L’impossibilité du compromis - Etre un pion ou passer son chemin (2)
par Jonathan Moadab
jeudi 26 janvier 2012
Je continue la rédaction de mon mémoire, autocritique de la profession de "propagandiste" par un étudant en communication qui a fini par ouvrir les yeux sur la finalité réelle de ce secteur, au travers du prisme des études qualitatives.
De Marx à Bourdieu, nombreux furent ceux qui voulurent expliquer les dynamiques de domination. Aujourd’hui, elle est devenue mondialiste[1], et semble opposer les intérêts de 1 % de la population aux 99% des autres, pour reprendre le slogan des membres du mouvement Occupy Wall Street. Or, cette nouvelle lutte des classes ne pourrait avoir lieu sans la complicité des propagandistes en tous genres, qui visent à défendre la conscience de ceux qui les emploient.
En fait, le secteur de la communication est taillé sur mesure pour servir le milieu des affaires, et les oligarques politiques. Les communicants ne se soucient aucunement du bien être de la population, ils s’assurent simplement de la gaver avec ce qui est le plus payant pour leurs clients, ou ce qui favorise le plus leurs intérêts politiques.[2] « Ce n’est pas ce que le public veut, c’est ce qu’on l’a amené à vouloir, ce n’est pas la même chose »[3] disait Albert Camus en 1944. Il s’agit d’un marché commercial des idées où les choses deviennent « vraies » si l’on persuade la population qu’elles le sont. Robert McChesney l’illustre ainsi : « Par exemple, l’idée que boire une bière d’une marque donnée rend plus athlétique, plus attirant sexuellement et permet d’avoir plus d’amis est manifestement fausse. Mais si quelqu’un parvient à en « convaincre » la population et que celle-ci se met à acheter cette bière, l’idée devient vérité et le créateur du message devient dûment récompensé. (…) La fonction des communications consiste à défendre des intérêts strictement personnels. » C’est parce qu’il est interdit de douter des messages que l’on diffuse qu’il s’agit d’un secteur où le questionnement est banni.
Voyons donc les outils permettant que ces outils de domination ne faillent pas.
a. Le Code ICC Esomar
Le texte de référence de déontologie pour les études quantitatives et qualitative, le code ICC Esomar ne mentionne jamais les buts poursuivis par les études, il est seulement question de confidentialité, et de respect des interviewés. Les codes déontologiques sont donc avant tout signes de qualité de la prestation professionnelle.
Extraits :
« Dans toute société moderne, il est nécessaire que les fournisseurs et les consommateurs de biens et de services communiquent entre eux de manière efficace. »
Cette phrase est assez curieuse. Qui peut donc définir ce qu’est ou doit être une « société moderne » ? Cela sent le bon vieil adage TINA[4]. De plus, il y a clairement une différence de transparence entre celle consentie par « les fournisseurs de biens », et ce que l’on demande aux « consommateurs ». Ainsi, ces derniers sont observés sur toutes les coutures et répondent aux questions les plus personnelles pour des raisons pas toujours motivées par le bien être commun. Les sujets n’ont qu’une très vague idée des objectifs de l’étude, et de ce qui sera fait de leur investissement personnel. Pourtant, ils se soumettent tout de même aux injonctions des interviewers, pour une poignée d’euros.
En retour, si jamais les « consommateurs » cherchaient à en savoir plus sur les modes opératoires et les pratiques des « fournisseurs de biens », alors il y a fort à parier que cette communication n’apparaîtrait plus aussi « nécessaire ». Si la formulation originale de la phrase laissait entendre un sentiment d’égalité entre les deux parties, ces règles sont clairement à l’avantage des sociétés privées, les citoyens n’ayant les moyens d’effectuer ce genre d’études. Une formulation plus exacte serait :
« Dans toute société qui se veut moderne, il est nécessaire que les fournisseurs de biens et de service puissent étudier les consommateurs afin de maximiser leurs profits. »
« La publication de ce code vise à favoriser la confiance du public et à montrer que les professionnels des études de marché agissent en pleine conscience de leurs responsabilités éthiques et professionnelles. »
« L’étude de marché doit être licite, honnête, sincère et objective. Elle doit être réalisée dans le respect des principes scientifiques adéquats. »
Ceci pourrait être reformulé de la sorte : « La publication de ce code vise à détourner l’attention du public en montrant les capacités des professionnels des études de marché à le scruter sous tous les angles sans éveiller ses soupçons, en arguant que ces enquêteurs auraient une pratique licite, honnête, sincère et objective. »
« Ce code a été conçu avant tout comme un cadre d’auto-régulation. C’est dans cet esprit que l’ICC et Esomar recommandent son utilisation au niveau mondial. »
Ils reprennent ici le mythe de la « main invisible » d’Adam Smith.[5] Les acteurs de l’économie de marché seraient assez disciplinés pour s’auto-réguler. Si l’on a pu se rendre compte de la pertinence de ce concept dans la crise financière que nous traversons, nous pouvons alors mettre en doute les capacités des acteurs du marché de la communication à s’autoréguler. Les grands groupes industriels et les lobbies qui font appel à leurs services sont par nature, dans le « village-planétaire »[6], étroitement liés à l’économie de marché. Il va donc de soi que si le Code ICC / Esomar est si consensuel, c’est qu’il n’est en rien contraignant. Mais ce qui est pour moi le plus inquiétant est sa recommandation d’utilisation au niveau mondial. Cela mène à une progressive uniformisation des pratiques et donc à une réduction de l’influence des pensées alternatives, qui sont l’essence même d’une garantie de la sanité du débat au sein d’une profession de ce type.
