Des lacunes oubliées à l’école primaire

par André Giordan
lundi 8 octobre 2007

« Notre école primaire », peut-on lire dès l’introduction d’un récent rapport du Haut Conseil de l’Education sur l’Ecole primaire « se porte moins bien que l’opinion publique ne l’a cru longtemps ». Cela est largement exact, et nous l’avons dénoncé à de nombreuses reprises. Toutefois, il est deux aspects que ce rapport oublie de prendre en compte : la perte de désir d’apprendre au cours de la scolarité et le fait que l’apprendre n’est toujours pas au programme... Pourtant tous deux constituent de plus graves lacunes. Elles sont rédhibitoires pour la suite de la scolarité... et pas seulement. Et sur ces plans comme sur les autres, pas question de dire « haros sur les enseignants » ! Les dysfonctionnements proviennent d’ailleurs, de la façon dont le système éducatif est pensé, organisé et administré.

Le bon sens ferait penser que l’école ait été créée dans le but de donner le goût, du moins pour le savoir, en tout cas pour les études. Elle devrait propager sinon l’amour de la connaissance, au moins la curiosité, l’envie de comprendre et le désir d’apprendre. Pourtant que constate-t-on au cours de la scolarité ? Tout le contraire : une perte de l’appétence pour apprendre, une diminution de la motivation, du moins chez la grande majorité des élèves. Les enfants arrivent à l’école maternelle avec une foule de questions sur le monde, la vie ou eux. Progressivement ce questionnement disparaît, ou du moins se trouve enfoui...
Et pour ceux qui réussissent, une fausse idée de l’apprendre se met en place dans leur tête. L’école les formate à devenir de gentils consommateurs de savoirs. Apprendre devient pour eux écouter un maître parler. On apprend ses leçons parce qu’on y est obligé, on fait les exercices demandés. A cela s’ajoute une perte de confiance dans leurs capacités de réussite personnelle.
Pourtant c’est oublier une donnée incontournable qui devrait fonder toute l’éducation : seul le désir conduit au savoir. A-t-on déjà pu forcer quelqu’un à apprendre quoi que ce soit s’il n’a le désir. Ce qui ne signifie pas que l’attention ou l’effort ne soit pas nécessaire. Le désir d’apprendre ne s’enseigne pas, du moins au sens classique ; cela se rencontre, cela s’expérimente, cela émerge par d’autres voies que le discours du seul savoir, et parfois même sans discours du tout. Les solutions possibles sont connues, mais les habitudes l’emportent...

On pourrait également penser que l’école a pour priorité d’apprendre à apprendre. Or que constate-t-on là aussi ? Les élèves savent exécuter un certain nombre de rituels obligés. Ils mémorisent tant bien que mal, mais ils n’ont pas pris conscience de leur façon d’enregistrer, et surtout qu’il peut exister d’autres approches pour retenir plus performantes. Ils lisent plus ou moins bien, mais ne savent toujours pas utiliser un livre de sciences ou d’histoire. Ils n’ont pas appris par exemple qu’il existe des aides à la lecture comme la table de matière, un index ou un lexique. Les lacunes sont tout aussi grandes dans la gestion du temps, la tenue d’un agenda, la prise de parole, l’argumentation ou la présentation de leurs travaux, etc.
Paradoxe des paradoxes, l’école n’apprend que trop rarement à apprendre efficacement. Ceux qui l’ont compris l’ont appris dans la famille ou l’ont décodé à coup de mauvaises notes ! Pourtant, apprendre à apprendre est essentiel, et pour la réussite scolaire, et pour la pertinence du savoir, et pour se connaître soi-même. Apprendre à apprendre, ce n’est certes pas acquérir directement des connaissances ou une culture ; cependant c’est le passage obligé. En d’autres termes, savoir apprendre permet de développer ses potentialités, et surtout de savoir les mobiliser dans les différentes situations de l’école et d’après l’école.

Derrière ces lacunes, il y a avant tout des problèmes de programme et des questions de formation. Les programmes sont de conceptions corporatistes, réalisés en fonction des disciplines établies... à la fin du XIXe siècle. Et ce n’est pas l’approche actuelle du socle de connaissances et de compétences qui change grand-chose. Des pans entiers de savoirs pour comprendre le monde actuel ne sont pas à l’école, comme l’économie, le droit, l’anthropologie ou la psychologie, sans oublier les savoirs transversaux ou des démarches indispensables comme l’analyse systémique ou la pragmatique. On pourrait même dire que les savoirs les plus importants pour l’époque ne sont pas à l’école.
Sur le plan formation, les carences sont immenses et multiples. Déjà 40 % des enseignants qui sont dans leurs dernières années de métier ont été recrutés sans qu’on leur fasse suivre une quelconque formation initiale. Ce n’est pas négligeable : environ 15 % du corps enseignant, (DEP). Pour les autres, que ce soit en matière de recrutement ou de formation, tout est parcellisée, sans recul suffisant, souvent sans lien entre la théorie et la pratique. La didactique des branches enseignées est négligée, l’histoire des savoirs, de leur pratique est absente. Aucun cours de rhétorique ou simplement de prise de parole, de mise en espace par le théâtre, aucun travail sur soi, sur ses émotions, sur la connaissance de l’autre.
Derrière encore, une dramatique gestion du personnel où tout est fait pour infantiliser l’enseignant. Heureusement quelques inspecteurs sortent de leur rôle pour accompagner et dynamiser leurs enseignants. Mais ils sont encore bien rares ! On maintient en l’état un certain train-train. Normal ! Puisque les parents sont globalement satisfaits du système. Peu importe si les enfants perdent le temps et leur curiosité.
Et par-dessus tout, une conception du changement dramatique. Tout le monde a intégré que le changement vient d’en haut. Et chaque ministre y va de sa réforme ou plutôt de ses lubies. Prendra-t-on conscience un jour des blocages et surtout du marasme créé par trente ans de réformes non pensées sur le plan de la conception et de la mise en place. Sans compter les effets d’annonce qui se contredisent. Pourtant, un peu de recul sur un passé récent montrerait que le changement ne se décrète pas ! Un seul ministre l’avait bien perçu : Edgar Faure. « En décrétant le changement, disait-il, l’immobilisme s’est mis en marche et je ne sais plus comment l’arrêter. » C’était... en 1968 ! Depuis, tout n’a jamais fait que se répéter...
On sait aujourd’hui comment faire évoluer un système complexe. Quand fera-t-on en France un peu de veille pédagogique. Quand regardera-t-on ce qui marche ailleurs ? Pourquoi ne favorise-t-on pas la recherche en éducation ? On en fait bien en matière culinaire ; l’avenir de nos jeunes enfants aurait-elle moins d’importance que celle de la table !

André Giordan, instituteur et professeur est actuellement professeur à l’université de Genève. Il dirige le Laboratoire de didactique et épistémologie des sciences.
Derniers livres : Apprendre à apprendre, LIbrio 2007 ; Une autre école pour nos enfants, Delagrave 2006 ; Apprendre !, Belin, 2004.


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