Quand le Droit et la Justice partent en fumée... dans l’indifférence générale

par Paul Villach
lundi 22 mai 2006

Il n’est pas de contrat social démocratique qui tienne sans une Justice au-dessus de tout soupçon. C’est pourquoi la tragédie des innocentés d’Outreau a provoqué une telle onde de choc dans le pays. Chacun s’est senti à son tour menacé. Les parlementaires l’ont bien compris, en diligitant une commission d’enquête, dont les auditions approfondies ont été suivies avec passion et espoir. Des propositions de réforme sont maintenant attendues, pour ne plus jamais revoir une telle maltraitance de l’innocence.

Mais faut-il donc attendre que survienne la tragédie pour commencer à réfléchir aux mesures qui l’auraient empêchée ? Des indices multiples, qui s’accumulent, ne suffisent-ils pas pour donner l’alerte ? L’autre Justice, la juridiction administrative, est dans ce cas.

Une justice administrative née de la fameuse « séparation des pouvoirs ».

Ignorée en général des citoyens, sauf de ceux qui ont eu affaire à elle, elle s’est constituée progressivement pour tenter de réguler les relations entre, d’un côté, le pouvoir administratif, et, de l’autre, les administrés et les fonctionnaires. Elle est née du principe proclamé en 1790 d’une séparation absolue des pouvoirs interdisant à tout juge « sous peine de forfaiture, (de) troubler de quelque manière que ce soit les opérations des corps administratifs ou (de) citer devant eux des administrateurs pour raison de leurs fonctions ». Et il sera fait à nouveau, quelque temps plus tard, interdiction « aux tribunaux de connaître des actes d’administration de quelques espèces qu’ils soient aux peines de droit ».
- L’appellation de « Conseils de préfecture » dit assez la mission qui était alors confiée à ces juridictions chargées de connaître des conflits de nature administrative, où le droit était essentiellement constitué de jurisprudence, par définition, innombrable, mouvante, et donc insaisissable pour le citoyen ordinaire.


- Appelées depuis 1953 tribunaux administratifs, ces juridictions ont, cependant, gagné en indépendance, mais sous l’œil sourcilleux de leur cour suprême, le Conseil d’État, et plus récemment des cours administratives d’appel chargées, en principe, de décharger la cour suprême des appels qui affluaient.
- Au surplus, pendant longtemps, ces tribunaux administratifs n’avaient aucun pouvoir d’injonction envers l’administration qui, selon son bon vouloir, pouvait ignorer royalement leurs jugements. Une section du Conseil d’État, appelée poétiquement « la Section du rapport et des études », devant laquelle tout administré pouvait se plaindre de la mauvaise volonté de l’administration, faisait annuellement rapport de l’observation ou non par l’administration des décisions survenues ou des modalités de leur application. Le ministère de l’Éducation nationale se distinguait particulièrement dans le mépris de ces jugements. Celui-ci n’hésitait pas , par exemple, à reprendre un arrêté qu’un tribunal venait d’annuler... "à seule fin de faire obstacle à l’exécution d’une décision de Justice", selon l’attendu sévère du Tribunal administratif de Marseille, le 6 novembre 1990, dans "l’affaire du Lycée militaire d’Aix-en-Provence" !
- Il faudra attendre une loi du 8 février 1995, sous Édouard Balladur, pour que soit institué un droit d’injonction de la juridiction administrative à l’encontre de l’administration ! L’administration était désormais sommée, sous astreinte éventuelle, d’appliquer un jugement. Sans doute était-ce une réponse à un rapport du Sénat qui dénonçait en juin 1992 la grave crise de la Justice administrative, et à la grève des magistrats de l’ordre administratif en décembre de la même année.

Une Justice administrative en déshérence ?

- Le rapport du Sénat stigmatisait déjà les délais déraisonnables pour obtenir un jugement : 2 ans et 2 mois en première instance, 1 an et 4 mois en appel. Il ne semble pas que, 14 ans après, ces délais aient été réduits : au contraire, ils se sont allongés. Les recours se sont multipliés. Qui sait si les violations de la loi par l’administration ne sont pas devenues une politique d’asphyxie des juridictions ? En tout cas, quelle réparation effective obtenir quand il s’écoule tant de temps entre la commission des faits préjudiciables et le jugement qui fait droit à la victime ? Mais outre ces délais déraisonnables, qui ne permettent plus à une victime de compter sur une décision juridictionnelle pour contenir l’arbitraire d’une administration - laquelle intègre forcément cette donnée dans ses stratégies d’extension de son arbitraire -, ce qui préoccupe est la fantaisie laissée aux juges pour dire le Droit, au point de le ridiculiser. On a, ici même, dans un article récent (1), relaté le jugement extravagant du Tribunal administratif de Caen qui, en décembre 2004, a rejeté la plainte d’un ancien détenu demandant la condamnation de l’administration pour l’avoir exposé au tabagisme passif durant son incarcération, en violation de « la loi dite Evin » du 10 janvier 1991.

