Quand se ferment les portes de l’humanité

par C’est Nabum
mercredi 27 janvier 2016

Le transport en commun …

Je ne suis pas un habitué des transports en commun. J'avoue ma honte et l'inconséquence de mon inconduite routière, préférant aller librement sur mon deux roues plutôt que d'œuvrer pour la survie de la planète. Nous sommes tous ainsi constitués de quelques contradictions avec lesquelles il nous faut composer pour faire semblant de conserver la tête haute. Mais ceci est une autre histoire …

J'allais donc dans ce tramway à la poursuite d'une destination qui me permettait cette entorse à mes habitudes. Je montai dans une rame relativement bien remplie. Il restait une place assise que je me permis de prendre, ayant une lecture à faire. Je saluai mon voisin qui ne me répondit pas. Sans doute avait-il des soucis en tête ?

Quelques arrêts plus loin, ce monsieur voulut se lever ; il le fit sans rien me dire, me contraignant à me lever pour lui faire place. Si la manœuvre est légitime, il aurait pu se fendre d'un pardon ou bien d'un « excusez-moi » qui aurait indiqué que nous étions entre gens de bonne compagnie. Hélas, il n'en fut rien et notre taiseux s'en alla sans même un petit « Merci » pourtant si agréable à entendre.

Je lui fis remarquer aimablement que le remerciement ne coûtait rien et faisait grand plaisir. Il ne releva pas et descendit sans un regard pour cet impertinent qui pense encore que les voyageurs peuvent avoir des attentes sociales. La suite fut, hélas, d'un autre tonneau et je vis alors que c'était votre serviteur qui constituait désormais l'exception dans ce monde en déliquescence.

Un arrêt plus loin, j'avais replongé dans le poème de Maurice Hallé, ce merveilleux auteur patoisant oublié, qui fera partie de notre prochain spectacle, quand je levai la tête pour découvrir sur le quai un homme bien emprunté. Il avait une poussette devant lui, un enfant assis dans celle-ci et personne sur le quai pour lui venir en aide.

Il parvient toutefois à entrouvrir la double porte du tramway au moment même où retentit le signal du départ. C'est à cet instant que je lève la tête, me lève précipitamment et traverse la wagon pour lui venir en aide. Trop tard : le véhicule s'ébranle ; le chauffeur indifférent sans doute, n'ayant pas daigné arrêter son train pour ce père et son enfant.

J'arrive à la porte, je ne peux que constater qu'elle s'est refermée, le départ du tramway repoussant la poussette pour que se poursuive l'inexorable marche de ce transport collectif. Je suis en colère que personne n'ait bougé le petit doigt pour venir maintenir la porte à cet homme et son enfant. J'exprime mon désarroi à haute voix : « Vous auriez pu aider ce monsieur avec la poussette ! »

Le « Vous » est collectif, il s'adresse aux six personnes à proximité directe de la porte. C'est un seul individu qui se sent directement agressé par ma remarque, une sorte de brute épaisse, bas de plafond, costaud et sans doute prompt au coup de poing. Immédiatement ce quidam réplique de manière véhémente, le tutoiement s'impose à lui et le ton respire la distinction.

« Mais de quoi il parle celui-là. Je te parle pas moi ! Tu me fiches la paix, j'ai pas besoin de tes remarques de m... ! » Je reste calme ; la brute n'a pas bougé, elle est appuyée contre la paroi et ne fera pas le moindre geste en dépit de ses rodomontades. Je précise alors que ce candidat passager avec une poussette aurait apprécié qu'on lui tienne la porte ouverte.

Que n'avais-je pas dit ! Le bas de plafond me réplique que ce n'est pas ainsi qu'on monte dans un tramway avec une poussette. L'homme me semble être un spécialiste de la chose, il n'a manifestement pas le profil du père de famille, mais je me garde de le tancer sur ce point de détail. Le ton monte et monsieur-muscle réitère : « Tu me parles pas ! Tu n'as rien à me dire ! J'ai pas à te parler ; pourquoi tu me parles ? »

J'apprécie la richesse de son vocabulaire, sa maîtrise de notre langue et la variété de son argumentation. Malgré l'agressivité du propos et le regard haineux qu'il me lance, je le devine sur la réserve. J'en rajoute un peu. « J'aurais simplement souhaité que vous fassiez preuve d'un peu de compassion pour ce passager ! » Je reconnais que le coup était mesquin ….

Mon interlocuteur s'énerve ; il en bafouille et reste en boucle sur son argumentation. « Tu me parles pas. Arrête de me prendre la tête. Pourquoi tu me parles ? » Cette fois l'occasion est belle et je porte l'estocade. Je suis sans pitié pour ce triste sire, j'avoue user sans discernement de ma supériorité du moment. « Je m'adresse à votre conscience, c'est à elle que va cette remarque ! » Cette fois il est sonné. Il ne bouge plus, il ne répond rien.

Le temps que ce mot prenne sens dans son pauvre esprit, je suis arrivé à destination. Je descends en lui laissant un sonnant « Au revoir ». Naturellement je ne reçois aucun écho. J'ai pu observer du coin de l'œil le regard des autres passagers. Ils m'ont lancé des signes discrets d'approbation, oubliant, eux aussi, qu'ils n'avaient pas bougé. Sommes-nous donc tous devenus ainsi, pleutres et couards, vulgaires et égoïstes ? Pourquoi suis-je le seul chevalier blanc dans cette rame de l'indifférence ?

J'avais envie de vous restituer cette tranche de vie, cette algarade sans importance ni conséquence. Le pauvre type ne changera sans doute jamais : sa manière de comprendre le monde est bien trop limitée. Les autres, ils adhèrent à distance, sans rien dire, lâchement et mesquinement. Pas un mot d'encouragement, pas un sourire : tout s'est passé en catimini. La peur de la montagne de muscles qui n'a pas bougé un cil. Pauvre nation ; le courage manque singulièrement à mes concitoyens !

Chevaleresquement vôtre.


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