Esprit des Lumières
par Argoul
jeudi 26 octobre 2006
Tzvetan Todorov a sorti, à l’occasion de l’exposition qui s’est tenue avant l’été à la Bibliothèque nationale, un opuscule sur les Lumières, édité chez Robert Laffont en 2006. Pour lui, les Lumières ne sont pas une innovation mais un aboutissement.
Oh, certes, les Lumières ont amené la table rase de la Révolution, puis l’exacerbation paranoïaque de la Terreur, le rationalisme dévoyé du scientisme et le moralisme condescendant du colonialisme : les raisonnables savaient tellement mieux que tout le monde, n’est-ce pas, ce qui était bon pour les autres ! Ils avaient reçu la révélation de la Vérité de leur propre esprit, tout comme Mahomet avait reçu la Parole de Dieu de Djibril (Gabriel) même... Les règlementations françaises en ont gardé un travers bien connu : dire le Vrai et l’Unique, pour le monde entier, de toute éternité - sans jamais tenir compte des particularités individuelles... Mais, fort heureusement, les Lumières sont bien autre chose que cette caricature pour intellos imbus. Todorov relève cinq vertus des Lumières : l’autonomie, la laïcité, la vérité, l’humanité et l’universalité.
Oser penser par soi-même avait ravi Diderot. La tradition constitue un être humain mais ne suffit pas à rendre quoi que ce soit légitime ; il y faut la raison. Celle-ci n’est pas seule en l’homme, mais flanquée de la volonté et des désirs. La raison peut éclairer l’homme, mais elle peut aussi faire le mal car l’autonomie n’est pas l’autosuffisance : l’homme n’est humain qu’en société... et toute société exerce sur l’individu une pression aliénante par la mode, l’opinion commune, le qu’en-dira-t-on. C’est pour cela que Rousseau fit élever Emile hors des villes. De même la critique qui émane de la raison est-elle utile mais, lorsqu’elle s’exacerbe et tourne à vide, elle devient un jeu gratuit, une "private joke" stérile entre intellos.
Dès lors, la vérité n’est pas le Bien transcendant, mais ce qu’on trouve. Et pouvoir n’est pas du même ordre que savoir. Eduquer aux valeurs n’est pas du même ordre qu’instruire les faits. Nulle volonté collective ne peut rembarrer l’indépendance de la vérité si elle est recherchée selon les méthodes de la raison. Le réel n’est pas de convenance idéologique mais s’impose, sous peine de délirer, ce qui signifie « sortir du sillon de labour », perdre la raison, et se trouver alors gibier tout trouvé pour le n’importe quoi d’une volonté ou des désirs.
Les Lumières se sont épanouies dans l’Europe du XVIIIe siècle, mais il s’agit bien, selon Todorov, d’une pensée « universelle ». Il en retrouve les traces dans l’Inde du IIIe siècle avant J.-C., dans le christianisme proche-oriental bien sûr, mais aussi dans l’islam des VIIIe au Xe siècles, dans le confucianisme song et même dans l’Afrique anti-esclaves du XVIIe siècle. Mais le mouvement éclot en Europe en raison de son autonomie politique et de la séparation acquise de haute lutte entre Dieu et César. Le papisme a laissé dégénérer le savoir, selon Hume ; au contraire, la séparation du spirituel et du temporel l’a régénéré. Le morcellement des puissances, allié à un espace culturel et commercial commun, a rendu l’Europe foisonnante d’échanges matériels et spirituels ; les idées neuves ont circulé sans entrave, tout au contraire des espaces unifiés à autorité affirmée, comme celui de la Chine.
Malgré les dérives et les excès, puissent les Lumières irradier le monde entier afin que l’être humain s’y épanouisse sans heurt. Ce petit livre de 126 pages est un bien beau livre. Une mine politique pour une grande partie du globe, si l’on y réfléchit.