Ce rire qui leur fait peur
par C’est Nabum
mercredi 14 janvier 2015
Le paradigme de l'humour de notre époque, ce redoutable et si vide de sens "MDR !"
La dérive des dérisoires.
Le rire est subversif ; il est si dangereux que bien des dictatures l'ont mis sous le joug. Naturellement, notre belle société libérale a trouvé une parade bien plus adroite que celle de la censure. En faisant du rire gras, du rire vide de sens, du pipi caca, la référence unique de l'humour contemporain, elle a contourné l'obstacle de l'humour qui interpelle.
Les émissions de franche rigolade de nos merveilleuses chaînes de télévision sont à ce titre exemplaires. Sur le plateau, on se congratule puis on s'égratigne, on se marre et on s'esclaffe. L'essentiel étant de faire le bon mot, de rire sans s'offusquer, de se montrer hilare et surtout léger. La légèreté est sans aucun doute proportionnelle à la vacuité du propos.
Le rire, celui pour lequel sont morts nos amis de Charlie, est de tout autre nature. Il est d'abord l'expression d'une philosophie, d'une conception du monde qui porte en elle des valeurs. Nous sommes alors bien loin de la seule recherche du profit ou de la notoriété qui animent nos humoristes du plateau télé.
Un humoriste véritable égratigne les puissants, pointe du doigt les défauts et les travers ; il met en évidence l'absurde et le mensonge, démonte les mécanismes du pouvoir, stigmatise les facilités, les idées reçues et les lâchetés. Il est aiguillon qui pique, poil à gratter qui dérange, urticaire qui irrite et non pas ce gentils amuseur sympathique qui n'a rien de fondamental à dire ni même à dénoncer.
Charlie Hebdo dérangeait, agaçait, énervait. Qui peut se vanter d'avoir toujours été en phase ou en accord avec ses dessins est un fieffé menteur. C'est là la force de l'humour que de déranger et de poser problème, de remettre en doute ce que l'on prenait pour acquis. Le sourire coincé entre des lèvres pincées, nous finissions par évoluer, modifier nos points de vue ou bien prendre position à rebours de leur suggestion. Qu'importe, car c'est ainsi que progresse la pensée.
Charlie n'était pas donneur de leçons ; ses collaborateurs sont si loin de cette préoccupation. Ils posaient leurs gros sabots et bousculaient tout à la pointe de leurs crayons. C'est d'abord nos présupposés, nos blocages, nos idées reçues, nos faiblesses qui étaient ébranlés. Le choc était parfois violent au point que les ventes de l'hebdomadaire n'ont jamais été mirobolantes. Le masochisme n'est pas notre fort.
C'est pourtant en cela qu'ils étaient et qu'ils seront longtemps encore précieux pour cette hygiène mentale qu'ils nous imposaient ainsi. Bien évidement, tout cela est intolérable pour ceux qui refusent d'avancer, qui n'envisagent par le monde en dehors d'une lecture figée dans le livre ou bien le marbre.
Pendant que Charlie tombe sous les balles, les rois de la blague à deux sous, les princes du jeu de mots de salon, les artistes du calembour et de l'allusion grivoise jouent les grosses têtes et les vedettes admirées. C'est à pleurer de rire que de constater à quel point, le dérisoire a pris le pas sur le profond.
Gardons-nous de penser que seuls les intégristes mettent en danger l'humour. Nos comportements de consommateurs si peu éclairés, associés au matraquage des médias nous incitent à préférer les bouffons aux véritables fous du roi. C'est en prenant conscience de ce risque que nous pouvons répondre à l'agression du moment.
Refusons la facilité du rire qui n'a aucun fond, allons chercher ceux qui sont porteurs d'un message. Redonnons ses lettres de noblesse à l'humour subversif , à cette forme de révolte et de combat qui a choisi le rire comme unique arme de déstabilisation massive. Oublions les autres ; ils n'en valent vraiment pas la peine.
Profondément leur.