Le multiculturalisme est-il compatible avec la démocratie ?

par Stephane Guezenec
mardi 12 décembre 2006

L’Irak, l’ex-Yougoslavie, l’ex-URSS, autant d’exemples récents d’Etats multiculturels qui n’ont pu sortir de la dictature qu’au prix d’une implosion ou d’une guerre civile. Une leçon à méditer pour l’Europe occidentale au multiculturalisme naissant.

Le rapport Baker officialise et l’échec des Etats-Unis à imposer de force la démocratie, et la guerre civile confessionnelle en Irak. Comme d’autres Etats totalitaires avant lui, l’Irak a donc peu de chances de survivre à la chute de son dictateur Saddam Hussein. Les Kurdes y bénéficient déjà d’une autonomie de fait. La guerre entre chiites et sunnites s’apparente à une épuration ethnique, forçant les populations à se regrouper en zones de confession homogènes. Le désastre irakien et les précédents yougoslave et soviétique (sans intervention extérieure préalable) devraient alimenter autre chose que notre ressentiment à l’égard de Bush. Le multiculturalisme émergent des vieilles nations européennes y est en effet présenté, suivant les sensibilités politiques, comme souhaitable ou mortifère, mais inéluctable. Enjeu essentiel de notre futur commun, tenter de tirer les enseignements d’autres sociétés multiculturelles n’indisposera que ceux qui n’aiment pas frotter leurs concepts généreux à une réalité souvent moins conforme à leurs souhaits.

Le multiculturalisme totalitaire disparaît avec le totalitarisme

Que ce soit en Yougoslavie, en Irak ou en URSS, la cohésion « nationale » de façade ne résultait que d’un système totalitaire, à la tête duquel on trouvait un dictateur (Tito puis Milosevic, Saddam, ou les prédécesseurs de Gorbatchev) et un parti unique (partis communistes à l’Est, parti Baas en Irak). Les responsabilités allaient bien sûr de préférence à certaines nationalités, ethnies ou confessions. Mieux valait ainsi être Russe que Tchétchène en URSS, sunnite que chiite en Irak, etc. La contestation muselée, l’unité nationale affirmée n’était donc que le résultat d’une répression féroce. Dès que celle-ci a disparu ou diminué en intensité, les identités frustrées de chacune des communautés se sont muées en forces centrifuges violentes, conduisant à l’éclatement de droit (URSS, Yougoslavie) ou de fait (Irak) de chacun de ces trois pays.

Un Etat multiculturel et autoritaire peut-il accéder à la démocratie sans connaître la guerre civile, et (ou) l’éclatement en Etats monoculturels ? Ces trois exemples peuvent raisonnablement convaincre un lecteur de bonne foi que non (soulignant au passage l’absurdité ou le cynisme du projet de Bush). L’adhésion acquise ou prochaine à l’Union européenne de pays issus de l’éclatement parfois sanglant d’anciens membres du Pacte de Varsovie (Croatie, Slovaquie, Slovénie, République tchèque, etc.) conforte la thèse suivante : un minimum d’homogénéité culturelle favorise l’établissement durable d’une démocratie et du contrat social qu’il implique.

Les démocraties monoculturelles peuvent-elles s’adapter au multiculturalisme ?

La question suivante, induite par la précédente, ouvre la voie à de rudes polémiques : une démocratie constituée historiquement dans le cadre d’une société monoculturelle peut-elle devenir multiculturelle sans que cette évolution soit "pensée" ? La réponse est à l’évidence également négative, tant le « laisser-faire » en ce domaine apparaît comme irresponsable, sauf à tenir pour acquis éternel nos démocraties (folie !). Ainsi, à l’horizon de vingt ans, les scénarios suivants ne peuvent être écartés d’un haussement d’épaule. Scénario 1 : face au désordre semé par des troubles communautaristes, un pays européen (Royaume uni ? Pays-Bas ? France ?) se jette dans les bras d’un leader providentiel qui impose un régime autoritaire - voire pire - afin de restaurer l’ordre public, et ceci au détriment de minorités. Inimaginable ? Scénario 2 : une épuration ethnique larvée conduit à une répartition raciale ou confessionnelle du territoire, et ainsi à l’éclatement en droit ou en fait d’une nation en autant d’entités autonomes et monoculturelles. Grotesque ?

