Les fruits sont à tous et la terre n’est à personne
par Garnier Denis
jeudi 31 juillet 2008
De Platon à Michel Rocard en s’appuyant sur Jean-Jacques Rousseau, la propriété privée fait l’objet de débats passionnés. La propriété symbole de liberté révolutionnaire est devenue source d’inégalité lorsqu’elle se transmet de génération en génération sans limite.
« Le premier qui, ayant enclos du terrain, s’avisa de dire : "Ceci est à moi" et trouva des gens assez simples pour le croire fut le vrai fondateur de la société civile. Gardez-vous d’écouter cet imposteur, vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous et que la terre n’est à personne.
Quand les héritages se furent accrus en nombre et en étendue au point de couvrir le sol entier et de se toucher tous, les uns ne purent plus s’agrandir qu’aux dépens des autres. De là commencèrent à naître la domination et la servitude. »
Ces quelques phrases du discours sur « l’origine de l’inégalité » de Jean-Jacques Rousseau, à la veille de la révolution française, tenaient du sage conseil et apparaissent aujourd’hui comme un mauvais présage qui s’est réalisé. Les uns ne peuvent s’agrandir qu’aux dépens des autres et de là naît la domination et la servitude.
L’égalité entre les hommes apparaît aujourd’hui comme un combat perdu, utopique, où les inégalités sont ancrées si profond qu’elles sont devenues en France et bien au-delà, un état naturel incontestable, aussi réel que l’eau le gaz ou l’électricité.
De la République de Platon, à L’Utopie de Thomas More, de Babeuf, d’Auguste Blanqui, de Pierre Proudhon, de Karl Marx, et des communistes jusqu’au socialiste Michel Rocard qui, militant du PSU, revendiquait la suppression de l’héritage, la propriété et sa transmission furent toujours sujets de philosophie pour combattre l’inégalité entre les hommes. Tous ces hommes, ces penseurs, ces philosophes et hommes politiques, ceux-là mêmes qui recherchent les moyens de réduire les inégalités, concluent à la nécessité de réformer la transmission de la propriété, pouvant même aller, comme Proudhon, jusqu’à remettre en cause l’existence même de la propriété privée.
La Révolution française donne le droit de propriété privée pour le substituer au droit seigneurial et féodal. La propriété est pour les révolutionnaires le tremplin incontournable de la liberté et c’est au prix d’un long travail que les révolutionnaires conçoivent la notion d’un droit de propriété privée suffisant pour fonder une économie libérale de marché. Dans le « système ancien », la terre est le signe de la servitude, elle sera le signe de la liberté. Selon les constitutions révolutionnaires successives, « l’homme libre est celui qui ne dépend d’aucun autre, qui n’appartient à personne ». D’où le caractère « sacré » de la propriété privée révolutionnaire. L’évolution de ce monde voulu libre, conduit en fait à transformer le « Tiers-Etat » en classe sociale, où, comme par le passé, cohabitent dans la même inégalité, ceux qui possèdent et qui transmettent et ceux qui servent et qui louent. La noblesse et le clergé, les plus gros propriétaires fonciers, surtout le clergé, vont perdre progressivement et leur autorité et leurs terres au profit de ceux qui les remplacent aux affaires. Les nouveaux riches s’enrichissent et les pauvres poursuivent leur perdition.
La terre, le sol, l’espace, le fruit qui pousse sur la branche sont devenus domaine privé. L’homme est privé de liberté, privé d’aller et de venir, privé de sentir et de cueillir. La propriété privée est devenue un droit que nul ne peut violer sans prendre le risque de se retrouver dans une vétuste cabane.
Il y a donc ceux qui possèdent le sol, ceux qui l’achètent, et ceux qui ne possèdent rien. A force d’échanges, de ventes et de reventes, certains paysages - la Côte d’Azur par exemple - sont devenus de grands lotissements de plusieurs centaines de kilomètres où la nature est rongée par des cubes, des immeubles, des villas. On construit les pieds dans l’eau, sur l’eau, sur cette mer qui sera peut-être la nouvelle conquête de l’espace, cette mer au bord de laquelle les accès se privatisent. Comme disait Coluche : « mais jusqu’où s’arrêteront-ils ? »
La propriété privée n’est plus vécue comme un accès à la liberté, mais se transforme en capitaux, symbole certes du libéralisme, mais bien éloigné de l’ambition révolutionnaire de liberté qui l’a fait naître. Figaro de Beaumarchais pourrait à nouveau lancer : "Noblesse, fortune, un rang, des places, tout cela vous rend fier ! Qu’avez-vous fait pour tant de biens ? Vous vous êtes donné la peine de naître !"
