Le 17 octobre 1961 (deuxième partie - la propagande à l’oeuvre)
par Catherine Segurane
samedi 16 octobre 2010
Comment faire croire à l’existence de meurtres par centaines alors que les cadavres correspondants sont désespérément absents dans les morgues, ou sont en nombre très inférieur aux chiffres balancés à la cantonade par paquets de dix et de cent ? Différents moyens vont être employés :
Et qu’avons-nous repêché dans tous les filets que nous avons lancés ? Un ensemble de silences que nous vous donnons à écouter."
C’est vrai que c’est un peu duraille de faire croire à des charniers de dimension importante qui n’auraient pas été retrouvés, et ceci en pleine région parisienne où la terre est en permanence creusée par tel ou tel chantier.
Un premier consiste à jouer sur les dates : on parle du "massacre du 17 octobre 1961", sous-entendant que la police a massacré les manifestants par centaines ce jour là, et puis, de proche en proche, on ajoute aux morts de cette journée ceux des jours suivants, puis, ceux des mois suivants (démarche qui peut avoir une légitimité partielle si elle est conduite avec prudence et honnêteté puisqu’un décès par blessures peut n’être pas immédiat), puis on ajoute aussi tout Algérien mort de mort violente dans des circonstances quelconques, y compris dans les mois PRÉCÉDANT la manifestation (là, on ne voit vraiment pas comment établir un lien quelconque entre ces morts et la manifestation, mais Einaudi ne se gêne pas pour les inclure dans sa liste nominative).
Un second moyen consiste en la thèse d’un grand nettoyage qui aurait fait disparaître cadavres et preuves, et refusé d’enquêter. Les propagandistes se scandalisent qu’il n’y ait pas eu de commission d’enquête parlementaire sur le 17 octobre. Il n’y en eut pas parce qu’il n’y a jamais de commission parlementaire lorsque les tribunaux sont saisis. Ces derniers ayant plus de moyens d’investigation qu’une commission parlementaire, on devrait se réjouir de ce que les enquêtes leur aient été confiées, mais il n’en est rien, et vous lirez plus d’une fois qu’on ne les a saisis que pour empêcher le Parlement d’enquêter. De plus, les enquêtes judiciaires sur les morts violentes d’Algériens en marge de la manifestation innocentèrent les policiers. Preuve, pour nos propagandistes, qu’elles étaient partiales.De même qu’étaient prétendument partiales les informations judiciaires systématiquement ouvertes à la demande du gouvernement en cas de mort violente d’un Algérien. Nos propagandistes nous décrivent l’appareil d’Etat comme entièrement monolithique, entièrement voué à la maltraitance des musulmans et prêt comme un seul homme à faire disparaître cadavres, témoins, preuves, dossiers, archives pour nettoyer toutes les traces d’un crime massif (ce qui ne les empêche pas de fonder les accusations les plus énormes sur un tract anonyme supposément écrit par des "policiers républicains", dont on s’étonne dans ce contexte qu’ils existent). Moyennant quoi, pas besoin de trouver des cadavres en grand nombre pour accuser la France de massacre, voire de génocide. Tout est supposé avoir disparu dans un grand coup de karcher. Nous rappellerons que la France était au contraire extrêmement divisée sur la question de la guerre d’Algérie, que le référendum sur l’approbation des accords d’Evian en 1962 remporta plus de 90 % de oui, et que le Parti Communiste, fidèle soutien du FLN, remportait souvent près de 20 % des suffrages aux élections. Des fonctionnaires proches du parti communiste étaient présents à tous niveaux de l’Etat. Aucun "grand ménage" n’aurait pu avoir lieu sans laisser derrière lui une ribambelle d’acteurs obéissant à des ordres avec réticence et de témoins aussi indignés que bavards.
Un troisième moyen est la présomption de culpabilité. Tout Algérien mort en marge des manifs (ou même pas) est, jusqu’à preuve absolue du contraire, supposé tué par la police, et qui plus est l’être dans le cadre d’un usage illégal de la force. Même des chercheurs honnêtes se trouvent ainsi instrumentalisés. Ces derniers recensent tous les cas de morts violentes d’Algériens qu’ils trouvent, documentent chacune autant qu’ils peuvent, puis ils ne concluent par forcément à une mort du fait de policiers, et moins encore à un meurtre par la police. Il n’empêche : le chiffre brut de cadavres qu’ils recensent devient vite un chiffre de supposées victimes du supposé massacre.
Un quatrième moyen consiste en l’invention de légendes urbaines faisant appel à l’imagination, usant de procédés littéraires, créant une ambiance de roman gothique et de film d’épouvante.
