Trop sages

par LilianeBaie
lundi 21 juillet 2008

Sages comme des images. Nous sommes des citoyens modèles. Nous ne contestons pas, acceptant de consommer comme on nous le susurre, fascinés par les images que l’on met sous notre regard, ne discutant qu’à peine des décisions avec lesquelles nous ne sommes pas d’accord. Où est passé le Français braillard et révolutionnaire ? L’intellectuel pointilleux, le gauchiste ulcéré, l’extrémiste furieux ? Pas de geôle pour les contestataires. Sinon une prison bien plus pernicieuse, car indétectable : la prison intérieure.

N’êtes-vous pas, comme moi, étonnés de la placidité de nos contemporains ? Qui acceptent des décisions importantes et déterminantes pour l’avenir, sans (presque) mot dire, et ceci alors qu’ils ne les appellent pourtant pas de leurs vœux ?

Je ne veux pas faire ici un catalogue de toutes les causes d’insatisfaction de notre population. D’autres s’en chargent, ou devraient s’en charger : ce n’est pas mon propos de faire l’inventaire d’un malaise social dont on ne voit aucun signe. A part dans les cabinets des psychiatres, des généralistes et des médecins du travail. Dans les services d’urgence et à la morgue, aussi. Mais fort peu dans la rue ou dans les journaux. Nous sommes sages, très sages...

Je fais l’hypothèse que cette attitude, qui ne concerne pas seulement notre beau pays, mais aussi l’ensemble des pays industrialisés, n’est pas le fruit du seul hasard. C’est une question vaste, dont la compréhension peut avoir des conséquences sur l’avenir de notre société. Je me bornerai à lancer ici quelques pistes, en effleurant des thèmes qui mériteraient des études approfondies, faites parfois ailleurs.

Comment, au siècle dernier, éduquait-on les enfants de la bourgeoisie ? Une cuillère en argent dans la bouche et des loisirs de luxe ? Non. Pour être certain que leur progéniture ne ruerait pas dans les brancards au moment de reprendre le flambeau et les valeurs familiales, les bourgeois élevaient leurs jeunes à la dure : écoles strictes et exigeantes, peu de contacts affectifs avec les parents, éducation religieuse "empêchante" centrée sur la notion de faute. Je caricature, mais à peine.

Les enfants des couches sociales considérées comme inférieures étaient, disait-on « mal élevés », car laissés beaucoup plus libres, et moins soumis à cette culpabilisation forcenée. Ceux-ci, devenus adultes, avaient accès à la possibilité psychique de contester, à part qu’étant écrasés de travail ils n’en avaient plus l’énergie. Sauf à certaines périodes qui ont fait notre histoire et qui prouvent que, quand même, quand la coupe est pleine, elle déborde.

De leur côté, les fils de bourgeois « bien élevés » étaient le plus souvent dans une reproduction sociale que même leur intelligence ne parvenait à renverser. Et aux prises avec un sentiment de culpabilité entraînant nombre d’inhibitions. Là je pense à François Mauriac, et à tant d’autres, et, a contrario, comme échec de la position contestataire, à Camille Claudel.

L’efficacité de cette éducation « à la dure » se retrouve dans les principes des « maisons de redressement », qui ont fait le lit de la force créatrice de maints auteurs, ayant passé par ce tamis pour cause de trop grande liberté de pensée. D’autres se sont tus.

Pourquoi est-ce que j’en passe par ces souvenirs, que nos éducations où il est quasiment « interdit d’interdire » rendent presque inimaginables maintenant, quand une gifle donnée à un jeune désobéissant peut conduire au tribunal ? Parce que le point commun de ces situations, c’est la culpabilisation. Et le résultat, c’est l’obéissance.

Quant au ressort affectif sous-jacent, c’est la peur.

Avant de poursuivre ma démonstration des mécanismes, il vaut mieux que j’explique en quoi, de mon point de vue, nous sommes sous un régime de culpabilisation.

La première fois que cela m’est apparu, c’est quand il a été question des délocalisations. Que la guerre économique justifie le déplacement d’usines dans des zones où la main-d’œuvre ou les matières premières sont moins chères, c’est déplorable pour la qualité de vie des salariés, mais c’est un fait. Que des chefs d’entreprise n’aient pas à cœur de n’utiliser cette solution qu’en toute dernière extrémité, c’est fâcheux. Mais le message diffusé à l’époque à longueur d’interviews, au point que cela devenait normal pour tout le monde, était que refuser le principe des délocalisations c’était être passéiste et s’opposer à la modernité. Là, je me suis dit qu’il y avait un problème. Qui a vécu de près ce que peut représenter pour quelqu’un la perte des amis, de l’emploi du conjoint, le déracinement des enfants, et tout ça pour un emploi incertain qu’on va peut-être perdre lui-même deux ans plus tard, ne peut pas décemment croire que s’opposer aux délocalisations c’est refuser le progrès.

Et pourtant, je l’ai entendu. Sous forme de messages reprenant telles quelles les formules des médias. Les personnes concernées étaient conscientes qu’on leur en demandait beaucoup, mais, en même temps, se sentaient nulles de mal vivre l’imminence de ces changements, et se reprochaient de ne pas savoir s’adapter.

