Intégration ou multiculturalisme, l’islam en Occident

par Léon Ouaknine
mardi 25 septembre 2007

L’Occident fait face culturellement et au plan de ses valeurs et de son identité à un défi sans précédent. La rectitude politique empêche souvent de nommer crûment les choses par peur de froisser l’autre. Il est pourtant indispensable de parler franchement si on veut s’éviter des lendemains brutaux.

Il existe une culture et une éthique communes aux pays occidentaux, bref une civilisation occidentale. Cette civilisation est marquée par trois naissances, la première hellénique, inspiratrice d’un cosmos harmonieux, l’autre spirituelle, l’héritage judéo-chrétien, la dernière celle des Lumières par l’avènement de la raison critique. Elles ont au cours du temps tissé un socle de valeurs communes et forgé un Nous distinct de l’Autre.

L’Autre, c’est celui dont la différence le situe clairement à la lisière de la célébration collective du Nous, soit par choix, soit par exclusion. L’Occident a connu au cours des siècles de nombreuses vagues de nouveaux venus qui ont fini par s’intégrer dans la trame générale des pays hôtes. En faisant prévaloir presque partout par conviction universaliste le droit du sol sur le droit du sang, l’Occident prétend que l’intégration pensée comme extension naturelle de la citoyenneté est le destin désirable de tout immigrant ; que naître et vivre en Occident est une opportunité telle pour ces nouveaux venus, qu’ils seront amenés à terme à privilégier les valeurs publiques communes et la culture du pays d’accueil sur leur identité première.

A compter des années 60, on peut distinguer deux groupes d’immigrants, ceux qui viennent d’un ailleurs musulman et les autres. Ce dernier groupe est disparate, mais sa caractéristique marquante, c’est qu’il ne fait pas de vagues ; combien de gens savent-ils qu’il y a 500 000 chinois en région parisienne ? (1) Le groupe musulman, figure aujourd’hui emblématique de l’Autre en Occident, (2) se révèle quant à lui beaucoup plus ardu à intégrer. Ce texte s’interroge très succinctement sur le pourquoi de cette difficulté. Les politiques d’intégration, allant d’un rêve de savoir-être unique jusqu’à la communautarisation ou multiculturalisation de tous dans le pays hôte, sont-elles des panacées ou des issues aux lendemains équivoques ?

Un sentiment diffus d’inquiétude parcourt l’Occident quant à son rapport avec l’islam. L’inquiétude est bien sûr générée d’abord par le traumatisme de la violence terroriste, que ce soit en Angleterre, en Espagne, en Hollande, en France ou aux Etats-Unis, mais également de façon plus insidieuse par des comportements qui choquent, telles la perdurance de la polygamie de quelques milliers de familles africaines en France, l’excision des fillettes, le port du voile islamique dans des lieux publics, la revendication de groupes religieux d’établir au Canada des tribunaux islamiques de la famille ayant force légale (3).

En même temps, l’Occidental côtoie quotidiennement nombre de musulmans à l’aise dans leurs activités citoyennes, parfaits reflets de sa propre insertion sociétale. Cette double pratique, l’une minoritaire et menaçante l’autre majoritaire et paisible, dessine en toile de fond une image trouble du musulman devenu Dr-Jekill-and-Mr-Hide tout à la fois. Cette inquiétante étrangeté suscite une interrogation sourde qui n’osait pas s’exprimer jusqu’alors, mais qui risque sous peu de devenir une déferlante, le musulman veut-il oui ou non s’intégrer ? Ou préfère-t-il maintenir une identité en rupture manifeste avec les valeurs communes du pays d’adoption ? Pensons-y, aujourd’hui la mondialisation entraîne avec ses échanges et ses mouvements de populations un face-à-face de cultures, d’idées, d’ethnies, d’identités, de valeurs, de religions ; or comme pour tout individu, il y a pour toute culture, un « dedans » fait d’une socialité singulière, et un « dehors » défini par les mythes et les mœurs de l’autre, séparés par une sorte de peau mentale qui définit un intérieur identitaire et une altérité extérieure, une frontière entre le soi et l’autre.