Le thème le plus récurrent est celui de la dissimulation de cadavres, et là, l’imagination est au pouvoir : corps jetés dans la Seine, cimetières clandestins, corps jetés en mer du haut d’hélicoptères ... aucune invraisemblance n’arrête nos romanciers. Peu importe que la France soit un pays organisé dans lequel un ordre laisse des traces écrites et implique une chaîne importante d’acteurs dont un au moins finit toujours par révéler le secret. Peu importe qu’il soit impossible de dissimuler durablement des corps en grand nombre dans une région parisienne sur-construite et en chantier permanent. Peu importe que, sauf exception (et les exceptions jouent sur des unités, pas sur des dizaines ou des centaines), un cadavre descendant la Seine soit arrêté au premier barrage.
Rien n’arrête la thématique des morts dissimulés parce que le pouvoir algérien en a besoin. Pour lui, en effet, les morts les plus utiles ne sont pas ceux qui sont identifiés et inscrits sur des listes, mais bien plutôt ce sont les morts-mystère, ceux qui permettent de répondre à une famille qui s’interroge sur la disparition d’un des siens en dérivant la culpabilité vers la France en général et le 17 octobre en particulier. Car, les morts d’Algériens requérant explications, il y en a eu plein avec les règlements de comptes entre FLN et MNA.
LE TRACT DU 31 OCTOBRE 1963
Un des premiers instruments de cette mythologie macabre est un tract anonyme du 31 octobre intitulé "Un groupe de policiers républicains déclare".
Ce document boutefeu fit l’objet d’une enquête ; le papier fut analysé et il s’avéra semblable à celui qu’utilisaient le parti communiste, la CGT, et les mouvements proches, en particulier à la Régie Renault. Des dizaines d’Algériens auraient été tués au Parc des Expositions de la Porte de Versailles. Une bonne centaine précipités dans la Seine au Pont de Neuilly. Le sang aurait coulé à flots à la station de métro Austerlitz, et des restes humains auraient jonché les escaliers. Une petite cour, dite "d’isolement", de la Préfecture de Police, aurait été un véritable charnier, et, de là encore, des dizaines de cadavres auraient été jetés à la Seine. Encore 30 malheureux jetés dans le canal à Saint Denis. D’autres, en nombre indéterminé, auraient été jetés dans le canal à Auberviliers, ou pendus dans le bois de Vincennes. Dans le XVIII ème arrondissement, des Algériens auraient été arrosés d’essence et brûlés par morceaux.
Nous y rencontrons quelques bobards qui ont encore du succès aujourd’hui, comme les cadavres par centaines dans la Seine, et d’autres qui n’ont pas vraiment marché auprès du public français, même islamolâtre et bisounours, car par trop invraisemblables, comme les pendus du bois de Vincennes ou les Algériens arrosés d’essence et brûlés morceau par morceau (nul ne les a jamais rencontrés ni morts ni vivants). Cependant, comme nous l’avons vu dans l’article précédents, ces bobards circulent en milieu algérien, y compris dans des médias ayant une certaine diffusion, et ils font leur travail d’incitation à la haine de la France.
LES CADAVRES DANS LA SEINE
L’idée des cadavres jetés dans la Seine par centaines trouve sa source dans le tract du 31 octobre, c’est à dire dans un document militant et anonyme qui aurait dû appeler une analyse critique sévère. Puis elle est reprise par chaque propagandiste pro-FLN qui écrit sur le sujet. Ces cadavres auraient été jetés de plusieurs ponts, principalement le Pont de Neuilly et le Pont Saint-Michel, et d’autres auraient été transportés jusqu’à l’eau à partir de la petite cour, dite d’isolement, de la Préfecture de Police, où il y aurait eu, selon eux, un véritable charnier.
M. Montaner (un officier présent sur place) fait observer que, dans cette cour, 25 policiers gardaient un millier d’Algériens arrêtés. Ils avaient autre chose à faire que de transporter des cadavres à la Seine, opération qui exige au moins deux porteurs .
Peu importent toutes ces invraisemblances. Le potentiel littéraire des cadavres au fil de l’eau est bien perçu, et le titre Le Silence du Fleuve est porté à la fois par un livre d’Anne Tristan et par un film d’Agnès Denis. Le livre, paru en 2001, est présenté en ces termes :
"Octobre 1961, des algériens manifestent dans Paris.
La police française matraque, tue, jette les corps dans la Seine. C’est un massacre. Les victimes se comptent par centaines. Qui a vu ? Qui se rappelle ? Pour nous, Agnès, Samia, Mehdi... Toute l’équipe qui a réalisé ce livre, cette histoire n’est pas ancienne : elle a notre âge. Nous avons voulu en débusquer les traces dans les archives, dans les mémoires, comprendre pourquoi nous l’avions apprise par hasard.
