Le « e » n’est pas la marque du féminin
par Orélien Péréol
mercredi 10 juin 2020
Ce qui s’appelle « l’écriture inclusive » s’impose à nous par la ténacité muette et absolue de celles et ceux qui veulent l’imposer. Elles et ils montrent bien qu’elles et ils ne cèderont pas et que celles et ceux qui ont d’autres points de vue sur cette question de grammaire n’auront jamais gain de cause par le raisonnement et l’argumentation et que, par conséquent, elle et il vaut mieux qu’elles et ils s’y mettent tout de suite.
Cette « méthode » d’activiste(e)s, (il faut rajouter le « e » magique qui rappelle qu’il y a des femmes parmi les activistes, sinon, on les exclue) rendue forte et même irrépressible par tous nos médias de masse, le numérique en premier, relève de l’embrigadement, de l’autoritarisme : plus je répète, plus j’ai raison ; plus je montre que je ne changerai jamais d’avis, plus j’ai raison et la preuve que j’ai raison est dans le fait que de plus en plus de gen(e)s s’y mettent.
1/ Je vous déconseille de dire à un adulte qui apprend le français (l’enseignement qu’on appelle FLE : Français langue étrangère) que le « e » est la marque du féminin, vous le mettriez en difficulté : le sable, la table, le père, la mère… etc. on ne peut absolument pas dire : « ce mot a un « e » à la fin, il est donc féminin ; il n’a pas de « e », il est donc masculin. »
Bien des noms féminins n’ont pas de « e » : la maison, la raison, une sœur… Je lis un article à propos « d’une jeune médecin ». Le journaliste a raison d’écrire « une médecin » et il vaudrait mieux se ranger à la raison. Aucun problème. Sauf à vouloir en créer un volontairement et il faut chercher la cause de cette volonté.
Sans compter que le genre grammatical ne concerne que les noms, les pronoms et les adjectifs. Il y a des « e » à la fin des verbes, par exemple, qui ne sont pas concernés par le masculin et le féminin : je marche, je mange… Faudra-t-il écrire, pour la deuxième personne, tu(e) ?
2/ Le neutre grammatical n’a pas de forme spécifique en français : il est porté, le plus souvent, par le masculin et le souci d’égalité, pour la petite part où il a un écho en grammaire, amènerait à appeler le masculin, masculin-neutre : « Il pleut, il faut faire ceci ou cela… » ces « il » sont neutres. Quelquefois, le neutre est donné par le féminin : une girafe. Mot féminin, nomme pareillement un mâle ou une femelle. Ne compliquons pas. La valeur neutre du masculin n’est pas admise. Je me souviens d’un conférencier qui a dit : « dire que le masculin est aussi le neutre n’est pas satisfaisant. » En quoi ce n’est pas satisfaisant ? Il ne l’a pas dit. L’interprétation que le masculin est aussi neutre servirait à « oublier », « invisibiliser », au fond « humilier » les femmes. A force de répétition et de ténacité, cette idée finit par non pas emporter l’adhésion sur le fond mais à obliger tout le monde à y céder sur la forme.
3/ En général, quand j’arrive à discuter jusque-là avec un partisan de ce qui s’appelle « l’écriture inclusive », il m’objecte que la difficulté par rapport aux femmes concerne surtout les noms de métier. Nous savons que, dans le monde, se trouvent des femmes et des hommes, ce n’est pas la peine de le rappeler à tout bout de champ. D’une manière générale, les noms de métiers sont des noms génériques et le masculin est neutre grammaticalement. Si l’on parle d’une personne en particulier, on la nomme en tenant compte de son sexe. Ex : ma médecin (le « e » n’est pas la marque du féminin : « ma médecin dans sa maison. » ne fait pas problème). De la même façon, on peut écrire une professeur, nombre de nom en « eur » étant féminin, comme fleur.
4/ La situation de l’orthographe est assez spéciale en France : l’amour de l’orthographe est immense, le fait que l’orthographe serait le marqueur de la culture d’une personne parait certain… et cependant le travail pour mémoriser ces ensembles d’obligations grandement aléatoires, pleines d’exceptions aux règles n’est pas fait par les individus. Dans les classes, les élèves ont tendance à écrire : les voiture rouge ou noir roule dans la rue… et leur faire écrire les marques du pluriel épuisent des millions d’heures avec un résultat quasi nul. En substance, l’orthographe fait l’objet d’une aura majestueuse et d’une pratique défectueuse.