En venant chez moi l’Autre avec ses cultures, ses mœurs, ses religions, ses visions du monde se trouve soudainement transplanté au cœur de mon espace identitaire. Il n’est plus « dehors », il est « dedans » et confronte un ensemble inextricable d’affects, de croyances et de comportements conscients et inconscients qui structurent le « vivre-ensemble » local. Dans la phase initiale de rencontre, lorsque l’Autre est très présent, très visible, lorsque son empreinte paraît lourde, les tensions et conflits sont souvent palpables. Les modes de vie autres avec les croyances et religions qui les sous-tendent laissent planer la possibilité d’un délitement du tissu sociétal parfois violent jusqu’au meurtre.

Avant de devenir un enrichissement, le nouveau venu avec ses cultures et ses religions différentes est une altérité à laquelle il faut rappeler qu’il ne peut pas y avoir de « vivre-ensemble » sans quelques valeurs dont l’Occident ne se défera jamais, telle la liberté de conscience et sans une éthique valable pour tous, code public autant que code intime, parlant à ce qui est universel en chacun de nous et d’abord à l’expérience de la souffrance. Au-delà des exemples extrêmes un constat s’impose, l’intégration peine à se faire !

Un récent sondage mené dans 13 pays par le Pew Global Attitudes Project (4) auprès des musulmans, indique que 81 % des personnes interviewées au Royaume-Uni se considèrent musulman d’abord et britannique ensuite ; 69 % en Espagne, 66 % en Allemagne et 46 % en France, seul pays occidental ou une légère majorité des sondés se veulent Français avant que d’être musulmans. Cette primauté de l’identité musulmane se transforme en rejet violent de la culture occidentale de la société d’accueil pour une frange minoritaire mais significative d’immigrés musulmans dont des enfants de deuxième et troisième générations. Leur aliénation est alimentée certes par le racisme diffus du pays d’accueil, mais elle est surtout nourrie par une idéologie de la haine à l’égard de l’Occident, véhiculée par des prédicateurs religieux dans leurs mosquées. Pour ces prédicateurs il faut résolument refuser le modèle occidental, perçu comme matérialiste, idolâtre, antithétique de leurs valeurs et identité, et ce au prix s’il le faut d’une violente cassure avec la société d’accueil.

Les raisons et motivations de cette dérive sont-elles intrinsèques à l’islam et à son fondement le Coran, ou bien est-ce tout bonnement le résultat de manipulations enclenchées de longue date par des États arabes comme l’Arabie saoudite, finançant pour des raisons idéologiques et de politique intérieure, une multitude d’écoles coraniques, d’imam et de mosquées extrémistes dans le reste du monde. Poser la question, c’est y répondre !

Cette dérive est trop importante, trop répandue, trop profonde, l’enthousiasme d’une multitude de jeunes musulmans occidentaux pour Oussama ben Laden comme héros anti-occidental en témoignant, pour n’être qu’un simple effet de manipulation. Le monde arabe, épicentre de l’islam souffre d’un sentiment de déchéance et d’injustice au regard de sa situation géo-politique dans le monde. Incapable de se réformer réellement pour entrer de plain-pied dans la modernité, ses élites ont convaincu leurs masses que les causes de ce malheur incombaient entièrement à l’Occident manipulé par les juifs et Israël, au moyen de l’alliance américano-sionniste.

L’attentat du 11 septembre 2001 est toujours pour beaucoup d’arabes, une machination du Mossad, le service secret israélien, arguant qu’aucun juif ne figure parmi les victimes. Cette conception victimaire de soi-même a ouvert la voie aux prédicateurs qui préconisent un retour à l’islam pur et dur comme unique solution pour retrouver leur grandeur d’antan. Sans nécessairement adhérer pleinement aux interprétations rigoristes de l’islam, les communautés musulmanes d’Occident n’ont certainement pas cherché à museler ou même à dénoncer les prédicateurs haineux comme cela fut souligné par quelques personnalités musulmanes courageuses.

L’Occident est devenue une terre d’immigration, des millions de gens cognent à ses portes ; comment accueillir l’Autre, comment l’intégrer ? L’Autre est-il soluble à terme dans une culture unitaire comme le veut la France ? Vise-t-on plutôt une lâche mosaïque des cultures, miroir de toutes les différences comme le prône le Canada ? Le dynamisme propre à la culture américaine amène-t-il de lui-même un melting of the mind comme les Vulcans (5) américains le pensent ?

