Le prix d’un baiser

par C’est Nabum
samedi 10 avril 2021

Drôle d'époque

Le premier flirt vous laisse toujours un étonnant souvenir. Il est tout à la fois un doux parfum d'interdit qui se brise, la réalisation d'un désir impérieux, la fin de la sourde appréciation de ne pas parvenir à faire comme les copains ou les copines. C'est encore l'entrée véritable dans l'univers de l'adolescence, ce premier pas vers les grandes passions à venir.

Pour Enzo et Emma, c'est dans un Parc municipal qu'eut lieu ce merveilleux moment qui aurait dû être inoubliable pour eux, pour ce chamboulement intime qu'il avait provoqué. Ils étaient heureux, s'étaient trouvés en harmonie tout en ayant le sentiment d'être à partir de cet instant totalement invulnérables. Leurs camarades, à distance, avaient assisté amusés à la parade qui les avait conduits à se dévoiler l'un à l'autre, timidement au premier baiser, beaucoup plus fougueusement ensuite.

Tous les deux, main dans la main, avaient rejoint le groupe. Les sourires en coin les laissaient indifférents. Il y avait même une fierté non feinte de leur révéler leur amour. Qu'importe la suite, c'était en cet instant le plus beau jour de leur vie. Puis la réalité reprenant le dessus, la joyeuse troupe et les deux tourtereaux quittèrent le Parc pour rejoindre leur établissement scolaire. Il fait beau, la vie est belle et la jeunesse son plus bel âge.

À la sortie de cet espace clos, Enzo éprouve l'impérieuse nécessité de déposer un dernier baiser sur les lèvres de son adorée. Emma baisse son masque, elle a compris le message, Enzo l’imite en se rapprochant d'elle. Ils vont unir leur bouche une dernière fois quand un crissement de pneu les fait sursauter. Une voiture s'arrête à leur hauteur.

Ils sursautent, restent incrédules devant ce qui se passe sous leurs yeux. Deux policiers en tenue de RoboCop bondissent vers eux. Les gardiens de la paix publique menacent leurs camarades, leur enjoignent de déguerpir. La scène est si spectaculaire qu'ils obéissent sans vraiment comprendre de quoi il en retourne.

Emma et Enzo sont encadrés par les deux furieux. Ils n'en mènent pas large, les deux cœurs qui battaient à l'unisson s'emballent pour une autre raison. Les émotions se suivent et ne se ressemblent guère. Mais quel crime ont-ils commis pour se trouver ainsi vertement tancés par ces deux adultes portant uniforme ?

Ils se voient signifier leur forfait, leur faute impardonnable, ce crime qui doit être puni dans l'instant. Ils ont quitté leur masque sur l'espace public d'un territoire placé sous l'ordre martial et sanitaire. S'embrasser est un crime, une folie pure qui risque de mettre à mal la sécurité nationale. Emma et Enzo reçoivent chacun non pas une admonestation mais cette odieuse amende forfaitaire, qu'importe la richesse de celui qui doit cracher au bassinet.

Deux cent soixante-dix euros, c'est le prix du baiser dans ce pays où l'autorité est désormais représentée par des gens qui n'ont absolument plus le sens des valeurs. Ces deux fonctionnaires n'ont-ils jamais été jeunes ? Savent-ils encore aimer ? Il convient de s'inquiéter de leur sens de la morale tout autant que des motivations qui les animent. Ceux-là sont bien à plaindre même s'ils obéissent aveuglement à des consignes absurdes et iniques.

Pour nos deux tourtereaux qui s'étaient jurés de garder secrète leur relation auprès de leur famille, le coup est perdu. Deux curieux adultes, gonflés d'une autorité mal placée viennent de trahir ce qui relève de l'intime. Les deux adolescents, malheureux comme les pierres, s'en vont chacun de leur côté, la rudesse de l'instant, la monstruosité de l'intrusion de ces ignobles adultes a rompu le charme, trahi le secret le plus précieux qui soit. Cette histoire pourtant n'est pas le fruit de l'imagination mais bien l'expression même d'une société qui perd totalement pied. Vous dire dans quelle ville cela s'est passé n'ajouterait rien à la honte qui me submerge.

Véridiquement leur.


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