A la recherche du Nader perdu ou le contre-pouvoir citoyen à l’ère d’Internet

par Carlo Revelli
lundi 16 juillet 2007

Ralph Nader demeure sans aucun doute la figure la plus marquante du mouvement citoyen et consumériste du XXe siècle. Ses combats acharnés pour la défense des consommateurs et surtout ses méthodes révolutionnaires gardent toute leur actualité après plus de quarante ans, et pourraient retrouver un second souffle grâce à l’avènement des nouvelles technologies, et d’Internet en particulier. Nader est une des rares personnalités qui ait réussi à mettre en place un véritable contre-pouvoir citoyen capable de mettre en échec le pouvoir politique américain à plusieurs reprises. A une période où en France pratiquement tous les pouvoirs sont concentrés dans les mêmes mains, quelqu’un réussira-t-il à incarner son message et son action ?

Qui est Ralph Nader

Comme nous le montre la version française de la Wikipédia, Ralph Nader est surtout connu chez nous pour avoir participé aux dernières élections présidentielles américaines en tant qu’indépendant. En réalité, sa stature internationale est surtout liée aux combats qu’il mène depuis les années 1960 en faveur des consommateurs et des citoyens.

Nader m’a beaucoup influencé dans ma jeunesse. C’est mon excellent professeur d’économie de l’époque, Françoise Lando, qui me le fit découvrir en 1985 alors que j’étais en classe de seconde à Rome. Et même si je n’en ai pratiquement plus entendu parler depuis, c’est en partie grâce à cette découverte que j’ai orienté toutes mes études autour des sciences économiques et des sciences de l’information. Quelle fut donc ma joie de redécouvrir Nader vingt-deux ans plus tard, juste au moment où j’achevais mes études. La boucle est ainsi bouclée... En effet, à peine achevé mon doctorat, je suis récemment tombé un peu par hasard sur la seule biographie publiée en français, celle de Charles McCarry (Seuil, 1973, Ralph Nader : portrait d’un incorruptible). Je l’ai achetée, je me suis plongé dedans et j’ai découvert avec surprise comment le message initial de Nader gardait toute sa fraîcheur et son actualité, après toutes ces décennies...

Comme nous le rappelle Justin Vaïsse, « Ralph Nader est l’un des rares Américains à avoir vu son nom transformé en concept : le nadérisme désigne la lutte pour la défense du consommateur. Né en 1934 dans une petite ville du Connecticut, de parents immigrés du Liban, il parvient à faire des études à Princeton, puis son droit à Harvard. Devenu avocat, il se persuade que la gravité des accidents de la route est liée à la conception des voitures, qui intègre très peu les considérations de sécurité. Il publie un livre, Unsafe At Any Speed, en 1965, où il attaque particulièrement le modèle "Corvair" de General Motors. Pour se défendre, cette énorme multinationale embauche un détective privé qui se livre à un espionnage en règle de Nader. Découverte, cette méthode contraindra General Motors à des excuses devant une commission du Sénat, et vaudra à Nader une soudaine popularité. Appelé à témoigner au Congrès, il contribue à l’adoption du "National Traffic and Motor Vehicle Safety Act", qui institue une surveillance fédérale de la conception des voitures ; un an après (1967), il influence également une législation sur la qualité de la viande (extrait de La Démocratie au XXe siècle).

Joëlle Penochet complète ce cadre en expliquant comment « réputé pour son intégrité, son immense capacité de travail, sa culture, son talent d’orateur, son humour décapant et sa modestie, Ralph Nader décida en 1963 de dédier sa vie à la défense des citoyens contre la toute-puissance des multinationales qui dirigent le monde. Après voir gagné un procès retentissant contre General Motors, il créa en 1971 Public Citizen, et une centaine d’autres associations couvrant tous les domaines (santé, environnement, énergie, alimentation, sécurité routière...). Ces associations puissantes continuent aujourd’hui de gagner de nouvelles batailles, notamment contre les multinationales pharmaceutiques, agroalimentaires et contre l’industrie du tabac. (...) Ralph Nader est à l’origine de la création de l’Agence de protection de l’environnement (EPA, 1970), des lois sur l’air, sur l’eau et sur la liberté de l’information de 1974. Depuis lors, le simple citoyen et les associations peuvent poursuivre en justice le gouvernement comme les grandes entreprises. Toutes les lois votées dans le monde dans ces différents domaines l’ont été grâce à l’action de Ralph Nader. En 1974, il était classé quatrième parmi les personnes les plus influentes des Etats-Unis, après Richard Nixon et Henri Kissinger. Aujourd’hui encore, il figure dans les trente premières ».

