Le récit de l’innommable

par C’est Nabum
lundi 1er août 2016

Où vas-tu marinier ?

Je me heurte souvent à la difficulté d’évoquer les sujets graves, au refus des gens d’entendre ce qui ne peut être écouté sans mauvaise conscience. Il en va ainsi de la participation de notre marine de Loire au commerce triangulaire. Les mariniers d’opérette se bouchant les oreilles sous leurs grands chapeaux pour effacer ce passé qui détonne au milieu du folklore qu’ils veulent imposer. Les Ligériens établis feignant de ne pas entendre que les grandes fortunes d’ici se sont souvent construites sur l’abjection de ce commerce ignoble.

J’avais commencé par écrire un conte pour raconter cet appel du lointain : ce désir d’ailleurs qui se transformait en cauchemar. Ce texte « Fulbert » me créa bien des inimitiés parmi les bien-pensants, les révisionnistes de la légende dorée et obligatoirement rutilante d’un passé sans tache. Tout devait être forcément parfait dans le meilleur des mondes. Des marchands au-dessus de tous soupçons, des produits exotiques qui arrivaient sans la moindre contrepartie, un commerce qui ignorait tout de l’environnement dans lequel il s’exerçait. C’est ainsi qu’on revisite l’Histoire quand on s’exonère de toute mémoire …

Je suis passé pour le mauvais larron : celui qui vient salir. Trente-trois raffineries à Orléans au moment de la Révolution, du sucre, du café, du cacao par convois entiers mais aucune connaissance du contexte ; c’est si commode ! L’historien officiel ferme les yeux, reste confit dans son admiration sans faille, dans sa légende dorée. Il vend du rêve, fort cher parfois, mais du rêve doré sur tranche. L’autre, le méchant, le mécréant, le diable en personne n’est là que pour dénigrer. Pourtant les chiffres sont têtus ; les longs voyages nécessitaient un équipage qu’on embauchait à coup de soldes mirobolantes.

La réalité qu’il faut taire : 40 % du bois d’ébène disparaissait durant le voyage. Des conditions de transport épouvantables provoquaient des ravages parmi la marchandise. Des maladies inconnues des marins qui, elles, en dépit du pont protecteur et de l’air libre, taillaient des croupières chez les matelots. 60 % d’entre-eux ne revenaient pas de ce voyage au bout de l’enfer. Mais chut : il ne faut rien en dire ; on aime à être amnésique au royaume des illusions !

Alors, s’il n’en faut rien dire, chantons-le sans avoir l’air d’y toucher. « Où vas-tu marinier ? » c’est un faux traditionnel, une mélodie simple et entêtante pour attraper des mouches avec du vinaigre d’Orléans. Les enfants se font prendre au piège, ils chantent la chanson et ensuite, je peux leur expliquer l’histoire : celle qu’il ne faut pas raconter dans la capitale ligérienne.

Le tour est joué, le devoir de mémoire se moque des injonctions et des censures. Je suis obstiné ; je garde la tête droite et la langue bien pendue en dépit des bâillons et des coups de poignard dans le dos. Ils peuvent me proscrire si ça leur chante, ils ne me feront pas taire et l’air continuera son petit bonhomme de chemin. Le prix de la vérité est sans doute très élevé, le Bonimenteur n’est pas menteur ; ce n’est pas le cas de tout le monde sur le quai.

Vous avez deux versions, à mes oreilles aimables, d’une même histoire : celle qu'il convient de ne jamais dévoiler. Rien ne m’est plus insupportable que les courbettes et l'hypocrisie. Prenez la peine d’écouter la chanson, de lire le conte. Les conférenciers de la ville ne vous en parleront jamais ; c’est ce qui me différencie d’eux.

Merci et tant pis pour moi.

Véritablement vôtre.

 

Le grand pardon.

Il s'appelait Fulbert et l'histoire ne lui a pas rendu grâce. Il est mort, oublié de tous sans jamais avoir pu retrouver la paix. Son histoire est liée à la plus grande abjection à laquelle notre Marine de Loire a participé, peu ou prou. Fulbert ne s'en remettrait jamais et je me dois de vous conter sa triste aventure.

