Liberté, sociabilité et tolérance

par Sylvain Reboul
vendredi 17 février 2006

Toute société, pour se maintenir dans un état relativement stable, a besoin de produire les conditions d’une identification des individus aux autres membres du groupe, et ceci d’autant plus qu’elle se sent menacée de l’intérieur par des forces antagonistes ; c’est alors l’union sacrée contre les ennemis intérieurs et extérieurs. Mais cette union sacrée comporte un risque, celui de mettre en péril la liberté individuelle dont nous nous réclamons. Comment penser une telle contradiction ? Est-il possible de la résoudre  ?

Cette identification spontanée aux autres dans toute société est toujours nécessairement valorisée et valorisante, car elle offre aux individus une protection suffisante contre la menace dépressive toujours présente de la perte de soi (déréliction), du mépris et de l’angoisse de la mort, et peut répondre de façon fantasmatique au désir universel de la reconnaissance de soi, y compris jusqu’au sacrifice valorisant du soi biologique et égocentrique en faveur du groupe. Elle peut emprunter la forme religieuse ou nationale(iste), voire raciste particulariste qui n’en est qu’une variante sécularisée, ou bien se référer à des valeurs qui sont proclamées universelles, c’est-à-dire valant pour tous, ce qui est le cas dans les sociétés occidentales aujourd’hui.

Mais le racisme ou la xénophobie sur fond de ces valeurs communes, y compris celles qui se présentent rationnellement comme universelles, corrompent nécessairement les réactions spontanées de chacun, dans le sens du rejet de la différence de l’autre. Cela est vrai vis-à-vis de qui parle une langue qu’on ne comprend pas ou se livre à des rituels symboliques étranges car étrangers, donc inquiétants en cela qu’ils menacent le sentiment valorisant d’être protégé moralement par un groupe uni et sans faille, dans l’expression d’une identité spontanément valorisante.

Ainsi, la seule manière de desserrer cet étau, véritable glu sociale qu’est cette identification valorisante au groupe et le rejet de la différence qu’elle provoque (la caricature comme provocation identitaire), est de refuser de se dissoudre dans un groupe plus ou moins fusionnel, qui génère une solidarité automatique (non choisie), pour s’affirmer capable (et donc fier) de penser et d’agir par soi-même dans le respect des autres, respect qui est aussi la condition d’une authentique autonomie individuelle. Cet effort implique qu’on sache traduire les comportements et les croyances des autres en une langue qui nous soit compréhensible, tout en combattant d’abord en soi, et ensuite dans la société, les idées, les comportements et surtout les émotions qui interdisent cet effort pour se dégager du racisme spontané et de la xénophobie réconfortante qu’engendre l’identification aux valeurs de son groupe.

Or, si dans nos sociétés, le racisme est dévalorisé au nom d’un humanisme universel, et c’est tant mieux, il n’est pas vaincu dans la dimension profonde de notre identification aux autres ; c’est pourquoi il peut réapparaître lors d’un conflit, en empruntant le masque de ces mêmes valeurs, mais en en faisant un usage xénophobe. C’est très exactement , me semble-t-il, ce qui se produit lorsque, au nom de la valeur universelle de la liberté d’ expression, on s’autorise à insulter ou à offenser les croyances des autres, sans chercher à les comprendre, ni à savoir si ces autres sont ou non des criminels liberticides assimilables à des terroristes, qu’il est tout à fait nécessaire de combattre par tous les moyens idéologiques politiques, juridiques et militaires dont nous disposons. Ce dernier combat suppose donc qu’on s’oblige à dissocier en permanence les comportements criminels avérés et ceux qui s’y livrent (ex : les terroristes) des croyants d’une religion dans son ensemble, avec qui il convient de dialoguer en les respectant, pour justement qu’ils deviennent, en eux-mêmes, capables de cet effort qu’exigent les valeurs universelles dont on se réclame à bon droit, non seulement pour soi, mais tout autant pour les autres. On est alors aux antipodes d’une prétendue liberté sauvage, au fond liberticide, mais au plus près d’une liberté régulée, à savoir respectueuse de celle des autres et de la notion universelle de droit de l’homme qui, en aucun cas, ne peut signifier le droit à insulter autrui pour se défouler ou se faire plaisir dans la réaffirmation de notre appartenance collective..

Mais il convient de le savoir, et de la faire savoir : cette affirmation du primat des droits de l’homme est contraire à toute conception communautariste fusionnelle de la société ; elle exige qu’on accepte (voire qu’on milite pour elle) une société libérale dans laquelle les droits de l’individu, autonomes juridiquement et politiquement, priment sur la solidarité automatique au groupe, et dans laquelle les relations entre les individus sont nécessairement contractuelles et révisables ; c’est-à-dire mobiles. La question est alors de savoir si nous sommes préparés à affronter les risques d’une telle autonomie, et l’instabilité de la solidarité qu’elle implique nécessairement.

http://sylvainreboul.free.fr


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