Ralph Nader a ainsi incarné pendant plus de quarante ans le mouvement de protection des citoyens et des consommateurs sans adhérer à aucun parti au pouvoir.

Les « Nader’s Raiders » et les enquêtes citoyennes

Ce qui est passionnant avec Nader, c’est que son action a motivé des centaines d’activistes qui se sont inspirés de lui pour lutter contre la corruption du gouvernement américain. Justin Vaïsse nous rappelle comment cela s’est produit :

« Il appelle à lui à de jeunes diplômés, les "Nader’s Raiders" [littéralement ceux qui mènent des raids, des incursions] qui enquêtent dans tous les secteurs sur les abus de la consommation, et organise plusieurs groupes, dont le Center for Responsive Law (1969) et Public Citizen (1971) qui deviennent des lobbies de défense du consommateur et du citoyen - contre le patronage, le pantouflage, le pouvoir de l’argent en politique et la corruption (Public Citizen se porte partie civile contre Nixon). Les attaques de Nader se concentrent ensuite sur l’industrie bancaire, l’assurance, l’énergie nucléaire, etc. 176 millions de produits sont retirés du marché ou réparés par leurs fabricants entre 1973 et 1981, et Nader a contribué à la création de plusieurs agences fédérales et au mouvement de déréglementation des années 1970 et 1980, ainsi qu’à une plus grande transparence de l’administration. Ses méthodes sont l’influence et la coopération avec les élus (fournir des chiffres, rédiger des lois) ; la mobilisation de l’opinion publique par les médias ; le financement d’enquêtes et de recherches ; et les "class action suits", des actions en justice conduite par un plaignant au nom de toute une catégorie de population ou de consommateurs contre une entreprise ou une administration. »

En effet, comme le souligne McCarry dans sa biographie de 1973, dès que Nader commença à avoir de lui-même l’image d’un leader, la façon la plus naturelle de trouver des "disciples" était de se tourner vers la jeunesse. La jeunesse des années 1960 avait non seulement le sentiment que l’on ignorait le potentiel qu’elle représentait, mais qu’on s’efforçait de l’étouffer. A l’instar de Nader, une grande partie de cette jeunesse ressentait un profond dégoût à l’égard des marchandises et des injustices de la société.

« Les programmes d’été organisés par Nader pour les raiders, ces jeunes gens assoiffés du sang corrompu des grandes firmes, des banques et de la bureaucratie, sont certainement sa plus belle réussite dans la lutte qu’il mène pour soumettre les institutions au pouvoir des citoyens. Les raiders, qui ne sont pas assez vieux pour être autre chose qu’engagés, jouent un rôle important dans sa conception d’une large prise de conscience de tous les citoyens lucides. C’est à travers sa conception de la vérité qu’il veut amener la société à avoir honte d’elle-même et à se réformer. »

Le travail des raiders permit ainsi de publier un nombre important de rapports polémiques très riches, parmi lesquels le premier livre concernant la commission pour le commerce fédéral, une étude sur le système anti-trust ainsi que plusieurs rapports sur la détérioration de la qualité de l’eau et de l’environnement : « Tous ces rapports reflètent le jugement impitoyable de Nader selon lequel le monde des affaires et le gouvernement marchent la main dans la main dans ce système où la cupidité et la tricherie aboutissent à l’épuisement des ressources naturelles du pays. »