Ces questions ne sont pas seulement théoriques, des réponses qu’on y apporte, découlent des politiques publiques délibérées, telle la loi sur les signes religieux dans les écoles publiques en France et la politique du multiculturalisme au Canada, ou des politiques en creux par absence d’intervention, telles le benign neglect à l’égard des communautés ethniques au Royaume-Uni et le melting pot par pression sociétale aux Etats-Unis.

L’Occident s’imagine en société universelle, offrant à chacun et à chaque communauté, la possibilité de préserver ses valeurs, ses croyances, ses coutumes et son identité ; mais à quel prix ? Peut-on imaginer une société capable de tolérer l’expression publique de multiples valeurs contradictoires ? Une collectivité universelle telle qu’elle fût rêvée par les auteurs de la déclaration des droits de l’homme ne pourrait l’être, que fondée exclusivement sur et par la raison. Une telle société, transparente, sans épaisseur, sans mystère, est difficile à concevoir dans la mesure où le réel social déborde de beaucoup les prescriptions de la raison et s’inscrit d’abord dans la coutume, l’émotif et l’imaginaire.

En effet, une acceptation réellement significative et non pas cosmétique des spécificités de chaque groupe ethnique ou culturel au sein d’un même Etat, entraînerait des contradictions insupportables ; ainsi le code légal ne peut pas instituer simultanément la monogamie et la polygamie comme règles communautaires distinctes, gérées par une même puissance publique. On ne peut pas avoir un Code civil traitant différemment des mêmes choses au sein d’une même entité politique exerçant son autorité sur un territoire géographiquement défini. On aboutirait immanquablement à une « libanisation » de la société, à terme à son éclatement (6).

La réponse de l’Occident, pour concilier universalité et respect des particularités, c’est bien sûr la séparation de l’Eglise et de l’Etat. L’une parle du salut, l’autre de la raison en marche. L’ouverture au monde n’implique pas le renoncement à soi ou sa mise entre parenthèse dans le rapport avec le nouveau venu ; en fait, le dialogue avec l’autre n’a de sens que si le « je » sait clairement qui il est. C’est en ignorant plus souvent qu’autrement cet a priori (7) que la problématique multiculturelle ou communautariste en Europe émerge dans les années 60, avec l’arrivée de gros bataillons de travailleurs musulmans, venus soutenir la machine économique. Il n’y a pas encore à cette époque de vraie prise de conscience des conséquences que cette dynamique engendrera lors des décennies suivantes du fait que ce nouvel Autre venait d’un ailleurs fort différent, principalement tiers-mondiste et musulman, avec des valeurs qui ne convergeaient pas d’emblée avec celles de l’Occident.

Les pays d’Europe occidentale avaient déjà connu des vagues d’immigration essentiellement de l’est et du sud de l’Europe ; les cultures étaient différentes mais les valeurs convergeaient. La France fabriquait alors des petits Français à partir des immigrés grâce à l’école publique obligatoire et au service militaire.

Le cas du Canada est différent, sa politique de multiculturalisme instituée par le Premier ministre Trudeau en 1971 (8), visait principalement à donner à l’Etat fédéral le moyen de peser sur le Québec dans sa quête identitaire ; la charte des droits et libertés complétait le processus. Avec l’afflux croissant d’immigrés non occidentaux, la politique multiculturaliste, voulue pour d’autres raisons, enclenche un processus dont on commence tout juste à mesurer les effets pervers non prévus.

Aux Etats-Unis, la question de l’immigration se pose en termes totalement distincts ; les immigrants proviennent majoritairement du monde hispanophone et ces immigrants prient pour qu’on leur ouvre les portes du rêve américain, tant la force attractive de ce pays est immense. En bref, l’Occident dont la culture renvoie nécessairement à un au-delà d’une pure raison, ne peut ni théoriquement ni pratiquement renier son identité spécifique au profit d’un modèle universel désincarné.

À l’exception notoire de la France, le message multiculturaliste de l’Occident, adressé au musulman et évidemment aux autres venus d’un ailleurs différent est sibyllin, il dit à l’immigrant : « Vous pouvez légitimement dans ce pays être vous-même autant que vous le désirerez ; ce n’est pas un privilège, c’est votre droit ». Or en vérité, le pays hôte ne tolère ce droit qu’en autant que la différence de l’Autre demeure marginale et confinée à l’espace privé. Il digère mal que l’espace public lui renvoie une image qui n’est pas la sienne ; d’autant qu’il faut admettre que ces différences ne sont pas toutes anodines, la place de la femme dans la société en est peut-être l’exemple le plus visible.

