Plaidoyer pour le suffrage universel

par demos
mercredi 29 novembre 2006

Il y a des idées dont le temps est venu, d’autres qui stagnent sans jamais se départir de l’état de concept. L’idée d’instaurer le droit de vote en faveur des étrangers non communautaires aux élections locales mériterait, enfin, d’aboutir, après une errance historique commencée en 1789, date dont la démocratie ne finit pas de se languir. Plus de deux cents ans durant lesquels cette question a surgi, tantôt de façon ludique, tantôt de façon tragique, au fil des constitutions ou des incursions historiques. Éphémère au cours de la période révolutionnaire, (1) le droit de vote des étrangers accompagna, le temps des cerises, la Commune de Paris jusqu’au front du mur des Fédérés.

En réalité, le recours systématique à la politique d’intégration fondée sur la naturalisation a éclipsé le droit de vote des étrangers du débat politique français jusqu’à ce que le candidat François Mitterrand l’inscrive, sans conviction, dans ses 110 propositions. Concrètement, il faudra attendre 1992, et la ratification du Traité de Maastricht, pour que la France nonchalante (2) instaure le droit de vote des résidents étrangers membres de l’UE aux élections européennes et municipales. Au terme d’un bilan affligeant, il reste pour maigre solde une proposition de loi adoptée par l’Assemblée nationale en juin 2000 qui dort dans un cagibi du Sénat en attendant que la droite sénatoriale se décide à l’inscrire à l’ordre du jour de sa chambre.(3) Le Sénat, cette institution mesquine et ruineuse qui n’a jamais eu d’autre dessein, au cours de sa lamentable histoire, que de ruiner les ambitions populaires.

Pratiquement toute la classe politique française est favorable au droit de vote des résidents étrangers non communautaires aux élections locales, sous conditions plus ou moins discutables, qu’il s’agisse de la gauche unanime, de l’UDF, en passant par le chef de l’Etat, Jacques Chirac, et même Nicolas Sarkozy ! Soulignons toutefois, que la réforme ne figure pas dans le programme UMP,(4) espérons, au moins, qu’elle figurera dans le programme du probable candidat Sarkozy. Quant à l’opinion publique, force est de constater qu’elle est mûre ; considérons même que la réforme semble si évidente qu’elle soit en passe de se transformer en revendication, tant les hommes politiques sont déconnectés de la réalité des aspirations citoyennes. C’est ainsi qu’à l’occasion de la "votation citoyenne" organisée un peu partout en France, les électeurs se sont prononcés à 90% en faveur du vote des étrangers aux élections locales(5). La majorité écrasante d’électeurs favorables à une réforme du suffrage universel est constamment saluée par la presse, mais les étrangers non communautaires ne participent toujours pas à la vie démocratique de ce pays. Au-delà de la reconnaissance du droit de vote en faveur des étrangers, c’est de la démocratie qu’il est question dans cette réforme attendue, puisqu’il s’agit d’élargir le suffrage universel à des catégories jusqu’alors écartées(6).

Relier le suffrage universel à l’impératif de représentativité
plutôt qu’à celui de la nation ou de la résidence

En France, la Révolution consacra de façon radicale la suprématie du citoyen sur le sujet du roi en créant le concept de nation, (sous l’Ancien Régime, un sujet peut être un étranger, mais il est avant tout lié au roi par le lien d’allégeance sans considération de ses origines). En brisant le lien d’allégeance pour relier l’expression de la souveraineté nationale (1791) puis populaire (1848) au citoyen français, la Révolution française rendit impossible l’élargissement du suffrage universel aux étrangers, parce que cette réforme eût été soit inutile, soit inconcevable. C’est ainsi qu’à travers l’histoire il fut question du cens, des femmes, des militaires, des anciens mineurs de dix-huit ans, des délinquants ou de la mafia financière, mais avant tout d’électeurs français. Il eût été, sans doute, plus facile de réformer le droit de vote en reliant le suffrage universel à la résidence, c’est-à-dire au droit du sol. La reconnaissance du statut « de résident-étranger » permettant à l’étranger de participer de façon locale à la vie de la commune s’inscrit dans cette dernière perspective mais elle est, j’y reviendrai, trop insuffisante.

