Altérité, hospitalité, passe sanitaire

par Nicolas Cavaliere
lundi 16 août 2021

Rayez la mention inutile.

Il y a quelque chose d’aussi vieux que le droit à demeurer en propre, c’est l’hospitalité. Parce que la demeure en propre crée l’autre, fait du même un étranger, donne le pouvoir de recevoir, dans l’amitié et la crainte mêlées, sur une durée convenable pour les deux parties. Ce pouvoir est reconnu par toutes les religions, élevé même à la notion de devoir, afin de maintenir un corps humain uni, une humanité de principe parce qu’au principe, face aux dérives possibles qu’entraîne l’accroissement des écarts de richesses induit par la loi du décompte et du chiffre. Cette hospitalité humaine fait miroir à l’hospitalité même de notre environnement, lequel nous est bien plus irrémédiablement étranger, autre, d’une hospitalité redoutable. Nous mangeons les fruits de la terre, buvons l’eau des sources, avalons la chair des animaux et des plantes, nous ne communiquons pas immédiatement avec ces éléments. Nous respirons l’air, qui nous sert à expirer notre langage, et celui-ci, se dissipant par étincelles à travers le vide ambiant, projette ses vues et ses constructions propres sur une matière brute dont le destin singulier nous échappe. C’est le nôtre qui se répand donc à travers monts et vallées, océans et rivières. Un avenir de l’humain, ensuite celui de chaque humain. Et tout ça doit tenir ensemble, affronter le bien et le mal, reconnaître dans l’altérité ce qui est bien et ce qui est mal, tenir ensemble.

Nous bâtissons portes après portes, murs après murs. D’abord physiquement, puis légalement. Chaque contrainte de plus que nous nous imposons devrait renforcer le devoir d’hospitalité, et la possibilité de prendre des risques, et de reconnaître par soi-même le bien et le mal, et de tenir ensemble. Quand quelqu’un est sur le point de mourir dans une maison, les gens se tiennent ensemble, rapprochés au moins de corps, au chevet de cette personne qui va franchir la dernière porte, le dernier mur. Le rite est plus ou moins authentique, il résonne comme une obligation pour nous tous qui allons et venons du berceau à la tombe.

Depuis l’arrivée de l’année 2020, ces valeurs archaïques sont explicitement balayées par les gouvernements en place. Cela a été longuement préparé dans la société même. Cette idée fondamentale qui se perd, c’est qu’on va chez quelqu’un. Quelqu’un qui peut nous montrer ce qu’il sait faire, ce qu’il est, dont on est l’obligé, avec qui on recherche communion dans le respect des différences. Un principe battu en brèche déjà à partir du moment où un employé rentre au service d’un restaurateur ou d’un hôtelier, car l’esprit qui ordonne à la maison est prié de faire place à cet esprit qui se me(u)t à son service. Encore qu’on ait toujours deux esprits en lien direct l’un avec l’autre. Mais lorsque c’est le symbole même qui plane au-dessus des individus, c’est l’esprit qui disparaît. Œuvrer pour la Croix ou pour les deux Arches, même abandon de soi à des formules qu’on ne peut que dévier que légèrement, que ce soit l’Eucharistie ou le Triple Cheeseburger. Aujourd’hui, on ne va plus chez quelqu’un voir et apprécier ce qu’il sait faire, mais en majorité ce qu’il a pour le faire (si tout le monde sait préparer le café, c’est parce qu’il possède les machines adéquates – et cette absence relative de capacité manuelle, cet investissement aveugle dans l’automate de précision, peuvent nous fragiliser). Idem en politique ; en France, la possibilité d’une cohabitation entre des partis aux idées et aux discours de moins en moins éloignés a été détruite par l’alignement des élections présidentielles et législatives. Aux États-Unis, le bipartisme est de convenance, il l’est aussi devenu au Royaume-Uni, et les Allemands ont toujours donné l’impression d’avancer comme un seul homme. Quand il s’est agi de confiner, d’isoler, de couper court aux déplacements des personnes entre les demeures, la machine a donné le même ordre partout. Disons-le de front, la démocratie dans un pays se mesure à l’hospitalité de ses habitants, d’autant plus requise qu’il y a de la circulation. Et, inévitable corollaire, s’ils peuvent être hospitaliers, c’est parce qu’ils sont chez eux. On connaît le monde par l’angle universellement accepté du chez-soi, car le chez-soi, c’est la première image du soi, celle qu’on aménage et se présente à soi, celle qu’on aménage et présente à l’autre.