En même temps, il faut dire à la décharge de l’Autre, qu’attendre qu’il s’intègre, qu’il s’acculture, qu’il adopte des valeurs et des pratiques en porte-à-faux avec certaines de ses convictions les plus profondes, c’est demander à l’individu et à sa communauté une transformation que ceux-ci perçoivent fréquemment comme un abandon identitaire. L’Autre sait intuitivement que ce que veut la société d’accueil correspond à sa mort en tant qu’altérité. Sa survie réside dans un premier temps dans l’évitement, le repli vers ses groupes d’appartenance, le repli sur le rituel qui dit le retour du même et dans un deuxième temps passe par des revendications transformationnelles de la société d’accueil.

Tout naturellement, la revendication de droits individuels s’accompagne inévitablement avec la progression démographique de l’Autre, de revendication de droits collectifs, telle la requête en France que certaines piscines publiques municipales aient des jours réservés aux femmes et d’autres aux hommes ou, au Canada, la demande de tribunaux islamiques de la famille pour accommoder les sensibilités islamiques et même la requête récente au Québec par un imam Saïd Jaziri que les instances publiques participent au financement de la construction d’une grande mosquée à Montréal, espace privé par excellence. Certains objecteront que la dichotomie, espace public, espace privé, est dépassée, qu’il est possible de concilier de multiples cultures au sein d’une nouvelle convivialité, qu’un nouveau Nous peut advenir comme conjugaison d’identités au sein de la citoyenneté commune. Mais n’en déplaise aux bonnes âmes (9), les faits restent têtus.

Pousser l’accommodement de l’Autre au prix du reniement de soi-même est une invitation au désastre, le refus par une large fraction de l’opinion publique de l’adhésion de la Turquie à la communauté européenne sonne comme un avertissement de même que la progression de mouvements d’extrême droite en Europe témoigne d’une rage grandissante d’une partie du corps social.

Or les faits historiques démontrent qu’aucune société ne maintient une forte cohésion d’elle-même sans un partage profond de quelques valeurs fondationnelles (10). Le poète français Valérie nous rappelait déjà que les civilisations aussi étaient mortelles !

L’une des causes profondes d’une harmonie, qui n’en finit pas de se dérober, tient au fait que les civilisations islamique et occidentale prétendent toutes deux apporter un message universel au monde entier.

L’une, l’islam est inconcevable sans sa foi, sans le Coran présenté comme parole incréée et éternelle de Dieu ; dépôt sacré, il est intouchable pour l’Oumma, la communauté des croyants. L’autre, l’occidentale est aujourd’hui profondément sécularisée, convaincue intimement que la raison et le progrès sont les deux mamelles de la civilisation (11), avec pour fondement de son éthique l’affirmation de la prééminence des droits et libertés de l’homme. Du fait de cette divergence irréconciliable en l’état, l’islam et l’Occident ont une conception profondément différente de l’individu ; l’écrivain égyptien prix Nobel de littérature, Naguib Mahfouz, décédé récemment, disait "Quand les musulmans admettront que l’homme n’est pas simplement un individu, mais une personne, l’islam disparaîtra..." (12)

Leurs messages sont en compétition et ne convergent pas sur plusieurs points fondamentaux. Entre le sacré donné une fois pour toute et la raison pour laquelle rien n’est au-delà de son implacable critique, il n’y a pas d’harmonie possible (13), peut-on imaginer une voie de convergence entre la liberté absolue de l’homme quant à ses convictions les plus intimes et la condamnation à mort qui attend celui qui, né dans l’islam, renie l’islam ?

Le discours de l’Occident, prônant la relativité des cultures et leur égale légitimité est une cause profonde du malentendu ; il reflète, soit la certitude intime de l’Occident de sa supériorité et même de son omnipotence (15) vis-à-vis de l’Autre, soit au contraire une conscience malheureuse de son passé hégémonique. Cet excès d’hubris ou ce mea culpa peuvent être sources de cécité quant au fonctionnement réel des dynamiques sociales, notamment dans le rapport avec l’islam. Cette situation est à terme lourde de conflits brutaux.

