La laïcité n’est plus ce qu’elle était
par Orélien Péréol
mercredi 14 décembre 2016
Nous avons inversé le sens de la laïcité par la loi sur l’interdiction pour les élèves de manifester leur religion dans l’école primaire et secondaire en 2004. La laïcité était une compétence exclusive de l’Etat, au sens d’un champ de compétence. Il n’y avait que l’Etat qui pouvait être laïque, qui pouvait éventuellement manquer à sa laïcité dans des actes distraits ou coupables. La laïcité de l’Etat consistait à réguler les relations des religions avec l’Etat, les relations des religions entre elles, et d’assurer une liberté de religion pour les citoyens.
La loi de 2004 sur les signes religieux à l’école a changé cela. Elle a créé la laïcité comme compétence des citoyens (et de groupes de citoyens du coup) : il y a des comportements laïques et subséquemment, des citoyens contrevenants à la laïcité. La nouvelle laïcité a des commandements : les citoyens doivent réserver la religion à l’entre soi et à l’espace privé et faire semblant d’être athée dans l’espace public. Nous avons accepté cette inversion du champ d’application de la laïcité et cette inversion a maintenant l’air d’être définitivement actée. En édictant des commandements au nom de la laïcité, l’Etat « laïque » français se place, non en arbitre, mais en concurrent des religions. Tout comme elles, il demande une confiance, (une foi), une adhésion à la laïcité, elle ne vient plus vers vous, c’est fini, vous devez aller vers elle ; et certains comportements sont interdits. L’idée de la supériorité de la loi sur la société amenait l’idée que les religions allaient s’y faire et c’est le contraire qui s’est passé. Les religions se rendent le plus visibles possible, se mêlent de tout et occupent la plus grande part du débat public. Ce résultat était prévisible : augmentation des tensions, en intensité et en nombre d’objets (de pommes de discorde) concernant la « laïcité ». Les menus des cantines se sont mis à faire problème. Les crèches de Noël sont entrées dans ce débat en 2014. Les prêtres vont remettre des soutanes, nous allons le voir bientôt...
L’autre résultat est la confusion intellectuelle : on ne sait plus de quoi on parle et on passe son temps à définir et redéfinir cette fameuse laïcité. Le Conseil d’Etat a considéré qu’une crèche de Noël pouvait être installée si elle a « un caractère culturel, artistique ou festif ». Les catégories de culture, art et fête ne sont pas d’une précision propre à diminuer la « surface » du débat, mais plutôt à l’étendre. De solution, la laïcité est devenue problème, et on continue à la revendiquer comme solution !
L’évolution de la situation internationale majore le problème et le rend extrêmement critique : nous nous sommes démunis nous-mêmes du concept suffisamment clair et compréhensible, opératoire, de laïcité, et ce défaussement nous appartient. Le renversement de ce concept nous prive d’un outil puissant d’analyse et d’action. Nous nous épuisons à discuter à l’infini, de ce qu’est la laïcité, nous disputer plutôt sans trouver de terrain où l’entente serait possible. Ce n’est pas la situation internationale qui a créé cela. C’est la loi de 2004.
Nous en sommes arrivés à ce que l’Etat crée un observatoire de la laïcité (des citoyens) : le monde à l‘envers. Le Ministère de l’Education a dû éditer une charte de la laïcité (2013). Une journée de la laïcité a été instituée en 2015. Elle sert, entre autres, à remettre un prix de laïcité ! Les gens sont plus ou moins laïques, plus moins méritants dans la laïcité ! Le journal Le Monde fait un questionnaire pour que chacun évalue la connaissance qu’il a de la laïcité ; en fait la connaissance des conséquences actuelles (elles vont augmenter et se durcir) de la laïcité-athéisme–du-citoyen. Les efforts pour protéger et promouvoir (je reprends les mots de cet observatoire) cette laïcité inversée vont devoir grandir sans cesse, et le succès n’y sera pas. Parce que nous sommes à l’envers.
Reprendre la laïcité en son domaine initial d’exclusivité étatique est une nécessité, aussi dur que cela soit étant donné le point où nous sommes rendus, pour ne pas continuer à voir les problèmes du vivre ensemble croître jusqu’à éclater la société comme tout le monde peut voir que ce chemin de séparation des associés de la société est bien entamé.