Immigration : Après la fracture sociale, l’émergence d’une fracture culturelle ?

par Voltaire
vendredi 1er octobre 2010

Cette semaine a commencé à l’assemblée nationale l’examen du nouveau projet de loi du gouvernement sur l’immigration, la cinquième réforme sur le sujet depuis 2002… Après l’épisode houleux sur les Roms et les gens du voyage cet été, le gouvernement poursuit sa politique de réponse « sécuritaire » à un problème pourtant bien plus global.

Le 17 février 1995, Jacques Chirac, inspiré par le philosophe Marcel Gauchet, prononçait son discours fondateur de campagne :
 
 « La France fut longtemps considérée comme un modèle de mobilité sociale.
Certes, tout n’y était pas parfait. Mais elle connaissait un mouvement continu qui allait dans le bon sens. Or, la sécurité économique et la certitude du lendemain sont désormais des privilèges. La jeunesse française exprime son désarroi. Une fracture sociale se creuse dont l’ensemble de la Nation supporte la charge. La "machine France" ne fonctionne plus. Elle ne fonctionne plus pour tous les Français. »
 
Quinze ans plus tard, à cette fracture sociale, semble s’être ajoutée une autre fracture, culturelle celle-ci. Après la panne de l’ascenseur social, est arrivée celle de l’intégration.
 
Le 30 juillet dernier, le président de la république prononçait un autre discours fondateur à Grenoble :
 
« Il faut le reconnaître, je me dois de le dire, nous subissons les conséquences de 50 années d’immigration insuffisamment régulée qui ont abouti à un échec de l’intégration. Nous sommes si fiers de notre système d’intégration. Peut-être faut-il se réveiller ? Pour voir ce qu’il a produit. Il a marché. Il ne marche plus. Je ne me suis jamais laissé intimider par la pensée unique. Il est quand même invraisemblable que des jeunes gens de la deuxième, voire de la troisième génération, se sentent moins Français que leurs parents ou leurs grands-parents. Tous ici vous pourriez en porter témoignage. Tous. Tous vous avez des exemples. Pourquoi ne le dit-on pas ? On a peur ? Moi ce n’est pas de faire le constat qui me fait peur, c’est la réalité. Nous n’avons pas le droit à la complaisance en la matière. Pour réussir ce processus d’intégration, il faut impérativement maîtriser le flux migratoire… »
 
Dans une suite logique, le député UMP Thierry Mariani, rapporteur du nouveau projet de loi sur l’immigration, embrayait sur les thématiques liant insécurité et immigration en élargissant le problème le mardi 28 septembre :
 
"Il y un problème d’intégration, la politique d’intégration ne marche plus (...), aujourd’hui il n’y a plus de miracle il faut s’en occuper, les distances culturelles avec les immigrés d’aujourd’hui sont plus grandes qu’avec les immigrés d’hier."
 
Il est sans doute paradoxal de constater que c’est bien la droite qui a posé de façon claire deux problèmes de société aussi fondamentaux, deux problèmes réels, profonds, de notre civilisation actuelle. Deux problèmes que, par peur ou par démagogie, la gauche a largement refusé de regarder en face.
Tout aussi paradoxal, il est frappant de constater que les « réponses » proposées par cette même droite, vis-à-vis d’une analyse sans doute réaliste, se sont révélées si inappropriées.
 