On perçoit aujourd’hui au Canada des changements dans le discours de certains leaders politiques notamment du Parti libéral, pourtant ardent promoteur s’il en fut du multiculturalisme. Suite à l’arrestation récente de présumés terroristes torontois, M. Ujjal Dosandjh, ancien ministre fédéral de la Santé, lui-même issu d’une communauté ethnique a remis en cause la présente politique de multiculturalisme ; Mme Fatima Houda-Pépin une députée musulmane à l’Assemblée nationale du Québec, osant briser la langue de bois convenue, a publiquement accusé certaines mosquées d’être des lieux de propagande islamiste et s’est élevée contre le silence de leaders communautaires parfaitement au courant du ton et des propos de certains prédicateurs.

Même la gouverneure générale du Canada, d’origine haïtienne, Mme Michaëlle Jean déclare lors d’une conférence débat le 4 avril 2005 que la politique officielle de multiculturalisme mène à la getthoïsation des différentes communautés. La tolérance excessive à l’égard de l’Autre devient source d’un malaise diffus lorsqu’on apprend qu’au Québec plus de 800 enfants et adolescents sont scolarisés dans des établissements juifs ultra orthodoxes qui ne respectent aucune des lois de l’éducation de la province, sans que les autorités publiques, bien au fait de cette situation ne fassent rien pour les y contraindre.

Une certaine exaspération se fait jour. Le jugement de la Cour suprême du Canada, sur le port du Kirpan des Sikhs dans les écoles, n’a pas été bien accepté au Québec au vu de ses conséquences éventuelles. Ce jugement impose aux établissements publics l’obligation d’accommodement raisonnable à l’égard des besoins culturels et cultuels des communautés religieuses et ethniques, obligations dont personne ne sait quelles en seront les conséquences éventuelles.

Il n’est pas impensable que la Cour suprême d’un pays hôte interdise un jour de critiquer toute figure sainte d’une religion en déclarant que c’est une restriction raisonnable aux droits et libertés du citoyen au vu des passions que cela déchaîne (15). Les représentants musulmans à l’ONU avaient d’ailleurs exigé que la charte des droits de l’homme de l’ONU soit amendée pour interdire explicitement tout blasphème ou critique de prophètes et autres messies, suite à l’affaire des caricatures en Hollande. Cette requête revenait à demander purement et simplement l’abrogation de la liberté d’expression, cas extrême d’un profond conflit de valeurs, cas extrême également de fossé entre les deux cultures quant aux moyens à utiliser pour régler des désaccords.

Cette cassure dans la vision du monde nous laisse entrevoir pourquoi par exemple les politiques du laisser-faire britannique et du multiculturalisme canadien constituent une faute stratégique. Ces politiques laissent supposer, comme nous l’avons déjà dit, que la société d’accueil accordera une égale légitimité à des valeurs mutuellement exclusives.

La France a choisi quant à elle, d’affirmer plus clairement les limites à ne pas franchir avec la loi sur l’interdiction de signes religieux ostentatoires, dans les écoles publiques par définition laïques. Cette initiative avait à l’époque été fortement critiquée par l’opinion publique britannique et hollandaise, accusant même les législateurs français de fascisme ; or on constate à la lecture du sondage du Pew Global Attitudes Project, que c’est en France que l’Autre s’intègre le mieux au Nous collectif.

Au Canada, l’accommodement très permissif à l’égard des coutumes, des cultures et des spécificités religieuses des différents groupes ethniques amènent ceux-ci à faire des demandes dont l’issue est une dynamique d’enfermement communautaire, frein puissant à l’acculturation aux valeurs publiques communes et à l’esprit des lois de la nation. Le respect de l’Autre est un devoir moral, éthique et légal impératif ! Il oblige l’Etat autant que le citoyen. Cela découle des valeurs fondamentales des démocraties occidentales.

Ce respect de l’Autre n’est pas incompatible toutefois avec l’affirmation que le pays hôte entend maintenir son identité propre et qu’il n’acceptera pas que ses lois et règlements soient bafoués ou simplement ignorés. Les changements qu’ils soient culturels ou légaux sont le lot normal de la vie des nations et des communautés ; l’Autre a le droit de demander que l’espace public du pays reflète aussi ses spécificités ; mais il doit accepter la règle d’or du pluralisme démocratique : dans un cadre constitutionnel, la majorité décide !