Cet accès à soi et à l’autre a connu une première remise en cause avec le port du masque à l’extérieur décrété l’an passé. Dans l’espace public ne circulaient plus que des yeux et des oreilles nues, des organes récepteurs dépourvus d’instances émettrices (la bouche et les mains, donc la cervelle). En portant l’uniforme sanitaire, on était enjoints de partager le même regard et le même son sur la situation. Exprimer que tout ce remue-ménage pour une maladie qui emportait 0,17% de la population nationale, et en écrasante majorité des personnes âgées atteignant l’espérance de vie généralement constatée, était abusif, fut présenté comme un signe impardonnable d’égoïsme pestilentiel, il valait encore mieux ne pas le penser. Derrière l’iconographie des gestes barrières, qui confinait à la façade publicitaire (le nom même donné au virus sonne plus comme une marque que comme un substantif de dictionnaire), la réalité était qu’on ne tentait rien pour sauver le gros des malades, quand on ne leur prescrivait pas du Rivotril, et qu’on les laissait mourir et enterrer dans des circonstances indignes. Voilà pour l’intermède contextuel.

Dans la vie de tous les jours, quand on accueille quelqu’un, le premier geste, qui tient du verbe, est de lui souhaiter « bonjour » ou la « bienvenue » ; et ensuite, de lui demander « ça va ? ». Ce n’est pas une interrogation à proprement parler. Elle permet de démarrer une relation et d’autoriser l’hospitalité, les lieux formant le théâtre d’une relation à laquelle le demeurant donne accès. C’est une décence élémentaire, on ne rentre pas dans les détails, pas de suite, et si on y vient, c’est par une longue connaissance de l’autre, par la confiance progressive qu’on laisse s’installer et les brèches dans les défenses qui apparaissent avec le temps. L’instauration du passe sanitaire vient faire voler en éclats cette décence élémentaire en inversant complètement le déroulé des évènements : d’abord, un « ça va ? » qui n’est pas rhétorique, qui est d’un sérieux mortel, qui exige de nous que nous produisions la preuve formelle que « oui, ça va » ; puis un « bonjour » ou un souhait de « bienvenue » périmé par la question première ; et enfin, l’autorisation d’accès à un endroit qui se retrouve nanti de toutes les qualités, qualités qui au final sont plus valorisées que les relations qui y ont lieu (une blague que je raconte souvent ces derniers temps est celle d’un client accédant à un restaurant après présentation d’un passe sanitaire et en ressortant victime d’une intoxication alimentaire...). On pourrait objecter que pour l’instant c’est requis seulement pour l’accès à des lieux « publics » (qui appartiennent à et sont exploités par des privés). Mais le précédent créé en Corse où on a demandé à des particuliers organisant des célébrations de mariage ou de baptême où sont conviées plus de 50 personnes de désigner une personne chargée de vérifications des passes laisse penser que le but est de l’imposer au-delà de cet espace « public ». Pire encore, l’hôpital, foyer des sans-foyers, lieu de l’hospitalité sine qua non, où on ne demande rien, où l’étranger est un même avant même de pénétrer dans l’enceinte, après avoir été dépecé pour les besoins de la cause, est affublé de cette obligation perverse.

Avec de telles règles, la pratique de l’hospitalité est rendue caduque, l’altérité perd de sa matérialité, l’altruisme dégénère en une mécanique virtuelle, et surtout, l’expérience par chacun du bien et du mal, qui préside à l’instauration d’un socle commun de ce qui est acceptable et de ce qui ne l’est pas, devient impossible. Sortir de chez soi est toujours autorisé, mais seulement pour affronter la nature sauvage, la faune et la flore, la roche et le désert. Une plage aménagée même pourrait devenir inaccessible. Autrement dit, pour aller chez quelqu’un d’humain, il faut renoncer à la connaissance subjective du monde humain, non sans avoir postulé au préalable, objectivement, que le monde naturel, avec ses virus invisibles à l’œil nu, est terriblement dangereux. Après des siècles d’apprivoisement de ce monde naturel par la technique, cette régression intellectuelle est d’une incongruité absolue. Je veux bien que la grande partie de la société se satisfasse de fonctionner à mémoire immédiate et se moque du long terme, mais quand même, là, c’est un peu gros. A moins qu’il ne soit postulé par les riches humains les plus influents qu’en effet, les autres humains soient aussi dangereux que leur monde naturel, où on ne s’embrasse qu’entre vautours.

Temps d’en finir avec le passe sanitaire, oui. Temps aussi d’en finir avec ce matraquage obsessionnel autour de la santé, promue comme un capital qu’il faut entretenir à coups de visites chez le médecin et qui selon la légende s’accroîtrait rapidement avec les pilules qu’on avale, de la même façon qu’on va voir son banquier pour lui demander d’encaisser les derniers chèques. Autrefois, on allait chez le médecin seulement quand on était malade. Mieux même, le médecin venait chez nous. Avec son savoir et sa patience, il faisait de nous ses hôtes. Chaque règle légitime a son exception légitime. Encore faudrait-il, en premier lieu, et non en plus haut, qu’il y ait urgence !


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