Ensuite, prêtant l’oreille à ce mécanisme que je connais bien, puisqu’il conduit à la dépression, j’ai constaté que c’était partout que se déployait l’idée qu’ il faut savoir s’adapter, et que celui qui n’y arrive pas est un loser qui n’a que ce qu’il mérite.

Avec cette façon d’aborder ces questions, il s’avérait que la question de la responsabilité était TOUJOURS du côté de celui qui subissait l’action, et pas de celui qui la faisait. Subtil, non ? Et pervers. Mais une perversion douce, cachée sous le manteau doucereux d’un management souriant centré sur la participation.

Actuellement, l’entreprise est le lieu d’élection de ce transfert de responsabilité : on n’annonce pas de nouvelles décisions, on fait des réunions où chacun s’exprime, amenant le groupe à se décider pour accepter une décision qui a été prise en amont et que personne ne va pouvoir contester. Mais ce mode d’échange va faire que chacun se sent responsable de la réussite d’une motion avec laquelle il est parfois en désaccord, ou dont il sait qu’il ne pourra l’appliquer qu’en travaillant chez lui bénévolement le week-end. S’il échoue après s’être engagé comme les copains devant le groupe, il va se trouver non seulement coupable, mais minable. C’est une attaque narcissique, une attaque du moi, de l’image de soi, et c’est pour cela que nous, médecins, voyons de plus en plus de souffrance liée au travail. Pouvoir en vouloir à un chef qui abuse, c’est désagréable, mais cela ne rend pas malade. Se sentir humilié de ne pas remplir des objectifs irréalisables, cela déprime, et peut même, à la longue, conduire au suicide. Parce que c’est à soi qu’on en veut. C’est l’auto-accusation, un des signes majeurs de la forme la plus grave de dépression, la dépression mélancolique.

Qu’est-ce qui est mis en place, en fait, par ce nouveau management ? Un processus qui est aussi vieux que le monde est monde, mais qui depuis quelques années a pris une extension impressionnante : c’est le transfert de culpabilité.

Que fait un chef qui s’arrange pour que ses employés croient décider de leur avenir ? Il leur fait porter le chapeau.

Pour démonter un peu ces mécanismes, je vais aborder ici des champs différents.

Un pédophile, un violeur, va dire, lorsqu’il est pris (et même avant, à sa victime) « C’est lui (c’est elle) qui m’a provoqué ». L’enfant abusé va le croire et se taire, écrasé d’une culpabilité qui n’est pas la sienne. Au point que son salut passera souvent par un procès identifiant clairement le coupable. Et le délivrant d’une faute qu’il a portée pendant des années.

L’enfant abusé culpabilisé se tait, l’adulte harcelé aussi.

La culpabilisation indue conduit au silence.

D’autant plus qu’existe la peur.

Là, c’est le parcours des femmes battues que je vais convoquer pour illustrer ma thèse. Marie-France Hirigoyen, dans Femmes sous emprise, les ressorts de la violence dans le couple a remarquablement décrit le mécanisme d’aliénation de la femme battue qui, loin d’être une masochiste souhaitant son malheur, est une victime inconsciente de mécanismes qui l’emprisonnent. Plusieurs de ces mécanismes concourent pour empêcher la femme de réagir, mais, en simplifiant, et en reprenant ce que décrit cet auteur, je citerai :

Je considère que nos sociétés fonctionnent de plus en plus selon ce modèle de déresponsabilisation des chefs, et de responsabilisation de ceux qui n’ont aucune marge de manœuvre. Je pense aussi que le climat d’insécurité entretenu (licenciements sans préavis, sur-représentation des comptes-rendus d’agressions dans les médias, etc.) maintient la population dans un climat d’anxiété, légère, mais certaine, ce que confirme la quantité énorme de tranquillisants consommés en France.

Et il me semble que la superbe avec laquelle nos « élites », très souvent, assument cette position (cf. les « parachutes dorés ») ne nous aide pas à déboulonner les idoles : elle assoit au contraire leur influence. De la même façon, les hommes violents ont d’autant plus de pouvoir sur leurs épouses qu’ils abusent de celui-ci.

J’ajouterais que, heureusement, ce genre de tyrannie ne fonctionne que jusqu’au point où les esprits libres retrouvent des solidarités mettant à mal le système. Des questions fondamentales doivent être posées : de quoi ai-je peur ? Est-ce que je suis le seul à ressentir cela ? Celui qui m’accuse, n’est-il pas motivé par la nécessité de cacher sa propre faute ?

Ce qui aliène, et réduit au silence et à la passivité, dans les situations décrites, c’est le sentiment diffus que le salut passe par l’immobilisation. Or, c’est l’inverse qui est vrai. Parler, se parler, libère de beaucoup de choses, mais aussi de la tyrannie, douce ou pas.

Je suis désolée de n’avoir pu, malgré la relative longueur de l’article, qu’effleurer cette question, qui mériterait mieux qu’un texte comme celui-ci, mais je trouvais cependant important d’ouvrir la réflexion.


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