De l’emploi des mots, et de l’emploi des salariés

par Paul Villach
mardi 18 avril 2006

On ne prête qu’aux riches : aussi attribue-t-on à Talleyrand cet aphorisme : « La parole a été donnée à l’homme pour qu’il déguise sa pensée. » Une chose, au moins, est sûre : une tyrannie se reconnaît à son langage inintelligible aux non-initiés : « Solution finale », « Nuit et brouillard » resteront les modèles du genre pour longtemps. Aussi devrait-on se méfier : il est, en effet, de plus en plus difficile aujourd’hui de comprendre la langue des gouvernants, tant ils usent d’euphémismes, de litotes, de périphrases, d’images, et de métonymies, pour masquer la réalité et la remodeler à leur convenance.

« Le jargon illusionniste de la com’ » leur a permis de faire bien des progrès en la matière. On connaît « les dégâts collatéraux », chers aux états-majors, la précision « des frappes chirurgicales ». Par opportunité, l’injure devient « excès de plume »... sous la plume d’un juge. Une entreprise décide « un plan social » et non un licenciement collectif.

Les métonymies du CPE

Le conflit sur le contrat de première embauche a vu fleurir ses propres métonymies, nommant l’effet pour mieux cacher la cause : « flexibilité », « souplesse », « séparabilité » du côté gouvernemental et patronal, et « précarité » ou « précariat » du côté des étudiants, des élèves et des syndicats.
- Traduite en termes intelligibles, la « flexibilité » est l’effet produit sur un contrat de travail par la volonté patronale d’embaucher un salarié quand on en a besoin et de le licencier dans le cas contraire, sans avoir à justifier quoi que ce soit d’autre que le « yo-yo » du carnet de commandes. On le voit, il n’est pas anodin de qualifier les êtres humains, avec leurs compétences, de simples « ressources humaines ». Celles-ci peuvent-elles prétendre à plus d’égards que les autres ressources constituant un capital ? Imagine-t-on un stock protester parce qu’on le gère « à flux tendus » ? Quant à « la précarité », elle est, elle aussi, un effet de cette même volonté qui n’estime pas devoir prémunir ces mêmes « ressources humaines » contre l’incertitude du lendemain, en leur offrant des contrats sans aucune garantie dans la durée, ni même dans les modalités de leur exécution . Le CPE transposait dans le Code du travail ce qui est, depuis longtemps, pratiqué dans les instances d’appel des cours de justice, judiciaires et administratives. Le juge se permet souvent de ne pas motiver une décision : « La loi n’a pas été méconnue ! », se contente-t-il de répondre au plaignant, qui en reste bouche bée !

Une métonymie dangereuse : « Les jeunes en grande difficulté »

Tel n’a pas été le cas, Dieu merci, d’un grand nombre d’étudiants face au CPE, en entraînant avec eux dans la rue des manifestations gigantesques que le pouvoir s’est ingénié d’abord comme il se doit... à minimiser, avant de se rendre à l’évidence d’une réalité qui a, pour finir, fait craquer son maquillage. Il reste, néanmoins, aujourd’hui, une interrogation sur la raison qui a conduit des personnes raisonnables à imaginer ce CPE, résiliable unilatéralement pendant deux ans sans avoir aucun motif à donner : car on ne peut trouver meilleure définition de l’arbitraire. Il s’est agi, a-t-on sans cesse entendu, de venir en aide « aux jeunes en grande difficulté » qui ne trouvent pas d’emploi. Comment refuser, dans ce cas, une mesure inspirée par un aussi pur mouvement humanitaire ? Là encore, ne faut-il pas se méfier de la métonymie qui focalise l’attention sur un effet pour mieux se détourner de la cause ? C’est que ces « jeunes en grande difficulté » ressemblent comme deux gouttes d’eau à ces fameux « élèves en difficulté » qu’ils ont été pour beaucoup, selon une formule administrative qui a fait florès dans l’Éducation nationale afin de recouvrir, d’un pudique mais trompeur emballage de dame patronnesse, tout et son contraire : l’élève méritant mais privé au départ d’un capital culturel familial, et l’élève bien vite récalcitrant avant d’adopter des méthodes de délinquant.