Et qu’avons-nous repêché dans tous les filets que nous avons lancés ? Un ensemble de silences que nous vous donnons à écouter."
Et puis, les belles cérémonies commémoratives au bord de l’eau, ça fait toujours son effet. N’est-ce pas, Monsieur Delanoé ?
LES CIMETIÈRES CLANDESTINS
La légende des cimetières clandestins va connaître deux versions successives ; la première, maximaliste, attribue ces fosses communes à la police française ; la seconde version est une position de retrait et nous parle d’enterrements clandestins par les proches du défunts, supposés terrorisés par la France au point de ne pas oser accompagner ouvertement un des leurs à sa dernière demeure.
Nous lisons ceci dans Cairn info, sous la plume de Jacques Valette :
"De temps à autre, on essaye de relancer la polémique, en évoquant des charniers cachés, que personne n’a jamais retrouvés. Mme Amiri avance l’hypothèse gratuite que « des personnes présentées comme ayant été expulsées sont probablement décédées durant la manifestation même ou dans les semaines qui suivirent, suite à leurs blessures ...
Certains ont même affirmé que des corps avaient été jetés à la mer, du haut d’un avion, sans jamais le prouver." :
Certains ont même affirmé que des corps avaient été jetés à la mer, du haut d’un avion, sans jamais le prouver." :
C’est vrai que c’est un peu duraille de faire croire à des charniers de dimension importante qui n’auraient pas été retrouvés, et ceci en pleine région parisienne où la terre est en permanence creusée par tel ou tel chantier.
La thèse des corps jetés dans la mer du haut d’un avion est extrêmement intéressante en ce qu’elle montre combien nos propagandistes doivent aller loin pour trouver une position de repli pouvant passer pour plus ou moins crédible, ou en tous cas pour moins immédiatement incroyable que celle de fosses communes en pleine région parisiennes ou de dizaines de cadavres descendant la Seine sans jamais heurter un barrage.
Einaudi, lui aussi, parle de cadavres dissimulés :
"Pourtant, il y a bel et bien eu des cadavres qui n’ont pas été transportés à l’IML. J’en prends pour seul exemple les cadavres de ces Algériens morts dans l’enceinte du palais des Sports placé sous la garde de la gendarmerie mobile. Qu’en a-t-on fait ? Quel service les a fait disparaître ? Ces questions restent posées."
Mais revenons en à nos tombes clandestines. Car, maintenant, réduits à plus de modestie, nos propagandistes parlent de simples tombes et non plus de grandes fosses communes. L’Humanité-hebdo (du 6 février 1999) et Libération (du 12), citées par Brunet, ont cru avoir trouvé le Graal quand un chantier de Créteil révéla sept corps ; ils ne manquèrent pas d’évoquer les morts du 17 octobre, mais en fait il semble qu’il s’agisse de restes d’un ancien cimetière parisien.
Qu’à cela ne tienne ! Nos propagandistes ne se découragent jamais ! Un duo d’Anglais qui n’aiment pas la France, House et Macmaster, écrivent qu’il est probable que « certains corps ont été enterrés en secret plutôt que d’être remis aux autorités françaises tant redoutées » (Jim House et Neil MacMaster, Paris 1961, les Algériens, la terreur d’État et la mémoire, Tallandier, 2008, paru en anglais en 2006)
On notera l’importance du recul : il n’est plus question d’enterrements en grand nombre à l’initiative des autorités françaises, mais d’enterrements par des familles et des amis. La haine de la France se manifeste quand même : elle fait si peur, parait-il, cette France colonialiste et fasciste, que nos petites victimes chéries du FLN n’osent même plus enterrer leurs proches ouvertement ! Nos deux propagandistes ne pensent même pas à souligner que celui qui enterre un cadavre en secret a plus de chances d’être son assassin que d’être un parent éploré. Objectivité, quand tu nous tiens ... Bon ... N’empêche qu’on ne nous parle plus trop maintenant de cadavres escamotés par centaines et de grands charniers sous la lune.
LES PENDUS DU BOIS DE VINCENNES
Ici, nous avons affaire à une légende urbaine avortée. Faire croire à des pendaisons au bois de Vincennes, c’était quand même trop gros pour marcher, mais ce fut quand même bien essayé.