 
L’échec
 
En matière de fracture sociale, quels sont les résultats depuis ce discours de 1995 ?
Comme le souligne les récents rapports de l’INSEE (ici et ici),les inégalités se sont fortement accentuées dans notre pays : l’écart entre les personnes les plus riches et les plus pauvres s’est inexorablement creusé (entre 1996 et 2006, les 10 % des salariés les moins bien rémunérés ont gagné 131 euros de plus, les 0,1 % les mieux rémunérés, 5 426 euros ; Entre 2004 et 2007, les revenus moyens des très hauts revenus ont augmenté plus rapidement que ceux de l’ensemble de la population. Le nombre de personnes franchissant des seuils symboliques de revenus annuels s’est également accru, d’où une augmentation notable des inégalités par le haut). La proportion de personnes vivant sous le seuil de pauvreté ne décroit pas depuis 25 ans (13% de la population), tandis que celle de personnes soumises à l’impôt sur la fortune continuait d’augmenter.
En matière éducative, pourtant le creuset de l’égalité des chances, « le système éducatif français est un des plus inéquitable de l’OCDE ; au fil d’une scolarité, les inégalités entre les classes sociales se creusent et sur ces dix dernières années les enfants les plus défavorisés n’y acquièrent plus le socle minimum » (Le Monde). La proportion d‘élèves de classes sociales défavorisées en classes préparatoires de grandes écoles demeure faible (13%), celle de jeunes sans diplômes stable depuis 10 ans (18%).
L’échec en matière de réduction de cette fracture sociale est avant tout dû à l’absence de volonté de repenser notre cohésion sociale dans sa globalité. D’innombrables mesures ont été prises pour traiter certaines des conséquences de cette fracture : actions sur le logement et l’urbanisme, l’aide aux déshérités, les diverses initiatives éducatives (pensionnats d’excellence, bourses spécifiques…). Mais des politiques bien plus globales sont venues aggraver cette fracture : les politiques fiscales, illustrée par le bouclier fiscal, ont un impact infiniment plus important que toute mesure d’aide ponctuelle. De la même façon, l’abandon de la carte scolaire et le système de sélection à la française sont des véhicules de discrimination qu’aucune mesure volontariste ne peut compenser. Et un système invisible de castes participe à cette fracture.
 
L’apparition d’une fracture culturelle, c’est-à-dire la coexistence de cultures différentes plutôt que le mélange culturel qui a prévalu jusqu’ici, est un évènement tout aussi inquiétant dont la réalité est vraiment apparue dans les années 90. Comme le suggère avec justesse le président de la république, et contrairement à une idée bien vivace, elle n’est pas liée en priorité à un refus d’intégration des immigrants, mais à un défaut d’abord, puis à un refus ensuite, d’intégration des générations suivantes.
Précurseur dans ce constat de défaut d’intégration, Amin Maalouf décrivait dès 1998 dans son ouvrage « Les identités meurtrières » le dilemme, représentatifs du problème, d’un homme né en Allemagne de parents turcs : « Aux yeux de sa société d’adoption, il n’est pas allemand ; aux yeux de sa société d’origine, il n’est plus vraiment turc. ».
En réaction à ce défaut d’intégration des enfants et petits enfants de l’immigration, est venu s’instaurer un refus d’intégration, c’est-à-dire le communautarisme. Puisque je ne peux devenir un vrai français aux yeux des autres français, ou de l’État, je revendique une appartenance différente, séparée.
Fracture culturelle, fracture cultuelle… Quoi de plus puissant comme élément d’appartenance qu’une religion ? Qu’est-ce qui peut unir dans une même communauté des exclus de dizaines d’origines géographiques, culturelles, ethniques différentes ? La religion. Logiquement, inexorablement, la religion devient l’élément restructurant d’appartenance à une communauté de ceux qui n’ont pas su ou pas pu s’intégrer, élément revendicatif et bien sûr utilisé comme tel par certains groupes.
 
Face à ce défaut, face à ce défi, l’analyse et la réaction du Président de la République, du gouvernement, de certains partis politique, est stupéfiante. Il faut reprendre la première et la dernière ligne de l’extrait du discours de Grenoble de Nicolas Sarkozy pour comprendre cette erreur :
 
« Il faut le reconnaître, je me dois de le dire, nous subissons les conséquences de 50 années d’immigration insuffisamment régulée qui ont abouti à un échec de l’intégration… Pour réussir ce processus d’intégration, il faut impérativement maîtriser le flux migratoire… ».
 