Il est important de rappeler qu’aujourd’hui, l’élargissement du suffrage universel par le truchement de la naturalisation est une orientation devenue illusoire, depuis que les conditions d’accès à la citoyenneté française ont été considérablement durcies par le législateur. La rapacité occidentale, l’état de guerre économique (et militaire) permanent que la société néolibérale alimente depuis trente ans, ont brisé tout espoir de répondre à la crise de représentativité de notre démocratie par la naturalisation. Parallèlement, l’essor de la communication, les découvertes fondamentales de la biotechnologie, et avec elles, la prise de conscience par les hommes de leurs origines communes, (mais manifestement pas de leurs aspirations), ont affaibli les thèses et les arguments des adversaires d’une réforme qui se fait trop attendre.(7) Aujourd’hui, les antagonismes se sont dilués dans une dialectique nouvelle qui les domine, qui relie, de plus en plus, le suffrage universel à des impératifs de « représentativité », qui cherche aussi à favoriser le projet ambitieux de répondre à la crise majeure de nos institutions plutôt qu’à se focaliser sur la nationalité ou la résidence, l’une donnant « tout ou rien », l’autre locale et donc forcement limitative de droit. Or, il est essentiel de mettre tout en oeuvre pour que les élus traduisent la synthèse la plus juste des aspirations citoyennes et républicaines. Dans un pays aussi riche que la France, il serait extravagant de laisser perdurer plus longtemps une crise du silence aussi pernicieuse à moins de promouvoir une démocratie démagogique agissant par en dessous.

Par ailleurs, il est important de mesurer, dès à présent, les limites du statut de « résident-étranger » pour se rendre compte qu’elles aussi atteindront très rapidement le bout de leur logique. De l’agora au droit positif français, le droit de vote a toujours été une succession chaotique de progrès à travers l’abandon du suffrage censitaire, l’instauration du suffrage universel et son élargissement permanent aux catégories de citoyens qui en étaient auparavant exclues. Le vote est l’édifice central de la construction démocratique, il est vital dans un régime représentatif, ou direct car il constitue le moyen privilégié d’expression des individus au sein des institutions. En tant que moteur de l’expression individuelle, l’élargissement du suffrage universel devrait constituer l’objectif éternel de toute les démocraties ambitieuses. C’est la raison pour laquelle il est essentiel que ceux qui, comme nous, sont favorables à l’élargissement du suffrage universel en faveur des étrangers s’attendent à ce que le vote local ne soit qu’une étape vers le vote national (8) à l’égard de personnes qui, d’une façon ou d’une autre, participent au devenir de notre pays, sachant qu’à défaut de nationalité française légalement reconnue, tant qu’ils vivent sur le sol français, leur temps de présence effective est leur histoire en même tant que la nôtre.

Quel critère retenir ?

Il ne devrait pas y avoir de critère fondé sur l’impôt ou sur le travail. Il n’y a que les Américains pour trouver démocratique le principe, prétendument révolutionnaire "no taxation without representation" (pas de paiement d’impôts sans représentation), s’agissant d’un vulgaire système censitaire. Ils sont forts quand même, ces Américains ! En réalité, c’est le temps qui pourrait servir de critère. Le temps joue contre les infidèles car l’inconstance est la règle et la nature humaine (la nature tout simplement) est une grande oublieuse, de sorte que le temps s’écoule et que la confiance est son pendant. La confiance, écrivait Colette, n’est pas une fleur spontanée. Et il n’est pas déraisonnable de considérer que plus l’étranger vit en France (s’il devient Français, la question n’a plus de sens), plus il est légitime qu’il participe aux élections nationales, le but n’étant pas de faire voter les touristes mais de s’attacher à placer au Parlement des élus réellement représentatifs, en attendant de s’en passer purement et simplement grâce à l’avènement de la démocratie directe.

