Auschwitz, l’horreur humaine absolue

par Sylvain Rakotoarison
samedi 25 janvier 2020

« Il y a eu des mémoires et des histoires, et il fallait un nom et ce fut Yad Vashem. Ici sont conservées les traces du martyr et de l’héroïsme. La mémoire du mal radical et de cet esprit de résistance. C’est pour cela que l’Holocauste ne saurait être une histoire que nous pourrions manipuler ou utiliser ou revisiter. Non ! Il y a la justice, il y a l’histoire avec ses preuves, et il y a l’avis de nos nations. Ne les confondons pas. Au risque de collectivement replonger dans le malheur. Nul n’a le droit de convoquer ses morts pour justifier quelques divisions ou quelques haines contemporaines. Car tous ceux qui sont tombés nous obligent à la vérité, à la mémoire, au dialogue, à l’amitié. Et quel plus beau symbole que celui de nous voir ici tous rassemblés et unis. De faire œuvre utile contre le déni comme le ressentiment ou les discours de vengeance. » (Emmanuel Macron, le 23 janvier 2020 à Jérusalem).



Depuis quelques jours, la planète entière commémore le 75e anniversaire de la libération du camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau, en Pologne occupée par les nazis jusqu’à l’arrivée des troupes soviétiques. La libération a eu lieu le 27 janvier 1945. Comment ne pas parler, encore aujourd’hui, de « sidération humaine » selon l’expression du Président Emmanuel Macron venu s’exprimer, devant ses homologues, à Jérusalem ce jeudi 23 janvier 2020 ? Quand on repense à toute cette histoire tragique, les larmes ne peuvent que couler encore et encore.

Certes, on a déjà beaucoup dit de cette tragédie humaine, de cette industrialisation de la mort inédite dans l’histoire de l’humanité. Ce point de singularité qui a montré que l’être humain, tout sapiens qu’il était, pouvait montrer le pire de lui-même. Peut-être pourrait-il y avoir encore pire dans l’avenir, je ne le souhaite pas mais on peut continuer à cauchemarder avec un peu d’imagination : arme nucléaire, bactériologique, chimique, etc. Il y a encore le choix pour faire pire que les nazis. Mais l’humain peut aussi montrer le meilleur de lui-même. Le pire n’est jamais sûr.

Faut-il encore commémorer la Shoah ? La question elle-même est une injure à toutes les victimes. Tous ceux qui tentent de discutailler sur le nombre exact de victimes (on ne le saura jamais exactement, car les nazis, lorsqu’ils voyaient l’Armée rouge progresser, ont partout tenté d’éliminer toutes les traces car ils en avaient honte), qui tentent de pondérer, de comparer, de contester les faits historiques ont de quoi faire peur. Oui, dans les camps d’extermination, il y a eu aussi des personnes en situation de handicap, des gens du voyage, des homosexuels, des prisonniers de guerre, et plus généralement, tous ceux que les nazis considéraient comme des rebuts de la société, mais il est incontestable que la plupart de ces victimes étaient des Juifs et qu’ils étaient là uniquement parce qu’ils étaient des Juifs. Ont péri dans les camps d’Auschwitz 960 000 Juifs sur 1,1 million de victimes. Là est la réalité des faits (établie par l’historien polonais Franciszek Piper). Là est la monstruosité d’une idéologie mécanique qui voulait donner à certains hommes le pouvoir d’un dieu prêt à sélectionner qui devait continuer à vivre et qui devait mourir.

Malgré ces millions de morts, les nazis ont échoué. Ils n’ont pas échoué seulement en perdant la guerre, mais ils ont échoué parce que l’Holocauste a été connu, parce que les rares survivants, qui ont été définitivement traumatisés par cette expérience insensée, qui se sont demandé pourquoi ils en avaient réchappé alors que tant de leurs proches y sont restés, ces survivants sont là, et ont témoigné, pour certains encore, parce qu’ils sont encore vivants soixante-quinze plus tard, ils témoignent encore, du haut de leur grand âge, dans les écoles, dans les associations, chez les éditeurs, chez les cinéastes, chez les metteurs en scène, partout…



La liste des victimes est longue, immensément longue, mais elle est inscrite, elles ne seront pas oubliées. Parmi ceux qui ont été plongés dans cet enfer humain à Auschwitz, on peut citer Simone Veil, Anne Frank, Primo Levi, Elie Wiesel, le père Maximilien Kolbe (canonisé par Jean-Paul II pour avoir offert sa vie contre celle d’une autre personne), les parents du dessinateur Art Spiegelman (auteur de la bande dessinée "Maus"), Henri Krasucki, Édith Stein, Marceline Loridan-Ivens, Irène Némirovsky, Samuel Pisar, le ministre Pierre Masse (sénateur de l’Hérault), Marie-Claude Vaillant-Couturier, la veuve de Paul Vaillant-Couturier (qui fut résistante), etc.