Comme toujours, l’origine première est dans le tract du 31 octobre, où elle tient en quelques mots non circonstanciés :
"A Saint-Denis, Aubervilliers et dans quelques arrondissements de Paris, des commandos formés d’agents des Brigades spéciales des districts et de gardiens de la paix en civil "travaillent à leur compte", hors service. Ils se répartissent en deux groupes. Pendant que le premier arrête les Algériens, se saisit de leurs papiers et les détruit, le second groupe les interpelle une seconde fois. Comme les Algériens n’ont plus de papiers à présenter, le prétexte est trouvé pour les assommer et les jeter dans le canal, les abandonner blessés, voire morts, dans des terrains vagues, les pendre dans le bois de Vincennes."
Jusqu’ici, nous n’avons qu’une affirmation dans un tract anonyme, mais le bobard va tenter de gagner quelques quartiers de noblesse en étant repris sournoisement par deux historiens patentés, Benjamin Stora et son élève Linda Amiri.
Voici ce que nous lisons dans une interview qui aurait du être sérieuse puisque le journal est le Le Nouvel Observateur et que l’interview est un dialogue entre Stora et Amiri ; l’interview est parue ou a été reprise en janvier 2003 sur le site Grands Reporters.com ; voici un extrait :
On notera comment les deux légendes urbaines sont proposées sans en avoir l’air, en ménageant à ceux qui les fabriquent une possibilité de repli. Benjamin Stora reprend l’idée de pendaisons dans le bois de Vincennes et celle de la Seine remplie de cadavres, mais sans assumer la responsabilité de ces informations ni pour autant se démarquer de sa source. Il nous dit relater les propos d’un responsable FLN qui lui-même serait effaré et ne croyait pas au départ cela possible. Amiri, qui l’interroge, passe ensuite à une autre question, au lieu de cuisiner Stora pour tester la validité de ces "révélations"ou au moins lui demander s’il les assume.
Nous sommes là dans des procédés d’insinuation qu’on ne devrait pas observer sous la plume d’historiens de grade universitaire.
Une brève allusion à des pendus se trouve également dans un article d’Algeria Watch intitulé Massacre du 17 octobre 1961 : la date sans nom de l’histoire de France et signé Hicheme Lehmici ( Le Quotidien d’Oran, 17 octobre 2005).
On peut y lire :
"Des policiers s’adonnent librement à la torture la plus abominable, tandis que d’autres s’amusent en pendant des Algériens un à un."
La légende des pendus du bois de Vincennes n’a cependant pas eu de succès et n’a pas été reprise massivement à notre connaissance.
Le lancement de bobards, des fois, ça échoue ....
Pourquoi cette légende là a-t-elle échoué alors que les deux autres ont réussi ? Certes, le bobard est gros, mais, au fond, pas tellement plus que les deux autres, et il avait un beau potentiel littéraire. Imaginez ... vous vous promenez tranquillement au bois de Vincennes, et tout à coup, au détour d’un sentier bucolique ...
Peut-être la légende des pendus a-t-elle été moins martelée que les autres parce que moins nécessaire.
Les pendus que chacun pourrait croiser en se promenant au bois de Vincennes, ce n’est pas sans intérêt fantasmatique mais ce n’est pas à proprement parler indispensable à la thèse des propagandistes, contrairement aux deux autres légendes (les cadavres avalés par la Seine et les cimetières clandestins) qui, elles, ont une fonction précise, celle d’expliquer pourquoi les centaines de morts supposés de la manif ne se retrouvent dans aucune morgue.
NOTES ET RÉFÉRENCES
(outre celles déjà citées dans le corps du texte)
Jean-Paul BRUNET Police contre FLN
JEAN-PAUL BRUNET, CHARONNE. LUMIÈRES SUR UNE TRAGÉDIE Paris, Flammarion, 2003, 333 p., ISBN 9 782080 683410
Jean-Paul BRUNET Sur la méthodologie et la déontologie de l’historien. Retour sur le 17 octobre 1961
Jean-Luc Einaudi, La Bataille de Paris : 17 octobre 1961, Seuil, 1991, ISBN 2-02-013547-7.
Sylvie Thénault, « Le fantasme du secret d’État autour du 17 octobre 1961 », Matériaux pour l’histoire de notre temps
Jim House, Neil MacMaster, Paris 1961. Les Algériens, la terreur d’État et la mémoire, Tallandier, 2008, 542 p. ISBN 978-2-84734-491-2. Traduit de l’anglais par Christophe Jacquet.
Linda Amiri, Les fantômes du 17 octobre, Mémoire Génériques, 2003. Lire un entretien avec Benjamin Stora au sujet de ce titre sur grands-reporters.com : http ://www.grands-reporters.com/1961-Les-fantomes-du-17-octobre.html