Seul est éternel le devoir envers l’être humain comme tel

par Sylvain Rakotoarison
mardi 3 février 2009

Hommage à la philosophe Simone Weil le jour de son centenaire.

Le titre de cet article reprend l’une des phrases clefs de l’œuvre de la célèbre philosophe Simone Weil née il y a exactement 100 ans, le 3 février 1909 à Paris.

À ne pas confondre avec l’ancienne ministre et ancienne Présidente du Parlement européen Simone Veil, elle bien vivante, nouvelle académicienne, qui a pour point commun avec Simone Weil une très forte personnalité.

Simone Weil était plus jeune que Simone de Beauvoir, Sœur Emmanuelle ou encore Germaine Tillion. Pourtant, dans la mémoire collective, elle semble avoir existé bien avant elles pour la malheureuse raison qu’elle est morte bien avant elles, à l’âge de 33 ans, d’une tuberculose le 24 août 1943. Elle était aussi contemporaine d’Irena Sendlerowa.


La vierge rouge

Simone Adolphine Weil, c’est d’abord le destin éclair d’une Française dans la pensée contemporaine. Pensée et action.

Ses parents, alsaciens, avaient fui l’Alsace-Lorraine en 1871. Elle était la petite sœur du grand mathématicien André Weil (1906-1998), fondateur du groupe Bourbaki et connu pour ses travaux sur la topologie (c’est lui qui proposa Ø pour noter l’ensemble vide) et la théorie des nombres.

Bachelière à 16 ans, elle fut l’élève du philosophe Alain au lycée Henri IV à Paris (pour hypokhâgne et khâgne), puis normalienne et agrégée de philosophie à 21 ans (septième au classement). Le directeur de Normale Sup., Célestin Bouglé, la nommait "la vierge rouge" en 1929.

Un surnom pas si anodin. Citée par Alain Vernet, une de ses condisciples, Simone de Beauvoir, la décrivait ainsi : « Tout en préparant normale, elle passait à la Sorbonne les mêmes certificats que moi. Elle déambulait dans la cour de la Sorbonne escortée par une bande d’anciens élèves d’Alain. Je réussis un jour à l’approcher. Je ne sais plus comment la conversation s’engagea : elle déclara d’un ton tranchant qu’une seule chose comptait aujourd’hui sur terre, la révolution qui donnerait à manger à tout le monde. Je rétorquai, de façon non moins péremptoire que le problème n’était pas de faire le bonheur des hommes, mais de trouver un sens à leur existence. Elle me toisa : on voit bien que vous n’avez jamais eu faim, dit-elle ! Nos relations s’arrêtèrent là. » ("Mémoires d’une jeune fille rangée", 1958).


Corps malade en résistance

En été 1930, un court séjour en Allemagne lui fit comprendre le destin probable de l’antisémitisme européen. Sa santé était très fragile et certains pensent qu’elle aurait présenté des troubles d’anorexie mentale. Pour dépasser un corps difficile, elle se mit au rugby, au saut en hauteur et au jogging.

De 1934 à 1935, elle quitta momentanément son métier d’enseignante pour se confronter à la réalité de la condition ouvrière sur laquelle elle voulait réfléchir "physiquement" dans les usines d’Alsthom et de Renault (voir "La Condition ouvrière").

Elle s’engagea lors de la guerre civile en Espagne du côté républicain (mais à cause d’un accident, a dû revenir en France) et aussi lors de l’Occupation en aidant les gaullistes à Londres avec qui elle se brouilla en juillet 1943 après leur refus de l’envoyer en mission en France occupée (parmi ces gaullistes, le démocrate-chrétien Maurice Schumann qui fut son condisciple rue d’Ulm et le socialiste André Philip qu’elle assista à Londres).


Condition ouvrière et christianisme

Elle était une "réformiste révolutionnaire", expression oxymore qui signifie en quelques sortes qu’il fallait d’abord réformer la société pour permettre ensuite à tous les citoyens d’écrire eux-mêmes leur propre destin.

Entre 1940 et 1943, à Marseille, puis aux États-Unis où sa famille s’est réfugiée puis à Londres, Simone Weil entreprit de beaucoup rédiger pour montrer une synthèse entre la pensée chrétienne également présente dans l’humanisme des Anciens et la pensée contemporaine.

D’origine juive, elle se convertit au christianisme quelques semaines avant sa mort après avoir été dans un état de grâce proche d’une crise mystique.

À partir de 1947, Albert Camus contribua à faire découvrir les manuscrits de Simone Weil qu’elle avait confiés à son ami, philosophe catholique, Gustave Thibon (1903-2001).



Les besoins de l’âme

Peu avant de mourir, Simone Weil rédigea à Londres (en 1943) "L’Enracinement" qui fut considéré comme son testament spirituel (téléchargeable ici). Les éditions Gallimard le publia en 1949.

Dans ce livre, elle analysa les relations entre les personnes et les collectivités qui les englobaient. Pour elle, les obligations devraient se focaliser uniquement sur les êtres humains et pas sur les collectivités qui n’ont pour objet que leur rendre service.

