Irak - « Ici, l’interprète est l’homme à abattre » !
par Pierre R. Chantelois
vendredi 10 août 2007
« Vous prenez l’interprète et vous prenez le père de famille, vous braquez votre arme sur lui, et vous demandez à l’interprète de lui demander s’il a des armes, de la propagande anti-américaine, quoi que ce soit qui permette de croire qu’il est mêlé à des activités contre les forces de la coalition. Normalement, ils disent que non, parce que, normalement, c’est vrai, dit le sergent Bruhns. Alors, vous retournez le canapé. Vous ouvrez le frigo, s’il en a un, et vous jetez le contenu entier par terre. Vous retournez et vous videz tous les tiroirs. Vous ouvrez les placards et vous jetez tous les vêtements par terre. En fait, vous laissez sa maison comme après le passage d’un ouragan. Et si vous trouvez quelque chose, vous l’arrêtez. S’il n’y a rien, alors vous lui dites "Désolé de vous avoir dérangé. Passez une bonne soirée". Bref, vous venez d’humilier cet homme devant toute sa famille, sa famille que vous venez de terroriser, et vous avez dévasté sa maison. Et puis vous allez à côté, et vous recommencez une centaine de fois » (The Other War : Iraq Vets Bear Witness - The Nation - Version française, Mondialisation).
Comme nous venons de le lire, l’interprète est un témoin. Témoin d’événements tragiques, d’événements heureux, d’événements neutres. Il est payé pour accomplir une tâche. Quelle qu’elle soit.
L’interprète est, règle générale, un « local », terme utilisé dans le jargon administratif pour désigner un auxiliaire d’origine irakienne. Un auxiliaire est une personne qui, pour gagner sa vie et celle de sa famille, accepte d’œuvrer au sein des forces d’occupation. Ils occupent divers boulots, d’interprètes à estafettes. Mais voilà. Ne devient pas interprète qui veut. L’armée des États-Unis en Irak manque cruellement d’interprètes. « Armée américaine cherche interprètes jordaniens ». Comme les Irakiens craignent de coopérer avec l’armée américaine, par peur des représailles, celle-ci se tourne vers la population jordanienne, relatait Libération.
Selon Libération, le salaire promis : 1 150 dollars par mois, dix fois le revenu moyen jordanien (mais aussi le salaire quotidien d’un mercenaire en Irak). Les 1 150 dollars ont attiré Hisham, la trentaine. « Sur leur formulaire, à la question Pourquoi voulez-vous être interprète en Irak ?, j’ai répondu l’argent. Mais ça ne leur a pas plu, ils ont insisté pour que j’écrive à la place que j’étais fier de servir mon pays auprès de l’armée américaine ».
Amnesty International vient de se pencher sur le cas de ces auxiliaires, oubliés, malgré leur état de services. Amnesty appelle donc les États-Unis, la Grande-Bretagne et d’autres États, qui participent à la force multinationale en Irak, à donner asile aux Irakiens qui ont aidé les forces étrangères comme interprètes, chauffeurs ou dans d’autres fonctions.
Le Danemark a procédé à l’évacuation secrète de quelque deux cents civils irakiens du sud de l’Irak en vertu d’un accord selon lequel des interprètes et des assistants ayant travaillé pour les troupes danoises en Irak pourront y trouver asile. Les vols ont été maintenus secrets pour éviter que des miliciens n’essaient d’attaquer les avions. Selon l’ambassadeur du Danemark en Irak, Bo Eric Weber : « Ils ont tous travaillé pendant environ quatre ans pour nous et nous avons accordé des visas à tous ceux qui commençaient à craindre pour leur sécurité ».
En janvier 2007, un groupe d’officiers danois évoque le « devoir moral » du Danemark d’accorder un permis de séjour aux interprètes travaillant avec eux, souvent pris pour cible par les insurgés irakiens. Le Parti du peuple (extrême droite), allié du gouvernement au Parlement, s’y oppose. Le sort des civils irakiens fait l’objet de débats après l’annonce du gouvernement de retirer son bataillon de quatre cent quatre-vingts hommes, basé à Basra, en août. Le 27 juin dernier, le gouvernement annonce qu’il fournira des visas d’entrée sur son territoire à ceux qui voudraient déposer une demande d’asile au Danemark, ainsi qu’une aide financière ou des emplois dans des missions danoises à ceux qui préféreraient rester en Irak.
Plus de deux millions d’Irakiens ont fui le pays, principalement vers la Syrie et la Jordanie. Les États-Unis n’en ont accueilli pour l’instant qu’un peu plus de sept cents.
Loay Mohammad a travaillé pendant trois ans en tant qu’interprète à Bassora. Il a aidé le régiment Royal Anglian, qui s’occupait, entre autres, de la détention des prisonniers. En mars, il est parti en Syrie. Il ne supporte plus la pression et le danger permanents. Il veut profiter de son voyage pour demander l’asile à l’ambassade britannique. « J’ai été à l’ambassade à Damas, a-t-il raconté à la BBC. Les gardiens m’ont interdit d’entrer. Je leur ai montré mes documents de l’armée, mais ils m’ont dit qu’ils n’avaient pas d’instruction pour me laisser entrer. »
Malgré les risques encourus en Irak, qutre-vingt onze interprètes irakiens ont appris, du gouvernement britannique, qu’ils ne bénéficieraient d’aucune facilité pour obtenir l’asile. Le Times a même révélé que la demande de l’un d’entre eux avait déjà été rejetée, en dépit des recommandations d’un officier de haut rang britannique. Face à cette situation, Human Rights Watch a invité le gouvernement britannique à revoir sa politique d’accueil.
Selon Le Times, plus de six cents auxiliaires irakiens pourraient être admissibles au statut de réfugié. Depuis 2003, près de vingt mille irakiens ont travaillé au service de l’armée de sa Majesté. Après la publication du Times sur la situation critique de ces auxiliaires, le Premier ministre Gordon Brown a demandé aux services d’immigration de réexaminer le cas de ces interprètes irakiens qui ont travaillé pour l’armée en Irak. Il a ordonné ce réexamen après les réactions indignées de nombreux officiers et hommes politiques de tous bords concernant le sort réservé à ces interprètes.
Benoît Finck, de l’Agence France Presse, s’est attardé quelque peu sur le rôle des interprètes au sein de l’armée américaine. « Ici, l’interprète est l’homme à abattre », témoigne Kaissi, un traducteur arabe qui accompagne les forces américaines en Irak depuis l’invasion du pays en 2003 et estime avoir eu « beaucoup de chance » jusqu’ici. Outre les risques encourus à cause des engins explosifs posés au bord des routes, ciblant les convois américains, l’interprète est souvent l’ennemi n° 1 de tireurs embusqués. Il connaît plusieurs interprètes qui ont été tués en Irak. Kaissi se souvient avoir vu l’un de ses collègues échapper de peu à la mort à Sadr city, le grand quartier populaire chiite de Bagdad : « Son casque a été transpercé par une balle et il s’en est sorti avec une éraflure au front ». Kaissi refuse de dévoiler son salaire actuel, mais affirme qu’en 2003, en tant qu’interprète de nationalité américaine, il gagnait 6 000 dollars par mois. Avec la guerre, il s’est « senti obligé de revenir en Irak, mon pays, ma culture ».
Après avoir demandé aux États-Unis de libérer cinq détenus à Guantanamo, Gordon Brown estime que les services d’immigration, dont les consignes avaient été durcies par Tony Blair, sont trop rudes avec les interprètes irakiens. L’exemple d’un petit pays comme le Danemark est une dure leçon pour la fière Albion.