Nous avons assisté, impuissants, pendant la période anniversaire des émeutes d’automne 2005, à une trouille inouïe des honnêtes gentes devant l’incapacité d’un gouvernement qui aurait dû profiter de cette date, s’il n’avait été bouffi de pensées sanitaires, pour instaurer le droit de vote des étrangers comme une réponse politique intelligente aux émeutes des banlieues. Dans un fiasco lamentable d’une vacuité insondable, un abîme d’inertie et un torrent de néant, notre gouvernement n’est même pas capable de compter sur sa propre majorité au sein d’un Parlement à la botte de l’UMP et de son président en « coup d’Etat permanent ». Nous ne pouvons pas même compter sur l’intérêt le plus primaire qu’aurait eu Jacques Chirac en donnant, à ceux dont les enfants ont été traités de racailles par le pompier pyromane Sarkozy, l’occasion d’exprimer leur sentiment même à l’occasion d’élections localisées. C’est dire la ruine universelle de nos institutions, devant laquelle nous nous trouvons spectateurs stériles et déconsidérés. Et pour mieux signifier le mépris avec lequel ce gouvernement néolibéral traite l’opinion publique, Nicolas Sarkozy a choisi de présenter à l’Assemblée nationale son énième texte destiné à lutter contre l’insécurité au lieu de promouvoir des lois faites pour unir, non pour désunir ou pour punir. Il semble que dans ce pays tout soit mis en oeuvre pour monter les individus les uns contre les autres. Tous les présidents français ont transcendé leur région de connaissance à la fin de leur mandat, Jacques Chirac, grand fossoyeur de nos valeurs, finit le sien en sursitaire expulsable, mûr pour occuper la place d’honneur qu’il mérite au placard de l’histoire. Il avait l’article 11 de notre Constitution pour mettre au taquet le Sénat, l’UMP et Nicolas Sarkozy, il a eu un an pour y réfléchir, il avait le pouvoir de le faire, mais rempli de préjugés à l’égard du peuple français, Jacques Chirac a préféré miser sur son chiffre fétiche : le zéro...


1. La Constitution de 1793 consacrait explicitement le droit de vote des étrangers mais cette disposition n’a jamais été appliquée, elle fut suspendue le 10 octobre 1793 à cause de la guerre. A la chute de Danton et de la Terreur qui s’ensuivit, la Constitution de 1793 ne fut jamais appliquée, mais le préambule de la Constitution de 1946 y fait référence.

2. La France sera le dernier pays à prendre les dispositions pour transposer la directive européenne de 1994 précisant ses modalités d’application. De fait, les résidents étrangers communautaires n’ont pas pu participer aux élections municipales de 1995. Il faudra attendre pour cela les élections municipales de 2001 et ils ne sont pas éligibles, pas même en qualité de conseiller municipal.

3. Car le texte nécessite une modification constitutionnelle. Les sénateurs de gauche ont déposé une nouvelle proposition de loi sur le même sujet en janvier 2006, mais la majorité de droite a refusé de l’inscrire à l’ordre du jour du Sénat.

4. http://minilien.com/?nZY2KkFigb

5. http://minilien.com/?LDBjaM3aLc ou (http://www.humanite.presse.fr/journal/2006-10-30/2006-10-30-839513) ou encore (http://www.humanite.presse.fr/journal/2006-11-10/2006-11-10-840139) sur les votations citoyennes (http://fr.wikipedia.org/wiki/Droit_de_vote_des_%C3%A9trangers_en_France)

6. En France, le droit constitutionnel emploie le terme suffrage universel lorsque le corps électoral est constitué par tous les citoyens « qui ont la capacité électorale », c’est dire, en d’autres termes, que le suffrage universel n’est jamais intégral puisqu’une partie des citoyens en est, légalement, rejetée (les criminels, les mineurs), ou, en fait, lorsque, par exemple, les conditions d’inscription sur les listes électorales demeurent anormalement dissuasives, comme lles le sont pour les SDF ou les gens du voyage.

7. http://www.jerome-riviere.fr/article.php3?id_article=7

8. Par exemple, même circonscrit aux élections locales, le vote des étrangers aura une incidence sur la nation puisque les élus locaux participent à l’élection des sénateurs, et qu’ils parrainent, de surcroît, le futur président de la République.


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