Son introduction aux "Besoins de l’âme" est déjà très claire :

« Il y a obligation envers tout être humain, du seul fait qu’il est un être humain, sans qu’aucune autre condition ait à intervenir, et quand même lui n’en reconnaîtrait aucune. Cette obligation ne repose sur aucune situation de fait (…), sur aucune convention (…). Cette obligation est éternelle. Elle répond à la destinée éternelle de l’être humain. Seul l’être humain a une destinée éternelle. Les collectivités humaines n’en ont pas. Aussi n’y a-t-il pas à leur égard d’obligations directes qui soient éternelles. Seul est éternel le devoir envers l’être humain comme tel. Cette obligation est inconditionnée (…). Cette obligation a non pas un fondement, mais une vérification dans l’accord de la conscience universelle. Elle est exprimée par certains des plus anciens textes écrits qui nous aient été conservés. Elle est reconnue par tous dans tous les cas particuliers où elle n’est pas combattue par les intérêts ou les passions. C’est relativement à elle qu’on mesure le progrès. ».

En quelques sortes, elle justifiait la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « La reconnaissance de cette obligation est exprimée d’une manière confuse et imparfaite (…) par ce qu’on nomme les droits positifs. » mais elle ajoutait aussitôt : « Dans la mesure où les droits positifs sont en contradiction avec elle, dans cette mesure exacte ils sont frappés d’illégitimité. (…) La destinée éternelle d’un être humain ne peut être l’objet d’aucune obligation, parce qu’elle n’est subordonnée à des actions extérieures. ».


Le respect est tout

La clef dans son raisonnement, c’est ce petit mot qui, pour tous, est un élément essentiel de "bien vivre" : « Le fait qu’un être humain possède une destinée éternelle n’impose qu’une seule obligation ; c’est le respect. L’obligation n’est accomplie que si le respect est effectivement exprimé, d’une manière réelle et non fictive ; il ne peut l’être que par l’intermédiaire des besoins terrestres de l’homme. ».

Simone Weil ainsi constatait que dans toute l’histoire des êtres humains (chez les Égyptiens, chez les chrétiens etc.), il y a obligation par exemple de secourir un proche affamé si on est dans la possibilité de lui donner à manger etc.

De là, la jeune philosophe a entamé une étude pour présenter non seulement les besoins physiques (la nourriture, le sommeil, la chaleur) mais surtout les besoins pour la vie de l’âme qu’il ne faudrait pas confondre avec les désirs, les caprices, les fantaisies et les vices, ce qui lui permettait de terminer fort à propos son introduction :

« L’absence d’une telle étude [des besoins de l’âme] force les gouvernements, quand ils ont de bonnes intentions, à s’agiter au hasard. ».


Mort et travail

Dans la conclusion de l’ouvrage, Simone Weil mettait en parallèle la violence du travail et la mort : « La pensée humaine domine le temps et parcourt sans cesse rapidement le passé et l’avenir en franchissant n’importe quel intervalle ; mais celui qui travaille est soumis au temps à la manière de la matière inerte qui franchit un instant après l’autre. C’est par là surtout que le travail fait violence à la nature humaine (…). Le consentement à la mort, quand la mort est présent et vue dans sa nudité, est un arrachement suprême, instantané, à ce que chacun appelle moi. Le consentement au travail est moins violent. Mais là où il est complet, il se renouvelle chaque matin tout au long d’une existence humaine, jour après jour, et chaque jour il dure jusqu’au soir, et cela recommence le lendemain, et cela se prolonge souvent jusqu’à la mort. (…) Immédiatement après le consentement à la mort, le consentement à la loi qui rend le travail indispensable à la conservation de la vie est l’acte le plus parfait d’obéissance qu’il soit donné à l’homme d’accomplir. ».


Quelques autres citations

Toujours dans "L’Enracinement" : « Un homme qui serait seul dans l’univers n’aurait aucun droit, mais seulement des obligations. ».

Dans "La Pesanteur et la Grâce" :

« La beauté, c’est l’harmonie du hasard et du bien. »

« La pureté est le pouvoir de contempler la souillure. »

« L’homme voudrait être égoïste et ne peut pas. C’est le caractère le plus frappant de sa misère et la source de sa grandeur. »

« Nous ne possédons rien au monde – car le hasard peut tout nous ôter – sinon le pouvoir de dire je. »

Dans "Oppression et Liberté" :

« Les collectivités ne pensent point. »

« On pense aujourd’hui à la révolution, non comme à une solution des problèmes posés par l’actualité, mais comme à un miracle dispensant de résoudre les problèmes. »


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (3 février 2009)


Pour aller plus loin :

Pour télécharger "L’Enracinement" de Simone Weil (écrit en 1943, publié en 1949).

Biographie de Simone Weil par Alain Vernet.

"La Condition ouvrière" de Simone Weil (écrit de 1934 à 1942, publié en 1951).

"Écrits politiques et historiques" de Simone Weil (écrit en 1943, publié en 1960).

"Sur la Science" de Simone Weil (écrit de 1934 à 1942, publié en 1966).

"Attente de Dieu" de Simone Weil (écrit en 1942, publié en 1966).

"Réflexions sur la cause de la liberté et de l’oppression sociale" de Simone Weil (écrit en 1934, publié en 1955).




 

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