[Ce code a pour objectif de] « protéger la liberté qu’ont les professionnels des études de marché de rechercher recevoir et transmettre les informations (conformément à l’article 19 du Pacte International de l’ONU relatif aux droits civils et politiques). »
Voici ce que dit l’article en question :
1. Nul ne peut être inquiété pour ses opinions.
2. Toute personne a droit à la liberté d'expression ; ce droit comprend la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce, sans considération de frontières, sous une forme orale, écrite, imprimée ou artistique, ou par tout autre moyen de son choix.
3. L'exercice des libertés prévues au paragraphe 2 du présent article comporte des devoirs spéciaux et des responsabilités spéciales. Il peut en conséquence être soumis à certaines restrictions qui doivent toutefois être expressément fixées par la loi et qui sont nécessaires :
a) Au respect des droits ou de la réputation d'autrui ;
b) A la sauvegarde de la sécurité nationale, de l'ordre public, de la santé ou de la moralité publiques.
La référence à l’alinéa 2 pour justifier la tenue de ces études est d’un réel cynisme. Car si les citoyens usaient des mêmes arguments pour s’immiscer dans les petites affaires de ces entreprises, certains hurleraient au fascisme et à l’atteinte aux libertés personnelles. Si l’on appliquait ces principes, les paradis fiscaux et les « blanchisseuses » comme Clearstream[7] qui profitent tant aux entreprises qui usent des services des études de marché, n’existeraient pas. Leur interprétation du texte est donc à géométrie variable, l’idée directrice étant de toute façon protéger les intérêts privés et permettre le profit.
De plus, il est évident que nombre de ces entreprises ne respectent aucunement les principes énoncés dans l’alinéa 3.
L’objectif premier de code est donc bien de « protéger la liberté des professionnels des études de marché de rechercher recevoir et transmettre les informations », si possible au niveau mondial. Le reste n’est que verbiage consensuel, le strict minimum sans lequel les agences d’études ne pourraient avoir la légitimité d’opérer et servir les intérêts de leurs clients librement. Aucune mention ne garantit le respect de l’éthique personnelle du communicant. Non, pour une poignée d’euros, celui-ci se transforme en mercenaire propagandiste, mettant son talent au service d’une cause qu’il sait mauvaise pour l’intérêt général. Ainsi, la masse de cette profession cautionne et perpétue malgré elle un système destructeur ; distord la perception du réel et des normes sociales de générations… Il a été démontré par l’Histoire que les techniques de manipulations avaient souvent été utilisées à des fins néfastes pour l’Humanité. Notre époque ne déroge pas à la règle, et l'omniprésence de la publicité est un des éléments qui maintien sous perfusion une société de consommation à bout de souffle.
La suite dans quelques jours avec la CNIL...
Jonathan Moadab
Membre du Cercle des Volontaires
[1] Pierre Hillard, La marche irrésistible du nouvel ordre mondial, François Xavier de Guibert, 2007
[2] Robert W. McChesney, Propagande, médias et démocratie, Ecosociété, Montréal, 1997
[3] Albert Camus, journal Combat, 1944
[4] « There is no alternative », phrase fétiche de Magaret Thatcher pour justifier le néolibéralisme dans les années 1980. Voir : Gérard Mordillat et Bertrand Rothé, Il n’y a pas d’alternative : Trente ans de propagande économique, Seuil, 2011
[5] Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des Nations, 1776
[6] Marshall Mc Luhan, The medium is message, 1967
[7] Voir le travail du journaliste Denis Robert dont la carrière fût sapée par d’incessantes poursuites judiciaires : Tout Clearstream, Les Arènes, 2011