La déscolarisation par l’école

Pour s’en tenir à cette dernière espèce redoutable, dans une société de scolarisation généralisée, comment nier qu’elle est pour partie le produit d’une école à la dérive ? Cette masse de jeunes ne s’est pas déscolarisée - et donc désocialisée - toute seule : on l’y a aidée. Qui donc, « on » ? Au moins, trois facteurs.
- L’un est, à n’en pas douter, le formalisme d’un savoir qui a pris au cours des dix dernières années une ampleur inégalée, intelligible des seuls élèves préalablement initiés en famille : l’enseignement du français a atteint des sommets dans le ridicule avec ses « déictiques », ses « connecteurs », ses « didascalies » et tutti quanti... Et ceci, face à des élèves qui savent à peine lire !
- Le second facteur est la politique d’une administration qui a préféré gérer à son profit la dérive délinquante d’un nombre croissant d’élèves, en leur épargnant les rigueurs des règles au profit d’une contribution au maintien de l’ordre d’un établissement, à la façon de la police qui préfère tenir un indicateur plutôt que de l’arrêter, s’il lui permet, par ses informations ou ses provocations, d’intimider d’autres individus : ne jamais oublier que, pour l’administration, l’ennemi le plus dangereux n’est pas l’élève, mais le professeur indocile, qu’il s’agit de surveiller comme le lait sur le feu !
- Le troisième facteur est la surenchère compassionnelle à laquelle se livrent les professeurs entre eux, seule manière, dans un tel système où la qualité d’un professeur n’est évaluée qu’à la docilité, de se valoriser face aux collègues et à l’administration. Le pire des délinquants, dans un établissement scolaire, en conseil de classe ou « commission de remédiation » - cette invention ingénieuse pour éviter le conseil de discipline - trouve toujours une « mère Thérésa » pour excuser « le pauvre petit », crier qu’elle en sait plus que tous sur lui et qu’elle comprend mieux que tout le monde sa conduite de transgression. Qui oserait contredire une parole aussi généreusement missionnaire ? Quoi qu’il en soit, ces « petites frappes », après avoir empoisonné la vie d’un établissement, finissent - hélas ! - toujours par s’en exclure elles-mêmes, à force d’absentéisme excusé, ou par en être exclues quand, encouragées à s’affranchir du respect de toute règle, elles osent un jour s’en prendre à un conseiller principal d’éducation, voire à un principal.

Le CPE, une école de dressage... Après l’école

- Seulement, que faire d’individus que l’École, par commodité et/ou démagogie, a naufragés, au lieu de leur inculquer les règles minimales de vie en société à un âge où il est tout de même plus facile de le faire ? Qui peut bien en vouloir ? On comprend, dans ce contexte, que l’idée du CPE ait pu germer dans des esprits. Puisque l’École a failli, il s’est agi de donner à l’entreprise la possibilité de « dresser » une main d’œuvre, provisoirement inemployable, à la fois en la maintenant, deux ans durant, sous la menace quotidienne d’un renvoi sans motif à la moindre incartade, et en protégeant simultanément l’entreprise contre les dégâts que ces individus ont déjà provoqués à l’École. Vu sous cet angle, en dépit de son extrême rigueur, et de sa dérogation au droit du travail, le CPE pouvait être présenté comme une seconde chance pour ces individus.
- Seulement, ses auteurs ont commis l’erreur de vouloir l’étendre aussi à tous ces jeunes qui se sont investis dans leurs études et ont obtenu des diplômes. Ce n’était pas tolérable, puisqu’on soumettait au même régime dérogatoire injuste l’étudiant méritant et « la petite frappe ». Mais n’était-ce pas cette seconde cible que visaient de préférence les auteurs du CPE, pour parer à une seconde défaillance de l’École, encore plus grave à leurs yeux : l’inflation des diplômés, et par voie de conséquence, leur dévaluation ? Il est connu qu’aujourd’hui, si le diplôme aide à trouver un emploi, il n’y suffit plus. Nombre de diplômés sont même conduits à accepter un poste de travail inférieur au niveau du diplôme détenu : on peut devenir facteur avec une licence d’histoire. Et il est tout aussi notoire que des employés sur-diplômés soumis à des supérieurs hiérarchiques qui ne le sont pas, créent des difficultés relationnelles dans l’entreprise : on retrouve le type de relation qui sévissait en caserne entre l’universitaire de 2e classe et l’adjudant qui n’avait pas le savoir mais le pouvoir : « Dans quoi sont creusées les tranchées ? », demandait le gradé. « Dans la demi-heure qui suit l’arrivée sur le terrain ! », hurlait-il devant des universitaires muets et perplexes. Le CPE est apparu à ces petits malins comme un bon moyen de mettre au pas tous ces « sur-diplômés » potentiellement récalcitrants : car qui dit études, dit, en principe, développement de l’esprit critique et possible soumission non aveugle à l’autorité. C’est sans doute ce que, par-dessus tout, redoute, sans le dire, l’univers de l’entreprise. Mais, généralisé jusqu’à 26 ans, ce CPE présentait le mérite de ne surtout pas le dire, en ne faisant aucune discrimination entre diplômés et incultes. C’est ce que certains appellent l’égalité !

Ce CPE a eu au moins un autre mérite, celui de montrer que l’École ne répond pas aux besoins de l’entreprise, ni par « ses rebuts », forcément, ni, paradoxalement, par ses « produits les plus raffinés ». Mais est-ce la fonction première de l’École, dans une démocratie, que de livrer au marché du travail « des produits adaptés » ? N’est-ce pas oublier qu’elle doit d’abord former des citoyens, et qu’il n’existe aucune institution qui puisse se substituer à elle dans cette fonction ? Et surtout pas l’entreprise ! On voit même que, pour l’instant, les besoins de la démocratie et ceux de l’entreprise sont antinomiques : la première ne vit qu’avec des citoyens, les plus éduqués qui soient, et meurt d’inculture devenue majoritaire, quand la seconde requiert principalement des « agents » spécialisés aveuglément soumis à son ordre hiérachique. Le CPE a permis de s’en rendre compte. Démocratie et entreprise sont encore loin d’être conciliables, surtout par temps de mondialisation. Paul VILLACH


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