Les aventures de Tintin au pays du « politiquement correct »
par François-Xavier Ajavon
vendredi 10 août 2007
Les attaques contre Tintin, et son père Hergé, se poursuivent durant l’été... Un étudiant belge, d’origine congolaise, vient de porter plainte contre l’album « Tintin au Congo ». Il n’a pas lu l’album... dommage...
Le personnage de bande dessinée « Tintin », célèbre aventurier et reporter belge, à la houppette blonde, fait à nouveau l’actualité. Un jeune activiste congolais a récemment porté plainte devant la justice belge, contre X, et contre la société Moulinsart (détentrice des droits de l’œuvre de Hergé), pour dénoncer la dimension raciste de l’album Tintin au Congo, publié initialement en 1930, et regorgeant - selon le plaignant - de clichés coloniaux paternalistes. L’accusateur, M. Bienvenu M’butu Mondondo, ne demande pas moins que l’interdiction de commercialisation de l’œuvre, ainsi que des dommages et intérêts.
Cette plainte s’inscrit dans une longue et pénible tradition d’attaques régulières contre l’œuvre du dessinateur Georges Rémi, alias Hergé (1907-1983), dont nous fêtons cette année les 100 ans de la naissance. Par exemple, au début du mois de juillet, déjà, la chaîne de librairies Borders avait demandé à ses succursales britanniques de classer les volumes de Tintin au Congo au rayon « BD pour adultes », après la dénonciation par l’association « Commission pour l’égalité raciale » des traits racistes de cette histoire. Et cela n’est qu’un exemple récent : cela fait plusieurs décennies que les tenants du « politiquement correct » se font un devoir de harceler l’œuvre d’Hergé : il aurait été raciste dans Tintin au Congo, trop radicalement anti-communiste dans Tintin chez les Soviets, trop ambigü dans L’Etoile mystérieuse par rapport aux israélites, etc.
Deux mots sur le contexte de la création de cet album, d’abord : en 1930, Hergé est rédacteur en chef du Petit Vingtième, supplément jeunesse du journal catholique conservateur Le Vingtième Siècle, dirigé par Norbert Wallez, qui aura une influence politique et spirituelle considérable sur le jeune dessinateur. C’est l’abbé Wallez qui conseillera en 1929 à Hergé d’envoyer un petit reporter chaste et outrageusement « scout » en Union soviétique, afin d’en dénoncer la propagande et les falsifications : Tintin était né. Après Tintin chez les Soviets, l’homme d’Eglise suggère à Hergé de consacrer une nouvelle histoire - exotique et dépaysante - au continent africain, et plus particulièrement au Congo belge. L’objectif de l’abbé est rempli : donner à son public une image condescendante de l’Afrique, dans laquelle les Occidentaux sont présentés comme les « tuteurs » nécessaires d’un peuple d’enfants sauvages, naïfs. Cela passera notamment par la relation ambiguë de Tintin avec son gentil petit « boy », jamais avare de « Bien Missié », et par la figure du missionnaire sauvant Tintin de plusieurs mauvais pas (Milou disant « Quels as ces missionnaires ! » après que le Père ait présenté à Tintin l’école et l’hôpital mis à la disposition de la population locale). Au cours de la publication de cette histoire en feuilleton, dans Le Petit Vingtième, le journal publiera même, non sans un certain cynisme, la lettre d’un supposé lecteur congolais, nommé Kyola Kongo : « Moi contan li Tintin venir ici. Nous pas mangé li ».
Hergé sut prendre quelques distances avec le « projet » idéologique initial de cet album : « J’étais nourri des préjugés du milieu bourgeois dans lequel je vivais. Et je les ai dessinés ces Africains, d’après ces critères-là, dans le pur esprit paternaliste, qui était celui de l’époque, en Belgique » (Entretiens avec Hergé, Numa Sadoul). La version originale de 1930 (en noir et blanc) fut modernisée après la Seconde Guerre mondiale, colorisée, et largement amendée sur le plan idéologique. Le Studio Hergé fit des modifications importantes, visant à effacer un peu de ce paternalisme : par exemple, lorsque Tintin donne un cours à des petits Congolais, dans la version de 1930, il leur dit : « Je vais aujourd’hui vous parler de votre patrie, la Belgique »... Dans la version de 1946, il leur donne une bien innocente leçon de mathématiques.
