La moralité, le concept qui tue

par easy
vendredi 16 juillet 2010

En ce moment nous nous retrouvons face à la crise bancaire ou financière ou économique, face aux bricolages de nos chefs, au port de la burqa, à Polanski, à la pollution, au lait mélaminé... Un concept revient donc très souvent sur le comptoir, celui de moralité. 

On peut le définir, en parler, agir en conséquence, punir en conséquence, mais il n’a pas de réalité intrinsèque. C’est bien un concept. Si tous les hommes s’endorment en même temps pendant une heure, il n’y a plus de moralité sur Terre pendant une heure, pas plus que d’immoralité, pas plus que d’amoralité. (idem pour la vérité, le courage, la loyauté et bien d’autres concepts). A quelques bombes à retardement près. 

Or ce concept, qui n’était peut-être pas dangereux dans les temps préhistoriques, est devenu très dangereux car fourre-tout, boîte de Pandore en même temps qu’invoqué à tout propos. (Sur Google, il y a 6 000 000 d’occurrences pour immoral contre 1 600 000 pour embrasser)

Le concept de moralité nous est probablement venu quand nous n’étions encore qu’en petits groupes et afin de nous solidariser autour d’une transcendance. Dans notre grotte, nous vivions alors tous des situations assez semblables et surtout connues des autres.
 
Au départ, la moralité était probablement assez simple à énoncer : Tu ne me tueras pas pendant mon sommeil. tu ne piqueras pas mon silex... (toutes règles visant à se protéger)
 
Ensuite ça s’est compliqué "Chasser les trop petits sangliers ce n’est pas correct"
 
Et puis, les concepts devenant plus précieux que les personnes, ce concept a protégé d’autres concepts qui en contenaient d’autres encore "Cracher sur la croix c’est immoral (ou amoral)" "Trahir son pays c’est immoral (ou amoral)" (Trahir c’est fourre-tout et pays aussi, surtout à l’heure où l’on s’interroge sur ce que veux dire être Français)
 
A cause de cet effet tiroir de concepts tous plus flous les uns que les autres, plus personne ne sait définir en quoi consiste le consensus tant chacun a ses propres définitions de la morale. Un gay n’aura pas la même morale qu’un hétéro ; un légionnaire qu’un médecin, un plombier qu’un facteur, un trader qu’un moine, une femme sexy qu’une femme moche, un flic qu’un dealer, une prostituée qu’une caissière (étant entendu qu’entre eux, il y a des points de moralité parfois identiques et parfois paradoxaux).
 
Sur un sujet donné, faisant plutôt consensus à un moment donné, par exemple un ministre qui fume des cigares sur les deniers publics en une période où il est question de ruine de l’Etat, on a beau jeu de brandir tous ensemble le drapeau de la moralité afin de se défouler les nerfs sur lui. On gagne en cohésion nationale en jetant un sbire dans le volcan.
 
Quand il s’agit de Polanski, pareil. Il est facile de se draper dans la moralité pour hurler qu’il faut lui arracher, qui le vermicelle, qui les noisettes, qui les oreilles, pour venger on ne sait trop quoi ni trop qui mais bien au nom de la morale.
 
Mais quand on discute de la moralité de tel ou tel comportement (ce qui débouche malgré tout sur des désaccords et des divisions) c’est surtout la promotion du concept de moralité que l’on fait, unanimement et il est probablement invoqué aussi souvent chez nous qu’au Pakistan ou en Iran. 
 
Jamais, dans les Premiers Ages, il ne serait venu à l’idée de quelqu’un de hurler à l’immoralité devant un dessin marrant qu’aurait fait un autre. Aujourd’hui, il y a tant de concepts imbriqués les uns dans les autres, qu’il est possible de dessiner un type enturbanné avec une bombe sur la tête et mettre ainsi en émois 5 milliards d’individus. Les uns se marrant et se soudant autour d’une transcendance raillante. Les autres se soudant autour d’une transcendance vengeresse alors que pas un seul de leurs cheveux n’a été tiré. Le dernier milliard ne comprenant strictement rien à cette hystérie.
 
Si l’on en était resté à "Est immoral, le fait de forcer ; blesser, torturer, tuer, emprisonner quelqu’un", le concept de moralité n’aurait rien de dangereux. N’importe quel homme sur la Terre pourrait convenir de cela. En cas de rixe, il invoquerait cette loi unique et universelle et les coups cesseraient car nul ne pourrait frapper sans tomber, en toute connaissance de cause, dans l’immoralité (et être considéré immoral par 100% des gens, c’est très pénible)
 
Dès qu’on a bricolé cette moralité de base en introduisant des concepts où il devint question de protéger autre chose que des corps, la morale est devenue une arme à multiples tranchants, une arme fourbe.
 
Dans les 10 Commandements, il y a (en sixième position, selon les versions) "Tu ne tueras point". On s’en serait tenu à ce seul commandement, nous vivrions dans la plus grande paix. Au lieu de cela, on a ajouté 9 autres Commandements qui visent tous à protéger quelque chose d’autre que les corps physiques. Et ces autres commandements, souvent placés avant celui concernant l’interdiction de tuer, peuvent conduire à transgresser ce dernier. 
 
 
Vous connaissez tous la loi de la robotique ou d’Asimov :
  1. Un robot ne peut porter atteinte à un être humain, ni, restant passif, permettre qu’un être humain soit exposé au danger.
  2. Un robot doit obéir aux ordres que lui donne un être humain, sauf si de tels ordres entrent en conflit avec la première loi.
  3. Un robot doit protéger son existence tant que cette protection n’entre pas en conflit avec la première ou la deuxième loi.
Il y a une première loi qui vise à protéger l’homme sur le plan physique et les lois suivantes sont toutes explicitement subordonnées à la première. Quelles que soient les circonstances ou ses raisons, il est impossible pour un robot de tuer un homme. 
 