Les méthodes de Nader, l’inefficacité de l’action politique traditionnelle et le cinquième pouvoir

Comme nous le rappelle McCarry, Nader prend toujours soin d’accompagner chaque accusation d’une invitation à prendre une action correctrice bien précise : « Il ne se contente pas, par exemple, d’accuser les Chemins de fer de souiller les voies, il le fait dans une lettre adressée simultanément aux ministres de la Santé, de l’Education et du Développement, leur faisant observer que le devoir du gouvernement serait d’interdire une telle pratique. Il ne souligne pas simplement qu’un oléoduc peut exploser, il réclame qu’une loi soit promulguée pour éviter ce genre d’éventualité. »

Mais après avoir passé des années à essayer d’imposer de nouvelles lois, Nader en sort très déçu et change de méthode. Désormais il pense « qu’il est plus important de démasquer les exploiteurs que d’entreprendre une action contre eux. Il a perdu foi dans le type d’action que ce système est capable de mener. La loi elle-même, y compris la loi qu’il a contribué à faire adopter, n’est qu’une source de déceptions. Les lois passent mais ne sont pas appliquées. Les abus ne sont pas supprimés mais détournés vers d’autres terrains d’action. A lutter par l’honnêteté contre les combines et les complots, il n’essuie que des échecs. A une certaine époque, Nader a cru en l’efficacité gouvernementale. Il pensait que l’acharnement des intérêts commerciaux pourrait être contrôlé par des réglementations (une loi pour exiger des voitures sûres ou de la viande saine, des services destinés à protéger les consommateurs...) »

Ainsi, après avoir assisté à de nombreuses magouilles et compromis même avec les lois qu’il réussit à faire adopter, Nader dépassa complètement cet état d’esprit. Désormais Nader « est arrivé à un stade où il pense que ça ne sert à rien de lutter pour une législation réformiste puisque les réformateurs n’ont pas les moyens de faire respecter les lois qu’ils conçoivent. Il voudrait que les citoyens concernés jouent les chiens de garde de leur propre cause. D’après lui, c’est la seule façon d’assurer un fonctionnement correct du gouvernement. »

Le 19 avril 1971, Nader fit une déclaration, ô combien d’actualité, qui devrait glacer le sang de tout militant politique : « On ne peut plus dire que ce dont nous avons besoin, c’est de quelques hommes capables à la tête du gouvernement. C’est dépassé, car même des hommes capables au gouvernement ne peuvent faire fonctionner ses institutions. »

Concrètement, il y a plus de trente-six ans Nader plaidait déjà pour ce qu’il appelait « un pouvoir ad hoc » ou « des sources de pouvoir non institutionnelles ». Il s’agit-là, bien entendu, d’une notion très proche de la notion de cinquième pouvoir (notion qui a été abordée dans un nombre important d’articles sur Agoravox). Ma vision du cinquième pouvoir, est toujours la même. Je continue à penser qu’il s’agit tout simplement du pouvoir potentiel dont nous disposons collectivement en tant que citoyens. Par rapport à l’époque de Nader, il peut, en théorie, se matérialiser plus facilement grâce aux différentes actions que l’on arrive à coordonner ensemble et notamment via Internet, que ce soit sur les médias citoyens, sur les blogs ou encore sur les forums, les listes et tous les espaces de discussion à caractère citoyen.

Nader cherchait un soulèvement des citoyens mais sans que cela se produise dans les cadres du système. Pour ce faire, il a d’une part essayé de développer une multitude de relais auprès des jeunes en créant les Nader Raiders (« Le rôle d’un leader consiste à former toujours plus d’autres leaders », se plaisait-il à rappeler).

D’autre part, il a voulu donner naissance à de nouvelles formes d’action politique et sociale plus vastes, auxquelles n’importe qui pouvait se rallier. Ainsi, il rechercha la possibilité de regrouper dans une organisation de masse les millions de personnes qui croyaient dans ses méthodes qu’il désignait comme les outils de la citoyenneté : « Je veux arriver à ce que les gens se rendent compte que l’activité politique traditionnelle est insuffisante.  » C’est ainsi que Nader créa, entre autres, le Centre pour la sécurité automobile, le Groupe de recherches d’intérêt public (PIRG), l’Agence de protection de l’environnement (EPA) et une centaine d’autres associations couvrant tous les domaines, et dont la plus célèbre est Public Citizen.

