La roue de l’infortune
par C’est Nabum
vendredi 18 décembre 2015
La quadrature des cercles disparates
La générosité ne se sert pas à la louche.
Le marché de Noël de la cité johannique se réveille. Un à un, les petits chalets de bois vont s'ouvrir pour laisser admirer leurs produits merveilleux, leurs sollicitations d'hiver et de circonstance. Il faut flatter l'œil, attirer le chaland, provoquer l'envie et favoriser l'achat. Il est vrai que le prix location de l'emplacement met en danger l'équilibre financier de nos commerçants de l'itinérance.
Les prix de location des chalets qui circulent de bouche à oreille m'effraient. Notre bonne ville confond, me semble-t-il, animation et racket. Je comprends mieux que le vin chaud puisse coûter jusqu'à 4 euros 50 dans certaines officines à qui on a mis le couteau sous la gorge. Il me semble qu'il y a une certaine indignité de la part d'une municipalité à agir de la sorte.
On comprend mieux que, d'une année à l'autre, les boutiques changent de tête. La leçon retenue, les forains vont voir ailleurs si le marché fait meilleure recette à un moindre coût. La surenchère constatée atteste d'un mépris pour ceux qui vivent de cette activité. La folie des grandeurs est à l'œuvre ici : celle qui exige une grande roue immense dans le ciel de la cité.
Reconnaissons que visuellement le spectacle est de taille. Les lumières scintillent et illuminent la place des martyrs. Le manège écrase de sa stature les pauvres chalets qui, du coup, se font miséreux. La dispersion des stands en un ensemble incohérent qui tient davantage du dédale que du petit village sympathique, retire à l'ensemble cette âme qu'une autre disposition lui aurait conférée.
Tout à la périphérie de l'ensemble, en un lieu où ne cessent de passer les cyclistes dérangés par l'intrusion du barnum sur leur itinéraire préféré, un stand est réservé aux associations caritatives. C'est ici la roue de l'infortune, l'espace généreusement octroyé pour obtenir quelques piécettes. Les associations y tournent à tour de rôle, chacune ayant son jour de miséricorde municipale.
Mais sachons garder raison en cette cité. Le chalet n'est pas dans le prolongement des autres : il est dans l'encoignure du dispositif comme si on voulait le cacher à la vue des clients aisés, des notables et des bourgeois de la ville. Ironie d'un esprit pervers et sans doute retors : juste à côté de ce stand, bien décalé pour que le regard ne puisse se porter de l'un à l'autre, un chalet où l'on vend caviar et champagne.
Qui donc a poussé l'infamie et le bouchon à suggérer pareil voisinage ? Je m'en suis étranglé d'indignation, preuve s'il en est de mon esprit insupportable aux yeux des gens qui décident de tels chocs culturels. Je vous passerai aussi la présence d'un restaurant juste en face du stand de l'exil. Comme il faisait grand froid, ce jour-là, j'ai offert à trois bénéficiaires de l'association, un café dans cette noble institution locale. Je dois par honnêteté reconnaître que nous y fûmes bien reçus malgré l'accoutrement de mes invités dans le contexte de cet établissement huppé.
Le prix fut en conséquence du standing de la maison. Je n'avais qu'à ne pas croire au miracle. Je payai, me jurant bien de ne jamais remettre les pieds dans cette maison. Nous retournâmes à notre stand tenter d'obtenir quelques piécettes pour servir la cause de la faim. Nous vîmes passer des gens indifférents, la bouche copieusement garnie de confiseries et autres friandises diverses. Ceux qui avaient les bras chargés de paquets filaient en toute hâte. La pauvreté fait tache sur un marché de Noël. Des enfants acceptaient un chocolat tandis que leurs parents détournaient la tête pour ne pas mettre une petite pièce dans la corbeille.
Ainsi va la vie et la belle magie de Noël. Il n'y a rien d'extraordinaire à constater de tels agissements. Je crois qu'un regard et un sourire eussent suffi à notre bonheur. C'était souvent beaucoup trop demander. L'habit fait sans doute le mauvais moine au pays de Jeanne d'Arc. Nous eussions dû penser à vêtir plus dignement nos amis. Quelle négligence de notre part !
Fort heureusement, de rares passants se montrèrent généreux en considération et parfois en monnaie. Une femme vint vers le stand, elle versa son obole en reconnaissant qu'elle me lisait régulièrement. J'en fus touché. D'autres prirent le temps d'écouter nos explications, de donner leur part. Souvent, ils n'étaient pas de ceux dont nous aurions espéré un geste : preuve qu'il ne faut jamais se fier à la mine, tout aussi bien qu'à l'habit.
Notre association a passé son tour. D'autres prendront le relais. Si jamais, vous venez en ce lieu, je vous en prie, accordez-leur au moins un regard et une petite halte. C'est bien la moindre des générosités que vous puissiez leur offrir. Elle ne vous coûtera que quelques secondes avant que de vous précipiter sur la grande roue de votre bonne fortune !
Voisinagement leur.