Dans un éditorial intitulé « Muslim Myopia » publié dans le New York Times le 16 août 2006, Mme Irshad Manji, une musulmane canadienne fellow de l’université Yale et auteure du livre The trouble with Islam today : A Muslim call for reform in her Faith écrit que les élites musulmanes ont la responsabilité d’aider leur communauté à concilier islam et pluralisme, ce que la majorité des élites se garde bien de faire.

Les faits peuvent sembler aujourd’hui difficiles à accepter tant pour les Occidentaux à cause de la vague de rectitude politique qui interdit de nommer certaines choses, que pour les communautés culturelles, ethniques ou religieuses qui se sont installées en Occident et qui se sentent pointées du doigt surtout après les attentats qui ont accru la méfiance générale.

Il faut espérer que l’Occident et ses immigrés musulmans sauront inventer dans les décennies qui viennent un Nous plus inclusif.

Les femmes musulmanes en seront probablement les protagonistes les plus essentielles.

Léon Ouaknine

Notes

1. Dr Esther Benbassa, Directrice d’études, Ecole pratique des hautes études Paris, conférence prononcée à Montréal le 19 juin 2006.

2. Hors les Etats-Unis.

3. Requête de création de tribunaux islamiques en Ontario heureusement rejetée, malgré la recommandation favorable de la Commissaire aux droits de la personne de cette province ; cette requête avait suscité l’inquiétude non seulement dans les autres provinces du Canada, mais également dans d’autres pays occidentaux dont la France pour l’effet d’entraînement que cela aurait pu provoquer.

4. The Great Divide ; How westerners and Muslims view each other, 22 juin 2006. http//pewglobal.org.

5. Espèce extraterrestre dans la série télévisée Star Trek, dotée de capacités télépathiques pouvant aller jusqu’à la fusion des esprits.

6. Les Etats binationaux ou multinationaux ne survivent généralement que dans un carcan rigide ; dès qu’on relâche le couvercle de la marmite, ça explose : empire austro-hongrois, URSS, Yougoslavie, Irak, Russie multinationale. Les cas de l’Espagne et de la Belgique échappent provisoirement à cette fatalité parce qu’il y a malgré tout chez leurs différents peuples une communauté de valeurs, un processus démocratique de reconnaissance des nationalités et également du fait que l’Europe joue maintenant un rôle important de contenant dans la promotion des identités régionales.

7. La tolérance des gouvernements socialistes français à l’égard des couples polygames a entraîné un effet de ressac auprès de l’opinion publique.

8. Trudeau avait accepté le bilinguisme, mais refusé le bi-culturalisme des deux peuples fondateurs du Canada (Français et Anglais) au motif qu’il existait d’autres communautés culturelles ayant une égale légitimité, telles les Premières Nations, les groupes asiatiques installés sur la côte Ouest ou la communauté ukrainienne plus présente en Saskatchewan.

9. Charles Taylor, philosophe, s’est fait le chantre du multiculturalisme canadien ; il est professeur de philosophie et science politique à l’université McGill, Montréal, Québec.

10. Les cas de la Bosnie et de la Serbie en sont les plus récents exemples.

11. Certains courants post-modernistes questionnent la prééminence des notions de progrès et de raison ; celles-ci seraient des croyances aussi peu fondées que les dogmes religieux ; les mouvements religieux fondamentalistes américains veulent subordonner la raison à une vérité révélée au même titre que l’islam.

12. Pierre-Charles Aubrit Saint Pol, Rédacteur en chef de La Lettre catholique. Pour de telles affirmations, Naguib Mahfouz fut violemment agressé par les islamistes dans son pays, l’Egypte.

13. L’Occident est confronté à des contradictions fortes surgies des tréfonds de son être même, comme en témoignent les batailles sur le droit à l’avortement, le mariage gai, etc.

14. Emmanuel Todd, Le Destin des immigrés, Seuil 1994.

15. La loi interdit dans plusieurs pays dont l’Allemagne et la France de contester la réalité de l’holocauste durant la Seconde Guerre mondiale.


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