Nous souhaitons nourrir, par plusieurs remarques, le débat consécutif à la plainte que M. Mondondo a déposé devant la justice belge.
Dans l’album Tintin au Congo, les Africains n’ont pas le mauvais rôle de cette aventure exotique. Pour que le plaignant le sache, il eut fallu qu’il lise attentivement cet album - ce qu’il n’a pas fait. Dans cette histoire, le petit reporter belge est aux prises avec des gangsters "blancs", affiliés à Al Capone, qui veulent contrôler la production des diamants du Congo. Le vrai « méchant » de l’album est l’homme blanc Tom, cherchant à tuer Tintin à plusieurs reprises, et finissant dévoré par des sauriens, page 48. Les vraies victimes de cet album ne sont guère les Africains, mais les animaux sauvages : plusieurs dizaines sont tués, notamment par Tintin, dans le plus pur esprit de chasse « safari » sévissant à l’époque en Occident. En attendant, les Congolais ne sont représentés ni comme des gens cruels ni comme des individus avides de richesses ni comme des peuples servilement soumis. A maintes reprises, Hergé cherche même à nous les rendre sympathiques.
Ensuite, il ne faut pas oublier que la bande dessinée du vingtième siècle a développé un thème récurrent : le "voyage". Dans la série humoristique Asterix, Goscinny et Uderzo font découvrir le vaste monde à leurs fameux héros gaulois, et tous les stéréotypes attachés aux différents pays traversés sont l’occasion de mille gags. On se souvient des aussi des aventures internationales de Spirou, dessinées par Franquin, ou encore des voyages risqués de Black & Mortimer de Bob de Moor et Edgar P. Jacobs. Dans Les Aventures de Tintin, Hergé n’emploie pas un procédé très éloigné : son personnage est un reporter doublé d’un aventurier, il sera donc un grand voyageur. Le dessinateur nourrira alors ses albums d’innombrables petits détails, caricaturaux ou percutants, sur les pays traversés par ses héros, afin que leurs ombres soient portées sur un arrière-plan mystérieux et passionnant, portant à la curiosité. Combien d’enfants sont devenus journalistes ou aventurier à la lecture de Tintin... ou même simples touristes ? Si l’Union soviétique de Tintin chez les Soviets était caricaturale et l’Afrique de Tintin au Congo assez schématique, il est nécessaire de reconnaître la subtilité réelle de la représentation du monde dans bon nombre d’albums d’Hergé... On se souviendra de la Chine complexe et voluptueuse du Lotus Bleu, entre fumeries d’opium et conflit sino-japonais ; on se souviendra aussi des montagnes tibétaines, obsédantes de blancheur symbolique immaculée, et des moines bouddhistes dans Tintin au Tibet. Album remarquable, où la tolérance du petit reporter belge à l’égard de la "différence" s’étend même jusqu’au Yéti, dont la dernière bulle se demande s’il ne serait pas « humain ? ».
Alors, faut-il interdire Tintin au Congo ? Et par la même occasion salir Tintin, un symbole pop-culturel si central dans l’imaginaire contemporain ? Certainement pas... L’Europe a tangué, mais résisté, face au récent débat sur les caricatures de Mahomet, elle doit résister aussi face aux tentatives d’atteintes contre son patrimoine culturel, fut-il un peu "frelaté". Ne devons-nous pas conseiller amicalement au plaignant de concentrer plutôt ses efforts sur le racisme contemporain (celui qui discrimine quotidiennement à l’embauche, par exemple), et non pas sur celui des années 30... Devons-nous abandonner Tintin à une triste aventure au pays du « politiquement correct » ?