Heureusement, beaucoup de rescapés ont pu et voulu témoigner. Comme l’a expliqué Simone Veil, ce n’était pas facile, beaucoup étaient jeunes (les plus forts) et voulaient d’abord construire leur avenir, et surtout, on ne les croyait pas, on ne les écoutait pas, ils étaient inaudibles et eux-mêmes avaient ce complexe de culpabilité d’avoir survécu, d’être passés entre les gouttes alors qu’ils n’étaient qu’une infime minorité, et cette question obsédante : pourquoi moi ?

Ceux qui protestent contre ces commémorations, quelles sont leurs raisons ? Je crains le pire. Les arrière-pensées les plus profondes ? Il faut commémorer car les générations passent. Plus on s’éloigne d’un événement, plus il faut le commémorer si on pense que c’est fondamental. Or, le génocide perpétré par les nazis a atteint un degré inégalé de l’horreur humaine. Les commémorations ne sont donc pas tournées vers le passé (ce qui est fait est fait), mais pour préparer l’avenir, pour éviter que cela recommence, et les tensions dans la société ou entre les pays sont suffisamment nombreuses pour qu’on y fasse attention, pour qu’on ne plonge pas une troisième fois dans un brasier mondial alors qu’au-delà de l’humain, la nature elle-même, dans ses bouleversements climatiques, est prête aussi à mettre notre survie en péril.

C’était le sens du discours du Président Emmanuel Macron à Jérusalem (qu’on peut lire ici), devant de nombreux chefs d’État et de gouvernement. Cette réunion diplomatique était une vraie réunion, une ré-unité des pays qui se rappellent l’enfer d’il n’y a pas si longtemps.

Emmanuel Macron a salué la présence de son homologue allemand Frank-Walter Steinmeier : « Quelle fierté pour moi de voir tant de pays d’Europe unis et de me retrouver aujourd’hui avec le Président de la République fédérale d’Allemagne (…) et d’être à vos côtés aujourd’hui et de pouvoir vous entendre. L’Europe doit se tenir unie. Ne jamais oublier, ne jamais se diviser. C’est aussi cela notre enseignement. Et la communauté internationale ne doit rien oublier non plus de ce que la barbarie est née de la négation de l’autre, du droit international et de la sécurité des nations ainsi bafouées. ».

Il a aussi salué son homologue russe Vladimir Poutine : « Je vous rejoins (…). Les cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations Unies ont aujourd’hui une responsabilité historique, et je partage votre volonté, soixante-quinze ans plus tard, de nous rassembler tous ensemble. (…) Nous sommes, de par cette histoire et depuis la fin du deuxième conflit mondial, les garants d’un ordre international qui tient par le droit, la légalité et le respect de chacun. ».



La Une de "Libération" du 25 janvier 2020 est dans la même tonalité : « "Si tu t’en sors, surtout, raconte…". Des survivants de moins en moins nombreux, des jeunes générations moins sensibilisées… Jusque sur les lieux de l’horreur, la mémoire de la Shoah cherche de nouvelles façons de se transmettre. ». Il n’est jamais inutile de rappeler quelques faits terribles. L’antisémitisme tue encore dans les rues de France aujourd’hui, la liste est elle aussi beaucoup trop longue dans une société en paix et en liberté : Mireille Knoll, Sarah Halimi, Ilan Halimi, etc.


Emmanuel Macron a aussi ce langage de la réalité crue : « L’antisémitisme, je le dis ici avec clarté, n’est pas seulement le problème des Juifs. Non, c’est d’abord le problème des autres car à chaque fois, dans nos histoires, il a précédé l’effondrement, il a dit notre faiblesse, la faiblesse des démocraties. Il a traduit l’incapacité à accepter le visage de l’autre. Il est toujours la première forme du rejet de l’autre, et quand l’antisémitisme apparaît, tous les racismes prolifèrent, toutes les divisions se propagent, que nul ne pense en sortir gagnant. (…) Sans doute avons-nous raté quelque chose. Il nous faut être lucides pour que tant de nos enfants puissent, aujourd’hui, croire ce qu’ils croient, replonger dans l’abjection des pires préjugés et nourrir des haines que nous pensions avoir fait disparaître. Alors, oui, le souvenir est une promesse. ».