C'était un adolescent épris de liberté, qui jamais ne se lassait de regarder les grands bateaux passer sur la Loire. Lui, le fils d'un modeste portefaix n'avait qu'une ambition : trouver un engagement sur un chaland et devenir marinier. Il avait seize ans quand la bonne fortune lui sourit. Il remplaça au pied levé un équipier qui venait de se briser la main lors d'une manœuvre aux arronçoirs. Le malheur de l'un fait parfois le bonheur de l'autre, c'est du moins ce que pensait alors notre ami Fulbert.

Fulbert vécut heureux ainsi quelques années dans cette corporation où il avait fait son trou. Il y était respecté et reconnu dans de nombreux ports de la rivière. Bien vite pourtant, le garçon se sentit des fourmis dans les jambes. Il lui fallait aller encore plus loin, connaître de nouveaux horizons. Chaque fois qu'il passait à Nantes, il avait les yeux de Chimène pour ces grands bateaux aux destinations mystérieuses.

Fulbert ne s'inquiétait pas du silence qui entourait ces bateaux étranges, armés de canons et qu'on chargeait de marchandises aussi diverses que luxueuses. Il ne s'étonnait pas plus du nombre considérable des membres d'équipage qui embarquaient au départ de la ville. Il n'était pas rare que ce nombre dépassât du double celui ordinairement requis pour la conduite de ces frégates.

Fulbert fut étrangement attiré par le mystère qu'entretenaient ceux qui revenaient de ces expéditions, parfois longues de presque deux années. Il avait des envies d'ailleurs, d'aventure et de grand large. La Loire avait fini par lui livrer, du moins le croyait-il, tous ses secrets. Il franchit le pas un jour de septembre 1763.

Fulbert trouva engagement à bord du « Prudent », un grand navire de commerce appartenant à l'armateur Mosneron-Dupin. L'homme lui avait semblé digne de confiance : petit-fils d'un capitaine de barque de Saint Gilles Croix de Vie, le bonhomme qui vivait dans un bel hôtel particulier qui donnait sur le quai de la Fosse, avait su apparemment mener sa propre barque et sa fortune. Voilà un armateur auquel Fulbert aurait donné le bon dieu sans confession.

D'autant plus rasséréné sur les buts de ce voyage que son patron avait embarqué un de ses jeunes fils : Joseph, âgé de 15 ans, pour lui apprendre le métier de pilotin (élève-officier), Fulbert ne se posait guère de question ; il avait signé les yeux fermés son engagement. Les marchandises qu'il eut à charger lui semblèrent cependant bien curieuses : étoffes luxueuses, eaux-de-vie, armes, bibelots et objets hétéroclites. Il fut intrigué également par les nombreuses chaînes et les étranges bracelets qui semblaient destinés à une prison lointaine.

Ce fut le 13 septembre que notre Fulbert embarqua en compagnie de 33 autres hommes d'équipage. Curieusement, mis à part le capitaine, un certain James, homme de 34 ans et son second Virdet, la plupart des partants étaient des novices qui effectuaient pour la première fois ce long voyage dont ils ne savaient rien. Il y avait à bord également deux chirurgiens. Le navire était tellement encombré de vivres et de marchandises diverses, que la place manquait un peu dans la grande chambre …

Le bateau, de construction hollandaise, avait été rehaussé et ne paraissait ni très jeune, ni très fiable à vrai dire. Notre marinier voyait bien que la marchandise avait bien plus de valeur que ce rafiot ancien, armé à la hâte et il se rendit compte bien vite qu'il était un des rares matelots de métier en dépit de son ignorance totale des choses de la mer. Un peu d'inquiétude le gagna quand il doubla Paimbœuf.

En décembre le Prudent fit sa première escale au Cap-Vert et en janvier 1764, arriva à Bisseau. C'est alors que Fulbert découvrit les véritables raisons de ce commerce étrange. Le capitaine était descendu à terre pour payer la coutume à un roi qui semblait plus attiré par les cadeaux des Européens que par le soin à donner à son peuple, les Papels. Il y avait là des navires portugais et anglais, occupés au même commerce, si ce mot peut convenir à ce qui se tramait à terre. Se trouvait sur place également le Phœnix, parti de Nantes cinquante jours plus tard que le Prudent et qui avait dû être mené de bien meilleure manière..