Parmi ces différents organismes, celui que Nader affectionnait le plus, c’était le PIRG, car il exploitait les synergies existantes entre le droit, le journalisme, le combat de rue et la politique - au sens noble du terme. La pratique du PIRG consistait aussi bien à envoyer des pétitions aux services responsables de l’application des lois qu’à faire des enquêtes ou des vérifications sur les travaux de tel ou tel ministère. C’est à partir du PIRG que Nader a pu lancer le noyau d’une organisation d’étudiants à l’échelle nationale qui oeuvrait pour une réforme profonde de la société américaine. Nader créa également un réseau de soutien du PIRG en faisant interagir des équipes interdisciplinaires de scientifiques, d’économistes, de spécialistes en sciences politiques et de juristes.

Avons-nous besoin d’un nouveau ou d’une nouvelle Nader ?

Comme le souligne Justin Vaïsse, « Nader contribue à rajeunir et renforcer le pluralisme américain. En critiquant le pouvoir des groupes ("Tout le monde est organisé sauf le peuple") et en le combattant, en représentant les intérêts horizontaux, diffus, les oubliés de la démocratie américaine, et en leur offrant un lobby, il apporte la preuve que le pluralisme s’autorégule et traduit une réalité : tous les intérêts sont représentés, et leur lutte s’équilibre. »

Ce n’est donc pas un hasard si le sénateur démocrate Dennis Kucinich a dit de Nader qu’il « a démontré que chaque citoyen pouvait influencer le gouvernement en ayant plus d’impact sur les institutions gouvernementales et la vie des multinationales que les personnes en charge du pouvoir  ».

Nader a réussi, sans être dans aucun parti, à imposer un nombre incroyable de réformes aux différents gouvernements. Tout simplement car il a su incarner une sorte de « lobbying citoyen ». Nader est un homme en état de révolte permanente contre les injustices de la société, et il a trouvé les moyens de les combattre grâce à la création de mouvements de jeunes, de rapports d’enquête, de cercles de réflexion, d’associations de lutte et de lobbying citoyen.

Curieusement, à ma connaissance, la France n’a jamais connu un homme de la carrure de Ralph Nader. Il n’est pas certain d’ailleurs qu’il faille aujourd’hui chez nous un profil comme celui de Nader. Plus qu’un juriste acharné avec une volonté en acier et un charisme de leader, il faudrait plutôt un « connecteur » ou une « connectrice » capable de mettre en relation les « forces vives » du pays et d’aller au-delà de la logique des partis.

En effet, il suffit de surfer un peu sur Internet pour se rendre compte qu’il y a des profils incroyables qui mènent des enquêtes ou des combats invraisemblables dont personne n’a même idée, puisqu’ils agissent souvent de manière discrète ou anonyme. Ce sont ces profils qu’il faut détecter, fédérer et mettre en valeur.

A une époque où pratiquement tous les pouvoirs du pays sont dans les mains d’un seul parti, où aucune opposition politique n’existe réellement, il est intéressant de se demander si une telle situation, assez rare et atypique, ne va pas favoriser « l’avènement » d’un ou d’une Nader en puissance... D’autant plus qu’aujourd’hui, les conditions technologiques sont réunies pour fédérer, coordonner et mobiliser des « foules intelligentes  » en très peu de temps... Si nous souhaitons qu’un contre-pouvoir s’installe en France, il est probablement inutile de regarder du côté des partis d’opposition... Si un contre-pouvoir s’installe un jour chez nous, il sera vraisemblablement citoyen et apolitique. Reste à trouver celui ou celle qui saura l’incarner, ou du moins le faciliter...


Pour aller plus loin avec Ralph Nader

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