Sur les lieux des atrocités, à Auschwitz, a été décidé de construire un musée à la mémoire des victimes. Probablement que les tas de chaussures, lunettes, cheveux des victimes qui sont exposés aux visiteurs sont les plus parlants et symptomatiques de l’effroyable horreur : chaque vêtement, chaque paire de lunettes ou de chaussures fait référence à un être humain qui a été vaporisé dans un four crématoire, ces vitrines font échos aux ossuaires du côté de Verdun, à cela près qu’il n’y avait pas une idéologie d’élimination systématique. On peut comprendre pourquoi l’installation artistique de Christian Boltanski mise en place il y a une dizaine d’années, en janvier et février 2010, dans la majestueuse nef du Grand Palais à Paris a pu si efficacement émouvoir les visiteurs (Monumenta 2010).

Partout dans le monde, ces jours-ci, des spectacles et des événements sont programmés pour continuer à honorer les victimes, pour témoigner, continuer à transmettre les valeurs de tolérance et de paix. Un exemple parmi d’autres : ce lundi 27 janvier 2020 à 20 heures, au Théâtre Antoine à Paris (14 boulevard de Strasbourg dans le 10e arrondissement), l’actrice Léa Drucker et la chanteuse Talila récitent le témoignage vivant de Simone Veil, adolescente rescapée d’Auschwitz.

Simone Veil avait accepté d’être suivie par le cinéaste David Teboul pendant une vingtaine d’années. Cela a donné une quarantaine d’heures d’entretiens et de témoignage qui ont été la matière première de "L’aube à Birkenau" où « Simone Veil s’est livrée telle qu’elle était, sans fard, digne et vibrante ». En présence de Pierre Schaffer, un autre rescapé d’Auschwitz et ami de Simone Veil qui glissa à l’oreille de David Teboul : « Promettez-moi, David, de ne pas oublier Paul, c’est un survivant, un héros aussi. Et puis, vous savez, il était amoureux d’une jeune femme à Bobrek. Cela m’avait fait tellement de bien. Paul m’avait donné l’espoir d’aimer si je sortais vivante de cet enfer. ». Oui, n’oublions pas tous ces héros malgré eux, ils ont prouvé qu’être humain n’était jamais vain.


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (23 janvier 2020)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Anne Frank.
Robert Merle.
Boltanski et l’émotion des camps de la mort.
Discours du Président Emmanuel Macron le 23 janvier 2020 à Jérusalem (texte intégral).
Les 75 ans de la libération du camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau.
Sarah Halimi, assassinée car Juive.
L’attentat de Trèbes.
La lutte contre l’antisémitisme est l’affaire de tous !
Discours du Président Emmanuel Macron au dîner du CRIF le 20 février 2019 (texte intégral).
Alain Finkielkraut, l’antisémitisme et la bêtise.
Rapport sur le racisme de la CNCDH publié le 22 mars 2018 (à télécharger).
L’agression antisémite et le besoin de transcendance.
Maréchal, vous revoilà !
Les 70 ans d’Israël.
La France du colonel Beltrame.
Éradiquer l’antisémitisme.
Marceline Loridan-Ivens.
Simone Veil.
La Shoah.
Élie Wiesel.
Germaine Tillion.
Irena Sendlerowa.
Élisabeth Eidenbenz.
Céline et sa veuve ruinée, la raison des pamphlets ?
Les pamphlets antisémites de Louis-Ferdinand Céline.
Louis-Ferdinand Céline et les banksters.
Charles Maurras.
Roger Garaudy.
Jean-Marie Le Pen et ses jeux de mots vaseux.
Antisémitisme et morale en politique : l’attentat de la rue des Rosiers.
Massacre d’enfants juifs.
Arthur, l’un des symboles stupides du sionisme.
Les aboyeurs citoyens de l’Internet.
La Passion du Christ.
Représenter le Prophète ?
Complot vs chaos : vers une nouvelle religion ?
Le cauchemar hitlérien.
Jeux olympiques : à Berlin il y a 80 ans.
Les valeurs républicaines.


 


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