L’échec de l’intégration serait dû, simplement dû, au nombre d’immigrés ? Faut-il se souvenir que la France a accueilli entre 100.000 et 200.000 immigrés par an entre 1950 et 1973, chiffres assez comparables à ceux de ces 15 dernières années. On a beaucoup glosé sur la création d’un ministère de l’immigration, de l’intégration, de l’identité nationale. L’idée n’était pourtant sans doute pas si stupide. Comment nier le lien évident entre immigration et intégration. Ce qui l’est, c’est de mesurer uniquement le succès de ce ministère au nombre de reconduites à la frontière, en oubliant celui, si essentiel pourtant, d’intégrations réussies…
De façon sans doute maladroite, le ministre Eric Besson décrit l’une de ses missions : “Si mon ministère peut être une machine à fabriquer de bon Français, je serai très heureux.” Le « bon », qualificatif subjectif, était bien sûr en trop… Mais aider les immigrés qui le souhaitent à être français, pleinement français, oui ! Et comment sont mesurés les succès de cette mission ? Au nombre d’immigrés intégrés, ayant trouvé un travail, ayant scolarisé leurs enfants, parlant un bon français ? A la rapidité et à l’aide de ses services et ceux des préfectures apportés aux candidats à la naturalisation ? Au soutien en langue, en démarches administratives apportés aux nouveaux français ? Par enquêtes de satisfaction ou de suivi des futurs et nouveaux naturalisés quant à leur accueil, leur intégration ? Par son efficacité contre les discriminations envers les naturalisés et les enfants d’immigrés dans le travail, le logement, l’éducation, les contrôles policiers, les décisions de justice ? Quels sont les critères d’évaluation de la mission d’intégration du ministère de l’immigration ET de l’intégration ET de l’identité nationale ?
 
Personne ne nie la nécessité de réguler les flux d’immigration en France. Réguler car nous avons besoin, comme le rappelle l’OCDE, d’immigration, mais que ces flux doivent être adaptés aux conditions socio-économiques du moment. Mais comment imaginer que l’on puisse réduire cette fracture culturelle par une simple régulation des flux ? Si le nombre peut effectivement rajouter au problème, il n’est est bien évidemment pas la cause.
 
A juste titre, le ministère de l’immigration, de l’intégration et de l’identité nationale a entrepris quelques mesures de facilitation à l’intégration des candidats à la naturalisation, sorte de guide des droits et devoirs des français, et le retour de l’instruction civique à l’école est aussi un élément utile. Mais ces mesures ponctuelles apparaissent dramatiquement insuffisantes face à l’ampleur du défi de l’intégration, et les moyens mis en œuvre infiniment moindre que ceux dédiés au contrôle de l’immigration. Or, on le sait, l’essentiel du problème n’est pas l’intégration de l’immigré, dont la volonté d’intégration est le plus souvent très grande, malgré les difficultés et embuches mises sur sa route, aussi bien par un système administratif très lourd et souvent ubuesque (par exemple en ce qui concerne l’accès à l’emploi) que par des attitudes parfois xénophobes. Ces difficultés, l’immigré les connaît, il est prêt à les affronter, pourvu qu’il puisse offrir à ses enfants une vie normale, de français normaux. Et c’est là que le bât blesse…
 
Intégration ne signifie pas assimilation
 
A quoi est due cette nouvelle fracture culturelle ? L’intégration est un phénomène de déracinement-enracinement. Sauf cas exceptionnel, l’immigré emporte avec lui son histoire culturelle, et demeure enraciné dans son terroir originel ; Chaque être humain a besoin de racines, de sentiment d’appartenance à une communauté, à une histoire. L’immigration est une transplantation : l’immigré va chercher à prendre racine dans un terreau nouveau, sans pour autant vouloir ni pouvoir couper ses racines initiales. En fonction de l’accueil de ce terrain nouveau, de nouvelles racines s’établiront, plus ou moins vite, plus ou moins solidement. Pour les générations suivantes, les racines originelles s’affaibliront un peu au profit des nouvelles, sans jamais disparaître, c’est toute la force du multiculturalisme : la communauté française s’est construite, et c’est sa force, par addition de cultures, et non par exclusion de l’une par l’autre.
 
