lui le trouble neurologique. Expirant une lourde charge émotionnelle, l’haleine fétide d’alcoolique sevré et de misogyne raciste embua les cornées du Viêt : « Femme ou homme ? » Dans leur boîte, les globes pivotèrent pour échapper à ce désagrément, retrouvant peu à peu éclat et place. Quelque chose d’onirique, comme le délirium tremens, durcit les yeux noirs qui firent un saut de puce sur le bureau, puis rebondirent dans un bruit de billes vers le président qui tenta de les intercepter à deux mains, mais déjà ils bondissaient, tintinnabulaient sur la géométrie de la parquèterie de noyer foncé et de chêne clair attendant un nouveau tapis, jaillissaient des lattes sombres pour mieux se dissimuler, frappaient au centre du plafond le médaillon en plâtre SEAL OF THE PRESIDENT OF THE UNITED STATES avec son aigle tenant d’une patte le rameau de laurier de la paix et, pour y parvenir, les flèches de la guerre dans les serres de l’autre. Maintenant les billes accéléraient leurs trajectoires hasardeuses dans un sifflement de balles, faisant lever les bras au président qui se couvrait sur leurs passages. Désormais leur vitesse de gravitation démentielle émettait le bourdonnement des atomes qu’il faudrait bien finir par utiliser, pensa Richard, pour que l’ennemi entende raison, la sienne. Le président frénétique frotta ses yeux, constatant que ceux du Viêt, orphelins et mortifiés, écrasés d’humiliation, n’avaient pas bougés. Étonné qu’ils fussent toujours en place dans leur écrin, le président s’approcha de nouveau pour mieux les regarder. Alors, sur l’écran des deux petits globes, il vit apparaitre des images. Celles à l’origine de la lutte de son correspondant et visiteur : une famille de paysans accroupis autour d’une table basse déjeunait en regardant la télévision lorsque, du fin fond du tube cathodique apparurent ses GI blancs et noirs, fusil mitrailleur au poing, fonçant sur les téléspectateurs... ils grandirent, grandirent, éclatèrent l’écran du téléviseur et sautèrent sur la table à pieds joints, rangers dans les bols de soupe. L’enfant terrorisé qui se jeta sous un meuble en hurlant n’était autre que le jeune homme qui lui envoyait ses yeux. Richard saisit le coupe-papier d’or et les creva.

Simultanément, dans le complexe souterrain de la montagne Raven Rock, en Pennsylvanie, sur la grande mappemonde de l’état-major interarmées, trônaient les dents du Viêt. Implantées dans leur mâchoire respective, fixe en haut et mandibulaire en bas, elles étaient exposées en position occlusale. Le chef d’état- major des armées des États-Unis d’Amérique avait convoqué son staff autour de cet affront : « Charlie a perdu son légendaire sourire », dit-il pour détendre l’atmosphère. Le général de l’US Army fit remarquer, avec un étonnement moqueur, que si l’axe entre incisives centrales supérieures et inférieures était convenablement aligné... celles-ci étaient en ruines : « À mordre nos fusils, il se les ait cassées... », ajouta-t-il sur le ton d’un sous-entendu obscène. L’amiral de l’US Navy nota que ces fractures présentaient des strates disjointes signalant des carences alimentaires, et son collègue de l’US Marine Corps renforça ce diagnostic à l’appui des caries rongeant prémolaires et molaires. Le général de l’US Air Force s’en félicita, preuve de l’efficacité de ses raids empoisonnant forêts et récoltes. Comme l’avait suggéré le chef d’état-major dans sa convocation, l’un des convives avait transformé la suggestion en recommandation : apportant une paire de tenailles. Instantanément, les mâchoires suppliciées claquèrent des dents et bondirent, mordant les mains pendantes des généraux qui, comme un seul homme, maîtrisèrent aussitôt les maxillaires insurgés. Manches relevées, les bras tendus recevaient de haut en bas la pression des épaules étoilées et opiniâtres, serrées les unes contre les autres, s’obstinant à maintenir cette gueule ouverte pour en extirper ses habitantes rétives. Les tenailles passèrent de main en main, dépointant d’abord les canines : « Une chacun », dit le chef d’état-major supervisant les opérations. Des bris d’émail projetés cinglaient çà et là joues et avant-bras tendineux, aiguillonnant l’acharnement : « Face de citron a la dent dure ! » Maintenant, c’étaient au tour des incisives, centrales et latérales : « Une pour chacun sur la mâchoire du haut... pareil pour celle du bas », annonçait le meneur de jeu. « Même punition et répartition pour les prémolaires », fit l’animateur en chef tenant sa tête au-dessus des éclats. « À présent les molaires..., deux chacun », excitait le chef d’orchestre du massacre. Les dents éclataient comme des billes de terre cuite. » Enfin, les dernières qui ne servent à rien, une pour chacun ! », l’outil ripait sur elles, coriaces, puisque de sagesse. Au-dessus de cette mêlée d’émail brisé comme de la vaisselle sur les continents de la mappemonde, le leitmotiv était : « Salaud ! Salaud ! »

Auparavant, sur une berge de Can Tho, le corps résiduel du Viêt déchiqueté avait été soulevé par son tueur. Un SEAL en tenue de camouflage, visage terrifiant passé à la suie, l’avait jeté au Mékong. Puis il avait ramassé alentour les lambeaux qui s’en étaient détachés, les expédiant rejoindre le principal. Déjà les larges têtes aplaties des poissons-chats géants montaient en surface, ouvrant des gueules roses pour engloutir ce qui flottait. Et les SEAL avaient tiré en riant sur ces derniers pangasianodons gigas, plus grands poissons d’eau douce pesant jusqu’à trois cents kilos, en voie d’extinction.

La fin de ce « Testament d’un Viêt », dit : ceux qui ont survécus, à eux de vivre comme il faut, comme il convient à des hommes, sinon, à quoi ça sert la guerre, à quoi ça sert la paix...


Lire l'article complet, et les commentaires