Ce « laisser-faire » suicidaire tient pourtant lieu de politique aux Nations fondatrices de l’Union européenne depuis le Traité de Rome. Il est vrai qu’en 1958 le multiculturalisme était simplement impensable. Quand, à partir des années 1980, l’enracinement de minorités de plus en plus visibles a révélé les bouleversements qui survenaient en Europe, le débat démocratique n’a pu avoir lieu. Pourquoi ? Parce que dans des nations traumatisées par deux guerres mondiales, les camps d’extermination racistes et une décolonisation culpabilisante, on a confondu, de bonne ou de mauvaise foi, la culture et la race. Une minorité raciste d’extrême droite a vu dans les autres couleurs de peau une population par essence inaccessible aux valeurs démocratiques européennes et à leur arrière-plan judéo-chrétien - Gaston Kelman, authentique Bourguignon noir de peau, démontre avec brio le contraire dans Je suis noir et je n’aime pas le manioc. Une autre minorité d’extrême gauche, mieux acceptée dans le paysage intellectuel, exécrant la société qui la tolère (faussement démocratique puisque capitaliste) a vu au contraire dans le multiculturalisme l’occasion de dissoudre à tout prix les valeurs qu’elle déteste. Les partis de gouvernement (centre-droit, centre-gauche) tétanisés ou inconscients ont préféré regarder ailleurs, craignant les accusations pavloviennes de « racisme » que toute question sur ce sujet sensible déclenche. Ce débat essentiel commence à être à peine toléré - avec vingt-cinq ans de retard, une génération ! L’assassinat de Theo Van Gogh aux Pays-Bas, les attentats de juillet 2004 à Londres, mais dans le quotidien également, l’excision, la polygamie, les mariages forcés, les fantômes voilés de la tête aux pieds, tout ceci constitue ici et maintenant le paysage européen : le déni de réalité n’est plus tenable.

Les trois choix : dictature, guerre civile ou Etats-Unis d’Europe

Aux tenants du multiculturalisme, il faudra démontrer qu’une société multiculturelle demeure compatible avec une démocratie - même imparfaite. J’ose à peine leur citer le seul exemple qui s’impose : les Etats-Unis d’Amérique (mais oui) unis par un contrat social simple - travail, famille, patrie - sans oublier l’essentiel, la Bible, et où l’immigration demeure d’ailleurs très majoritairement chrétienne. Comme l’Amérique sert en général de repoussoir aux dévots du multiculturalisme, vingt-cinq nouvelles années risquent de s’écouler, et notre monde de s’écrouler, avant qu’ils ne finissent leur célèbre phrase : « Un autre monde est possible ... » Très bien ; lequel ? Et si jamais ils parvenaient à le définir, comment façonner rapidement ces « autres hommes » à l’intersection de cultures millénaires ? On sait ce qu’il advient des sociétés où l’on a prétendu créer des hommes nouveaux : faute d’y parvenir, on s’est résolu à les tuer par millions.

La tâche des adversaires du multiculturalisme ne s’annonce guère plus aisée : conversions forcées au christianisme ? Déportations massives ? On connaît la suite.

Pour ceux qui, comme l’auteur de ces lignes, ne sont tentés ni par un nouveau Pol Pot, ni par un nouvel Hitler, il faudra définir puis imposer des valeurs communes, au risque de « stigmatiser » des communautés, et de rogner la liberté de quelques-uns pour sauvegarder l’existence de tous. C’est ainsi que les Pays-Bas ne délivrent plus de titre de séjour qu’aux étrangers capables de parler néerlandais, ou que la Grande-Bretagne s’interroge à juste titre sur l’interdiction du voile intégral. Ceux qui ne soutiendront pas cette politique pragmatique, à commencer par les musulmans modérés, seront les machiavels ou les idiots utiles d’une probable catastrophe. Le compromis raisonnable serait donc d’inventer en Europe une "Nouvelle Amérique" laïque, soucieuse de n’accueillir en son sein que des hommes adhérant à ce nouveau contrat social. Des hommes et des femmes égaux, désireux de faire prospérer une économie et pas seulement de bénéficier des largesses d’une protection sociale conçue avant les visas de tourisme et les boat-people.

Ce n’est certes guère enthousiasmant, et il n’est même pas certain que cela soit possible, tant nos sociétés sont corsetées par le politiquement correct, et par la lâcheté des responsables qui s’en inspirent. Les vrais démocrates doivent pourtant y croire, et unir leurs forces pour épargner aux générations européennes à venir un Liban à l’échelle du continent. On a le droit d’être pessimiste.


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