D’autre part, l’idéal de l’orthographe est tout de même de représenter les sons, comme la notation musicale. Créer de nouvelles obligations orthographiques imprononçables a peu de chances d’avoir du succès (celles existantes, rappelons-le, étant mal ou pas appliquées). On en arrive à des aberrations : « des universitaires occidentales·ux… » le monde est sexué, il y a des femmes et des hommes, ce n’est pas la peine de le rappeler de cette façon illisible.
Celles et ceux qui pratiquent cette écriture illisible se lassent vite et oublient bon nombre de mots ; cette écriture est intenable. Cela devrait leur signaler l’inanité de ce système et secondairement de leur volonté de l’imposer.
5/ A mon sens, le point le plus important est l’incommensurabilité du sexe et du genre grammatical. Incommensurabilité veut dire que cela n’a rien à voir. Je suis une personne, nom féminin. Cela ne fait aucun problème. Une femme est un individu. J’avais proposé au conférencier qui voyait un problème à considérer le masculin comme un neutre parfois, de dire un person pour un homme et une personne pour une femme. L’idée l’enthousiasma, il trouva un moment que j’étais en avance sur lui, que j’allais plus loin que lui, jusqu’à ce que je lui avoue ma ruse et que j’avais illustré par là le fait que le genre grammatical était dans un autre monde que le sexe réel.
Gérard Depardieu est une star, tout comme Catherine Deneuve. La star Depardieu est un peu une armoire à glace, alors que la star Catherine Deneuve, surtout jeune, est un ange. Un homme amoureux appelle sa femme : « mon amour ». Pas de problème. Sauf à faire exprès d’en voir un.
6/ Côté logique : Toute cette affaire se présente comme un sophisme de grande taille. Il y a plusieurs sortes de sophismes. Dans ce cas, le principe est faux. Les sophismes de ce type sont connus par cet exemple : tout ce qui est rare est cher, un cheval à trois pattes est rare, un cheval à trois pattes est cher. C’est le principe qui pèche : tout ce qui est rare n’est pas cher ; la preuve : un cheval à trois pattes, bien que rare, ne vaut pas grand-chose. La rareté est une des sources de la valeur. Une des raisons de la valeur de l’or est sa rareté Si la rareté peut conférer de la valeur à certaines choses, elle ne garantit pas la valeur de toute chose rare.
7/ Côté politique : Une idéologie est un système d’idées qui a une cohérence interne. Les idées d’une idéologie sont bien jointes, elles se nouent les unes aux autres, se tissent, se tricotent, elles forment un ensemble serré et compact. Une idéologie a la forme d’un discours scientifique, là où la science a stabilisé ses savoirs. Un discours à l’allure scientifique est une idéologie quand il n’a pas de relation avec le réel, avec ce qui se passe vraiment… C’est le cas ici. Le sexe est du réel, de ce qui ne dépend pas des humains, et le genre grammatical est du symbolique, de l’échange entre les humains, il est dans une relation fluctuante, arbitraire, numérique, digitale avec les choses, objets, événements, situations, phénomènes… On ne peut tirer aucune règle générale qui puisse passer des mots aux choses ou le contraire. Si l’on dit « un piano », on va penser à un instrument de musique à cordes et à percussion, qui est aussi un meuble. Dans une cuisine professionnelle, le piano est tout autre chose, c’est un piano de cuisson avec ses multiples feux et ses multiples fours. Pourquoi le même mot ?
Si je vous dis « arbre », vous allez penser à ce végétal ligneux, qui nous procure tant de bien. Mais il y a des arbres généalogiques, des arbres à cames, des schémas explicatifs… la liste est longue. Pourquoi le même mot. Faites l’expérience : Prenez un mot au hasard et faites l’expérience : vous verrez la dispersion imprévisible des choses, des êtres, des mouvements, dont ce mot parle.
L’autre considération qui montre le caractère idéologique de l’écriture inclusive, le fait qu’elle ne touche aucune réalité, est que les rapports entre les femmes et les hommes dans les pays de langue anglaise ne sont pas différents de ceux des pays de langue française, alors que l’anglais ne donne du masculin et du féminin qu’aux êtres sexués, tout le reste étant neutre.
Marx a montré que les idéologies tenaient pour remplir la fonction de domination, en l’invisibilisant, d’un groupe sur d’autres : chacun se faisant embarquer par la stabilité interne et le caractère « évident » des propositions nées au sein de l’idéologie, oubliant le principe affabulé et sans contact avec ce qui se passe vraiment.
C’est là la question qu’il faut se poser : qui domine avec cette idéologie de l’écriture dite inclusive, en rendant sa domination invisible ?