Prenons l’exemple de François Bayrou. Agrégé de lettres, la langue française revêt pour lui une importance considérable. Tout comme l’histoire de la France, et son modèle original de société qu’il défend farouchement et souhaite promouvoir. François Bayrou est immensément fier d’être français, au point de penser que son pays a un rôle spécial à jouer dans le monde, bien au delà de son influence économique. Un rôle culturel, social. Et dans le même temps, François Bayrou est Béarnais. Foncièrement, irrésistiblement béarnais. Il parle le béarnais, est fier d’être béarnais, est fier des béarnais, parle avec passion des béarnais et de leur histoire. Chez François Bayrou, homme politique français de premier plan, les deux appartenances culturelles ne sont pas exclusives, elles s’ajoutent, se renforcent l’une l’autre. Et il en va ainsi de millions de français dont les racines culturelles chti, alsaciennes, bretonnes, provençales, corses, arméniennes, russes, algériennes, camerounaises, vietnamiennes, viennent s’ajouter et renforcent leurs racines françaises. Et parce que cette addition de cultures n’est pas exclusive, François Bayrou ne voit pas l’idée d’une Europe Fédérale comme une menace pour son identité : son attachement à la France n’est pas diminué par son attachement au Béarn, pourquoi son attachement à la France serait-il diminué par son attachement à l’Europe ? François Bayrou est un béarnais intégré en France. Il aime l’un et l’autre avec une égale force, avec une égale passion, parce qu’il a pu s’enraciner culturellement aussi bien en Béarn qu’en France. Bien entendu, cette addition de cultures est plus facile lorsque celles-ci sont proches. Néanmoins, l’affirmation de Thierry Mariani, selon laquelle les « distances culturelles avec les immigrés d’aujourd’hui sont plus grandes qu’avec les immigrés d’hier  », n’est pas totalement exacte : même si la majorité du flux migratoire est passé des pays européens jusqu’aux années 50 aux pays africains depuis, la France a su intégrer des immigrants de cultures très diverses et en nombre non négligeable auparavant, d’Arménie, d’Asie etc.…
 
Mais que se passe t-il si ce nouveau sol, dans lequel vous souhaitez vous enraciner, vous rejette ? Si aux yeux de votre société d’adoption, vous n’êtes pas français ? Comment s’enraciner culturellement dans un terrain qui vous repousse ? Et qui plus est exige de vous de vous couper totalement de vos racines précédentes sans vous permettre de vous enraciner de nouveau ?
Alors, parce que chaque être humain a besoin de racines, soit vous vous retournez et renforcez vos racines anciennes, soit vous tenter de créer de nouvelles racines ailleurs. Et pour vous aider à maintenir ou rétablir ces racines anciennes, ou à en fonder de nouvelles, vous vous tournez vers vos semblables. C’est le communautarisme. Et au défaut d’intégration succède le refus d’intégration : il devient plus facile de rétablir ces anciennes racines ou d’en créer de nouvelles que de tenter de s’enraciner dans un terrain trop aride.
 
L’idée d’assimilation, c’est-à-dire d’abandonner intégralement ses racines anciennes au profit des nouvelles, surtout dans des conditions d’intégration aussi difficiles, est un non-sens. Sauf en cas de rejet de ses racines originelles, c’est simplement humainement impossible. Et aussi contre-productif : tout comme en génétique c’est le mélange, le brassage, qui est le mécanisme évolutif le plus efficace (un chien bâtard sera toujours plus résistant qu’un chien de race…), c’est le mélange et le brassage culturel qui est le plus gagnant, aussi bien à l’échelle individuelle que collective.
 
Agir
 
Survenant à la suite de la fracture sociale, cette fracture culturelle, voire cultuelle, est un véritable danger pour notre société, et un gigantesque défi pour le politique. Or la classe politique est mal armée pour agir : sa faible réactivité en matière de fracture sociale a sans doute été aggravée par le très faible nombre de personnes issues des classes sociales inférieures qui la composent. En matière de diversité culturelle, la situation est encore pire : les politiques ayant connu des difficultés d’intégration culturelle, en raison de leur origine, sont infiniment peu nombreux, et leur poids politique quasi nul.
 
A cela s’ajoute comme circonstance aggravante un refus du réel de la part de la majorité de la gauche, et une thérapeutique totalement erroné de la part de la droite, qui risque d’aggraver la situation.
De solutions, il n’en n’est de possibles que celles qui s’attaqueront aux causes de cette fracture, c’est-à-dire principalement au déficit d’intégration. Le ministère de l’immigration, de l’intégration et de l’identité nationale doit aussi et avant tout être un ministère de cohésion nationale. A ses missions légitimes sur la régulation de l’immigration doivent impérativement s’ajouter celles liées aux luttes contre les discriminations, à l’égalité des droits, à l’apprentissage de la langue… Il est sans doute grand temps que le Centre s’empare de ce sujet clé, qui tend à susciter les passions à droite et à gauche, pour proposer des solutions peut-être moins populistes et dogmatiques mais certainement plus pragmatiques et efficaces.

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