Dans aucun des Livres, dans aucune de nos lois républicaines il n’existe une pareille priorité accordée à l’intégrité et à la tranquillité des individus. Au contraire, toutes les 3 lignes, il est question de châtiment, de punition, de contrainte physique, d’incarcération. La loi c’est le jardin des supplices.
 
Pourquoi ?
 
Parce que le législateur ou l’exégète tient à se réserver la possibilité de tuer, faire tuer, emprisonner ou électrocuter des êtres humains. Et c’est ce que chaque citoyen rêve de faire, au moins par procuration. 
 
Cette loi qu’Asimov avait imaginée pour les robots, aucun homme politique, aucun législateur ne voudrait l’intégrer dans les lois faites pour les hommes. Aussi bien en Corée du Nord qu’en France, nous voulons que nos policiers, nos soldats, nos robots, puissent tirer sur ceux qu’on leur désigne. Il est hors de question que nos drones soient programmés avec la loi Asimov. Il reste certes interdit de tuer de sa propre initiative quand on est un quidam mais dès qu’un ministre du roi ou de Dieu dit qu’il faut effacer quelqu’un, on doit l’exécuter (nos pilotes de nez pointus en savent quelque chose)
 
 
Le cas du vase de Soissons, surtout si ce n’est qu’un mythe, atteste qu’on en est venu à trouver normal de tuer un homme parce qu’il avait attenté à un concept. En cassant le vase, il avait piétiné le droit de Clovis de se réserver ce qu’il voulait en tant que chef. Piétiner un concept, un truc abstrait, vaut d’être tué. La propagation de cette histoire, martelée aux écoliers qui allaient servir la Patrie, prouve qu’on n’hésite pas un instant à enseigner qu’un concept a plus de prix qu’une ou que des millions de vie humaines.
 
Lorsque, très innocemment, nous racontons les fables de la Fontaine, la vraie leçon n’est pas le contenu de la fable mais le principe de soumission au concept de moralité. Lorsque nous discutons de la moralité du capitalisme, de la loterie, de la greffe de visage, du crédit, le gagnant du débat c’est lui, le concept de moralité. 
 
Lors d’une crise morale, on ressent tous et aussi collectivement (ce qui n’est pas exactement la même chose) une panique de conscience. On a l’impression d’avoir failli à quelque Ordre Supérieur. On invoque alors la morale comme autrefois on invoquait le dieu volcan et on se sent rentrer en grâce en dénonçant au plus vite l’immoralité des autres. 
 
Faut-il préciser que les dénonciations croisées sont alors la règle ?
 
Se promener à poil c’est immoral dit celui qui ne se promène jamais nu
Non, c’est coucher avec sa secrétaire qui est immoral, dit celui qui ne couche pas avec sa secrétaire.
 
Moi je te dis que c’est l’évasion fiscale qui est immorale, dit celui qui n’a jamais évadé de l’argent.
 
Chaque fois qu’on interroge la moralité de tel ou tel acte ou comportement, on astique le principe de moralité alors qu’il contient un capharnaum de concepts nuageux. C’est ce qui fait qu’il est très facile pour celui qui veut tuer, placer une bombe, égorger, éventrer des femmes les brûler ou les vitrioler, d’invoquer ce Dieu commun à tous qu’est la moralité-forcément-fourre-tout.
 
Le Taliban qui égorge un otage, le fait au nom de la morale. Le serial killer qui s’en prend aux femmes en jupe courte, le fait au nom de la morale. Celui qui roue sa femme de coups, le fait au nom de la morale et celui qui largue une bombe sur l’Irak, le fait aussi au nom de la morale.
 
Chaque fois qu’ici on papote tranquillement sur la moralité du capitalisme ou sur celle des commissions, on donne une raison de plus à tous ceux qui voudraient nous égorger, de le faire au nom de la morale puisque nous accordons, comme eux, énormément d’importance à ce concept. Sur Google, il y a 6 000 000 d’occurrences pour immoral contre 1 600 000 pour embrasser. Les Français seraient plus souvent procureurs qu’amoureux.
 
Depuis qu’elle existe, l’humanité n’a pas de but et ignore où elle va. Elle ne sait donc pas si son cheminement est bon ou mauvais. Elle avance et évolue sans se poser de question. L’Humanité est amorale et ne se voit ni bonne ni mauvaise alors que les individus qui la composent sont névrosés de morale et tuent, torturent, emprisonnent en son nom, ce qui est la meilleure façon de dissimuler son sadisme. 
 
Sur Terre, nous avons tous la moralité comme dieu suprême. Mais chacun a sa propre idée de ce que ce dieu exige des autres. C’est donc le dieu le plus dangereux que nous ayons jamais conçu. Tant que notre intégrité physique n’est pas directement menacée, autant éviter de l’invoquer. 
 
Il y a énormément d’excès, de fautes, d’erreurs, que nous commettons parce que nous ne nous sentons pas protégés physiquement par une loi unique et universelle de type Azimov et parce que nous ressentons que notre corps vaut moins que des concepts vaseux. Nos égarements d’angoissés nous rendent insupportables aux autres qui veulent alors notre élimination au nom de ces concepts vaseux qui nous font concurrence. C’est à ce cercle vicieux que nous sommes soumis. 
 

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