Fulbert observa ces hommes et ces femmes enchaînés, forcés de monter dans le navire sous les coups de fouet des matelots qui étaient bien plus des monstres que des marins. Il comprit enfin la destination de toutes les chaînes, les colliers et les bracelets étranges que lui même avait livrés à Nantes en provenance de la région de La Charité. Ainsi donc, c'était pour ça !

Il lui fallut participer à cette horreur quand la cargaison (puisque c'est ainsi qu'il fallait dire) du « Prudent » arriva à son tour après avoir été échangée contre tout ce que transportait alors ce bateau de l'enfer. Cela prit du temps, d'autant que la marchandise, composée surtout d'armes à feu, avait subi bien des dommages. L'équipage se fit armurier pour réparer ce qui pouvait l'être et satisfaire ainsi le roi afin que l'abominable échange puisse se faire.

La mauvaise saison arriva avant que tout ne fût réglé. Le séjour se prolongea et, pour Fulbert, chaque jour était un supplice. Il trouva refuge dans la prière, lui qui jusqu'alors, n'avait que très modérément songé à la paix de son âme. C'est seulement en avril 1765 que le « Prudent » leva l'ancre avec 140 « nègres » à son bord ( une petite cargaison qu'il avait fallu surpayer compte tenu de l'état désastreux des produits de l'échange).

Que dire de la longue et douloureuse traversée ? Fulbert n'était pas au bout de ses macabres découvertes. La maladie et la mort rôdaient sur ce navire. Le scorbut dévorait indistinctement noirs et blancs, la maladie se fit épidémie. Voilà pourquoi l'équipage était si nombreux au départ ; il fallait qu'il en reste encore à l'arrivée ! Les conditions à bord étaient épouvantables, la maladie certes mais encore la tempête, les hommes enchaînés qui baignaient dans leurs vomissures et leurs déjections. L'horreur et la faim, la honte et l'abjection quand les corps, les uns après les autres passaient par- dessus bord. En ces instants, à jamais gravés dans sa mémoire, Fulbert fit un vœu …

Arrivé au Fort Royal en Martinique, le « Prudent » était en piteux état. Pire encore était la marchandise ou du moins ce qu'il en restait. La traversée ayant duré près de 4 mois, il fallut tenter de rafraîchir les esclaves du mieux possible afin d'en tirer le meilleur prix mais quelques jours à terre ne firent pas de miracle. Le capitaine James se chargea seul de ce maudit commerce. Fulbert rongeait son frein et n'avait qu'une hâte, rentrer en France et tenir sa promesse.

Le « Prudent » quitta enfin la Martinique en octobre et rentra à Paimbœuf le 25 décembre. Sitôt à terre, Fulbert, sans même exiger sa solde, prit son maigre baluchon et quitta ce navire du diable et cette ville qu'il ne voulait plus voir. Il ne chercha nul embarquement pour remonter chez lui : il lui fallait obtenir la paix et le pardon par une longue marche à pied. Ainsi entreprit-il son pèlerinage intérieur le long de cette Loire qu'il chérissait tant mais qui trempait, elle aussi, dans un des plus grands crimes que l'humanité ait jamais commis.

Sa longue pérégrination le conduisit à l'abbaye de Fleury. C'est là qu'il s'était juré de finir sa vie en prière et en piété pour que toute la marine de Loire fût lavée de cet effroyable péché. Fulbert devenu moine, porta à lui seul le lourd fardeau de ce commerce honteux. Sa liberté se restreignait désormais aux quatre murs de sa modeste cellule et parfois à quelques promenades méditatives le long de la Loire, si proche et si belle.

On dit qu'il devint un moine respecté et que de nombreux visiteurs vinrent écouter son témoignage qui prenait une toute autre dimension en un tel lieu. Il aurait même influencé les membres de la Constituante qui abolirent l'esclave en 1794. Hélas, la mesure fut bien vite effacée parce que le commerce est toujours plus puissant que la morale. Il fallut attendre bien des années encore pour que cesse enfin ce voyage en enfer. Quand enfin fut signé le décret final, le 27 mai 1848, Fulbert n'était plus de ce monde !

Abolitionnistement sien.


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