Désintégration par le feu

par Argoul
mercredi 9 novembre 2005

Une excellente intervention de Robert Badinter, invité le 8 novembre dans « Les Matins » de France-Culture, permet de recentrer le sujet. Ancien Garde des sceaux, ancien président du Conseil constitutionnel, sénateur des Hauts-de-Seine, Robert Badinter a l’expérience, la mesure et l’intelligence d’un grand homme politique.

« Il faut appeler les choses par leur nom : agresser un autobus, sortir par la violence le conducteur, les passagers, puis y mettre le feu en bande organisée, cela constitue un crime, passible de la cour d’assises. » Il faut clairement empêcher cela, donc réprimer. Mais « la vraie question est celle-ci : ces jeunes, emprisonnés, sortiront dans quelques semaines, quelques mois. Sortiront-ils meilleurs qu’ils sont entrés ? Ou vont-ils rencontrer en prison des mafieux, des trafiquants de drogue ou certains islamistes ? » Il faut s’interroger sur le rôle que la société donne à la prison.

« Notre société souffre très profondément d’un mépris et d’une ignorance de la loi. » Il faut respecter la loi, tant qu’elle est républicaine, car « elle est l’expression même de la démocratie ». « Je suis très sévère sur les expressions telles que « rétablir la justice ». Ce n’est pas faire respecter la loi, mais dire : "ah, mais, quelque part, il y a une injustice sociale, alors..." Non. Il ne faut pas confondre les choses. » Mais ce respect de la loi doit avoir lieu à tous les niveaux, y compris aux plus hauts. « Je crois à la force des modèles ». Quant aux causes sociales, elles existent, mais ce n’est pas d’hier, cela fait « des décennies », « un quart de siècle ». Et pourtant, « les gouvernements successifs ont investi dans les banlieues des sommes considérables. » Alors, pourquoi cet échec ? « Il y a, c’est un fait, un sentiment de marginalisation dans les banlieues, ils considèrent n’avoir pas le même traitement que les autres ». Le modèle d’assimilation français semble ne plus fonctionner. Robert Badinter évoque ses parents, venus de Russie au moment de la guerre de 14, « dans une misère totale, ma mère, à 11 ans, ne parlait pas un mot de français, elle s’y est mise à l’école et c’est elle, ensuite, qui l’a appris à ses parents. Il y avait une volonté spectaculaire d’intégration qui passait par l’école républicaine. » Plus maintenant.

« La République ne promeut que l’égalité des chances, pas celle des conditions. C’est l’idée que chacun, en principe, peut arriver par son mérite. » En fait, « ce n’est pas la République qui est en cause, mais le corps social, traversé de pulsions de rejet xénophobe. » Et c’est là que nous nous préparons des lendemains difficiles, « ce que sera la vraie conséquence de cette révolte », c’est une interrogation sur le système français d’intégration, les milliards dépensés en pure perte dans l’habitat et dans l’école, pour assurer des services publics dans les banlieues. « La représentation des voitures en feu, rappelez-vous 1968, ces écoles qui brûlent, ces bureaux de poste... tout cela, vu à la télévision, va provoquer un ressentiment de la population qui va déclencher un nouveau rejet. Je redoute cette dialectique ». « Je suis convaincu que les casseurs, aujourd’hui, travaillent pour Le Pen. » Quel système alternatif ? Le communautarisme, en vigueur en Allemagne et en Angleterre, n’a pas fait montre de meilleurs résultats. « Je crois plus au contrôle social à l’intérieur même des banlieues. » Il y avait jadis le Parti communiste, les associations sportives, l’armée, qui servaient de structures pour socialiser les jeunes. Aujourd’hui, il faut reconstituer les associations de quartier, promouvoir les éducateurs, la police de proximité. Il faut donner plus d’autorité aux maires et aux préfets, mieux à même, étant sur le terrain, de doser les mesures de sécurité à prendre sans provoquer inutilement.

Il faut à chacun déconstruire le discours ambiant et notre représentation spontanée. La théorie du complot est un recours facile de la peur. Elle se nourrit de l’ignorance des faits. Quand on ne sait pas, on spécule et on mythifie. C’était déjà le cas avec l’URSS de Brejnev, comme c’est le cas de l’Amérique dite "ultra" d’aujourd’hui. On ne sait rien, ou mal, donc on invente. Mais jamais n’importe comment : en retombant dans les vieux schémas culturels qui rendent compte des espoirs et des angoisses des peuples. Le cas des banlieues est le même : ce "cancer", ce "virus", la "pourriture" insidieuse qui vient vous saisir jusque chez vous comme une "peste", c’est un mythe récurrent depuis l’an mille. On se dit donc : "mais bien sûr" ! Parce que s’y reconnaît un schéma culturel profondément ancré, et que toute "reconnaissance" est déjà, par elle-même, une demi-information. Ce que l’on appelle un "préjugé". L’inconvénient est que, si cela permet aux journalistes, aux hommes politiques, aux hommes de la rue un discours immédiat qui semble donner du "sens" à l’événement, il passe à côté de la vérité, ce qui, en termes d’efficacité de l’action à mener, est déjà une demi-défaite. Le risque est de se tromper de cible, de se tromper de mesure, d’augmenter le désordre. S’informer, réfléchir, proposer : c’est dans cet ordre que doivent se passer les choses. Ne pas sauter une étape. C’est pourquoi des interventions comme celles de Robert Badinter sont si précieuses. Elles recentrent le sujet.

Il faut réaffirmer le principe que seul l’État a le monopole de la violence légitime. Le remettre en cause, soit en justifiant "ces pauvres jeunes", soit en promouvant je ne sais quelle milice d’autodéfense, c’est saper les fondements de l’État et retourner à l’état de nature, autrement dit à la barbarie. Respect de la loi et mesures concrètes d’intégration (dont le principal vecteur est le travail), pour l’immédiat « couvre-feu » en tant que de besoin, car il faut arrêter l’escalade et la violence mimétique. Gaston Bachelard le note dans La psychanalyse du feu (1949, Folio), l’incendie a un caractère sexuel, surtout pour les garçons, la destruction est une fête, une fusion sociale. Aujourd’hui, la police attend la pluie pour calmer autant les flammes que les ardeurs hormonales. Le couvre-feu est aussi une forme de préservatif social.


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