Cette totale liberté de vendre et d’acheter, exercée par les riches propriétaires du sol, devient le moyen de dominer ceux qui n’ont rien, de les réduire à l’état de servitude par des locations à des prix exorbitants. Cette évolution contre nature, contre la nature, permet au fil des décennies d’amplifier les inégalités au point d’observer sans mots dire, le concours d’architecte aux grandes bâtisses, les tentes au canal Saint-Martin et ce nouveau droit opposable au logement, qui est à peu près aussi efficace qu’une planche de coffrage pour contenir un tsunami.
En 2007, selon le ministère du Logement, la France consomme chaque année pour se loger entre 55 000 et 60 000 hectares de terres agricoles, soit l’espace agricole d’un département moyen tous les cinq ans, ou la surface totale d’un département tous les dix ans. Le mètre carré parisien ne saurait se comparer à celui du département de la Creuse, de l’Ardèche ou bien encore à celui qui m’entoure. Ces hectares, principalement arrachés à l’agriculture, sont le fruit de négociations privées dans lesquelles l’Etat n’exerce aucun droit, aucun pouvoir, si ce n’est celui du prélèvement d’un impôt dérisoire et « les uns ne peuvent plus s’agrandir qu’aux dépens des autres ».
Il n’est pas exprimé dans ce propos la volonté de remettre en cause la jouissance de la propriété privée, comme ont pu le faire les communistes en leur temps avec les succès que l’on connaît, ou de partager l’assertion de Proudhon « la propriété c’est du vol ».
Il s’agit de reconnaître que l’héritage, sans limite, développe la rente au détriment du travail, accentue les inégalités et fait naître de la propriété la domination et la servitude qu’appréhendait Jean-Jacques Rousseau.
Figaro n’aurait pu dire : « Le petit s’est donné la peine de naître pour encaisser les loyers ! Que celui-là travaille pour les lui payer ! »
Mais que faire ? Que pouvons-nous y faire ? Travailler plus pour gagner plus ? Cette incantation ne peut soulever l’enthousiasme des rentiers. Elle ne s’adresse, il est vrai, qu’à ceux qui travaillent. C’est, de la part de son auteur, la consécration de l’inégalité entre rente et capital, à laquelle il convient de ne rien changer.
Ah si Sarkozy pouvait lire cette contribution, elle lui permettrait de mettre au travail tous ces rentiers de la terre. Sinon je l’envoie au Parti socialiste pour son congrès !
Point de révolution où l’homme peut y perdre la tête, juste quelques évolutions où celui qui possède pourra en profiter sa vie durant et celui qui n’a rien sera progressivement hissé au rang de citoyen digne, bien logé et bien instruit pouvant ainsi pleinement exercer sa liberté.
Ainsi, au fur et à mesure des successions :
- les terrains sont récupérés par un grand service du logement de l’Etat aussi important que peut l’être celui de la Sécurité sociale sans déficit ;
- la transmission des biens immobiliers, terres et maisons, est plafonnée à cinquante mille euros par enfant ;
- les terres agricoles deviennent propriété d’Etat et sont mises gratuitement à la disposition des agriculteurs qui en tireront revenus ;
- le logement locatif est progressivement reversé dans le domaine public qui en fixe le prix et les évolutions ;
- le citoyen peut ériger une maison sur un terrain qui ne lui appartient pas et qu’il laissera à son décès. Elle est louée ou vendue par l’Etat qui indemnise les descendants.
Seules les entreprises, l’économie et les monuments historiques, le patrimoine, bénéficieront d’un droit protégé visant à en faciliter la transmission.
En moins de cinquante ans, cette évolution de la propriété privée devenue passagère, n’offrant la liberté que pour la génération présente, permettra de répondre à cette ambition de l’humanité, d’offrir à chacun les chances du succès. L’enseignement, l’université en seront les moteurs.
Cette régulation du sol, du logement, la transmission limitée du patrimoine, gommeront à terme la principale source d’inégalité entre les hommes et dégagera d’importants moyens pour donner à chacun les chances de s’émanciper.
La liberté révolutionnaire ne sera pas celle de la propriété, mais celle de l’émancipation de l’individu. L’égalité, réhabilitée sur les frontons de la République, entraînera celle de la Liberté et de la Fraternité.
Surtout, n’oubliez pas que les fruits sont à tous et que la terre n’est à personne.
GARDARIST