La cote d’alerte : l’exemple d’une ordonnance récente du Conseil d’État.

Une récente ordonnance du Conseil d’État du 8 septembre 2005 devrait servir de cote d’alerte. Le ministre de la Justice avait fait appel, en effet, d’une ordonnance prise par le Tribunal administratif de Nantes , le 24 août 2005, qui faisait droit à la demande d’un détenu de ne pas être exposé au tabagisme passif, depuis qu’il avait été victime d’un infarctus du myocarde le 30 juillet 2004. Le recours ministériel avait été enregistré au greffe le 6 septembre 2005 et, compte tenu de la nature rapide de la procédure de référé, l’ordonnance d’annulation de la première ordonnance tombait 48 heures après, le 8 septembre ! Bravo pour les délais ! Mais qu’en est-il des motifs avancés par le Conseil d’État pour rejeter une plainte si légitime et légalement fondée que le Tribunal de première instance - a priori sain d’esprit - a accueillie favorablement ?

- Le plaignant a fait valoir tout simplement un droit inaliénable, le droit à la santé : la santé publique - que la loi Évin sur le tabagisme protège dans les lieux fermés et couverts collectifs - est consacrée comme principe de valeur constitutionnelle par le Préambule de la Constitution de 1958, qui reprend celui de la Constitution de 1946. La Convention européenne des Droits de l’homme protège dans son article 2 le droit à la vie, et dans son article 3 interdit les traitements inhumains et dégradants. Qu’est-ce que le droit à la vie qui n’est pas garanti par l’interdiction de porter atteinte à la santé de quelqu’un ? Quant aux traitements inhumains et dégradants, on sait que le surpeuplement carcéral en fait partie, selon « le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants. » L’accident cardiaque du plaignant apportait, s’il en était besoin, une preuve supplémentaire du bien-fondé de l’urgence de sa réclamation.

- Comment pouvoir contredire une requête aussi irréfutable ? Il suffit de ridiculiser le Droit : on le fait s’enliser dans les arguties de la casuistique, et puis on touille ! Le Conseil d’État s’y est employé avec application. Il n’y a pas de Convention internationale, de constitution ni de loi qui tiennent devant ce qui ressemble, à s’y méprendre, au « fait du prince ». 1- Il écarte ainsi d’une chiquenaude et la Constitution et la Convention européenne : le droit à la santé n’est pas, déclare-t-il péremptoirement, au nombre des libertés fondamentales, du moins au sens de l’article L.521-2 du Code de Justice administrative. N’attendons pas de démonstration ! La Justice administrative s’arroge le droit de définir ce qui est ou non liberté fondamentale dans ses textes bien à elle. C’est pratique ! 2- Et si convention et constitution sont chiffons de papier, qu’est-ce donc que la loi Évin, pour être seulement évoquée devant la majesté administrative ? 3- Ensuite, selon le Conseil d’État, il y a liberté et liberté ! Ne pas confondre ! Il distingue ainsi les libertés individuelles - libertés d’agir, d’aller et venir, de se réunir, etc.- de la liberté personnelle qui, elle, se définit étroitement par "les contraintes qu’imposent la sauvegarde de l’ordre public et le respect des droits d’autrui" : puisque ce monsieur est en prison, « sa situation est nécessairement tributaire des sujétions à sa détention », sans que pour autant sa liberté personnelle en soit affectée ! Il ressort donc qu’ « au vu de l’ensemble de ces éléments et alors même que tout risque de tabagisme passif n’est pas totalement dissipé, reconnaît pourtant le Conseil d’État, il n’est pas établi que l’administration ait porté [...] une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale. »

Ainsi, en trois coups de cuiller à pot, et en 48 heures, trois juges du Conseil d’Etat, dont un président - cité par Bruno Latour dans La Fabrique du Droit (Ed. La découverte) comme « étonnant car capable de citer de mémoire des centaines d’arrêts avec la date, la page du Lebon et le nom du commissaire de l’époque ». Un bon élève, quoi ! - ont refusé de voir dans le droit à la santé, qui est au minimum le devoir de ne pas y porter atteinte, une liberté fondamentale protégée par les textes les plus solennels qui fondent notre démocratie. Où va un pays dont des juges agissent ainsi dans l’indifférence générale ? Quel avenir peut-on prédire au contrat social démocratique dont les textes fondateurs sont ainsi triturés, vidés de leur contenu et réduits - disons-le - à l’état de chiffons de papier ? Paul VILLACH


(1) "La Justice jugée par ses propres jugements"


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