Un « bon élève » à Outreau

par Paul Villach
lundi 13 février 2006

On savait que le concept d’ « élève en difficulté » dont use une école peu regardante, mais prodigue en compassion affectée, recouvrait tout et son contraire, l’élève méritant comme le délinquant. Depuis la prestation devant la Commission parlementaire d’un des cinquante et quelques magistrats qui ont sévi à Outreau, mercredi 8 février 2006, il devient urgent d’examiner l’autre concept fabriqué par la même école, et qui définit ce qu’elle produit de meilleur, celui du « bon élève ».

Ce jeune juge Burgaud, nul ne peut le contester, est l’exemple même de ces "bons élèves", ces prétendus « aigles », pour avoir volé de cimes en cimes, de Sciences po à l’École nationale de la magistrature. Or, si tel est le produit le plus achevé de cette école, il y a péril en la demeure, puisque, fortes de leurs succès scolaires, ces bêtes à concours, par privilège de qualités intellectuelles officiellement estampillées comme supérieures, sont affectées au gouvernement de leurs (dis)semblables, et appelées à décider de leur liberté, voire de leur vie.

Un potache à la triste figure.

Quelle image, en effet, ce jeune juge a-t-il offerte à la télévision ? Celle d’un potache à la triste figure, incollable en procédure, connaissant ses règles sur le bout des doigts, appliquant scrupuleusement des méthodes apprises par cœur, mais en même temps effroyablement inculte et pour tout dire infirme : un jeune homme sans tête ni cœur ! Pressé par le rapporteur de donner un point de vue sur une de ses décisions si évidemment extravagantes, la mise en examen d’un invalide de naissance bien incapable des exploits sexuels qu’il lui imputait, le juge refuse de reconnaître l’évidence : peut-être ai-je commis une erreur, concède-t-il seulement ! Qui ne commet pas d’erreur ? Le juge d’instruction est seul ! Et tutti quanti ! Chaque fois qu’il est amené à quitter ses tableaux et ses modes d’emploi, il se met à enfiler les lieux communs comme des perles. On sent que l’individu n’a nulle culture vers laquelle se retourner et qui lui permettrait de prendre du recul pour établir des relations entre sa conduite et la souffrance qu’il a semée autour de lui. Les mots après lesquels il court, avec peine, sonnent creux, comme le vide du parfait « spécialiste » en modes d’emploi qu’il est. La commission a beau le remettre en face du désastre auquel il n’est tout de même pas étranger, en compagnie, il faut le rappeler, d’ une cinquantaine d’autres magistrats, sans compter les experts en expertises, non, il n’a rien à se reprocher, il a fait du mieux qu’il a pu, et il assume, dit-il en reprenant son souffle, la responsabilité entière de l’instruction sans reconnaître la moindre erreur. Et si désastre il y a eu tout de même, ce n’est pas de sa faute, il a fait correctement son travail de « spécialiste » : il a fidèlement appliqué le catéchisme qu’en bon élève il a appris à l’École.

Une école baignant dans le formol du formalisme.

Voilà donc le genre d’homme que l’école républicaine façonne. Ne peut en être étonné que celui qui ignore le formol du formalisme dans lequel baigne l’enseignement. Est-il une discipline qui y échappe ? Pour ne s’en tenir qu’au seul enseignement du français, il n’est que de voir comment on farcit la tête des élèves de termes précieux pour faire savant, tels que « déictiques », « connecteurs », « didascalies » ou « texte ancré ou non ancré »... L’école les livre ainsi, têtes vides, aux chaînes de télé comme TF1 et consœurs, dont on a appris que leur fonction était précisément de vendre des « cerveaux disponibles » aux annonceurs. Seules importent désormais les formes vides, et non plus les idées. Seulement, pas plus que dans la nature qui en a horreur, le vide ne subsiste dans les esprits : le champ libre est laissé aux pulsions archaïques individuelles, surgissant de l’inconscient, par simple aspiration, puisque rien ne s’y oppose.

Un exemple édifiant, un exemple suffit à éclairer ce mécanisme. Le 27 janvier 2005, il s’est trouvé des professeurs de français pour demander à leurs élèves de troisième, en guise d’exercice de rédaction, de faire l’apologie des exécutions sommaires « pour l’exemple » perpétrées pendant la 1re Guerre mondiale. On imagine aisément les fraîches envolées adolescentes sur le sujet... À partir de la lettre d’un soldat révolté, publiée 80 ans plus tard en 1998, qui raconte la cérémonie d’exécution d’un militaire ayant, « dans un moment de folie, quitté la tranchée et refusé d’y revenir », ces éducateurs n’ont rien trouvé de mieux que de demander à leurs élèves d’imaginer “le rapport rédigé par le général de division pour relater les événements ayant conduit à l’exécution du condamné, en justifiant par trois courts arguments (!) la décision prise par le conseil de guerre.” En guise d’amuse-gueule, le sujet d’orthographe demandait avec élégance aux élèves de corriger les fautes commises par ce malheureux quelques heures avant d’être assassiné, dans la dernière lettre laissée à sa famille : "Je suis innocan, je suis innocan", répétait-il désespérément. Chacun appréciera la délicatesse et le discernement de ces éducateurs qui conviaient implicitement des adolescents à se foutre de la gueule d’un martyr.

Quatre fautes à la fois épistémologiques, pédagogiques et déontologiques

Que dire, en s’efforçant de ne pas se laisser submerger par la nausée et la honte de voir que s’enseignent à visage découvert dans un collège républicain les idées sommaires d’une conception haineuse des relations sociales à travers le formalisme prescrit par le programme de l’Éducation nationale ? Les auteurs de ce sujet seront les premiers étonnés ! Ils n’ont fait que leur devoir en copiant les sujets de Brevet officiels. Il s’agissait de faire réfléchir leurs élèves sur une notion formelle : le changement de point de vue, sans même se préoccuper du point de vue ! Cela fait tout de même quatre fautes graves.

1- L’égalisation des opinions.

On retrouve d’abord ce cancer de l’école qui enseigne aujourd’hui l’égalisation des opinions sous couvert de respecter le principe de laïcité : toutes les opinions se valent, celles des bourreaux avec leurs auxiliaires et celles des victimes !

2- L’atteinte à la liberté de conscience.

On observe, d’autre part, qu’aucune liberté de réflexion n’est laissée aux élèves pour examiner ce fait terrible de la guerre, où des hommes sont tués par leurs propres compatriotes et devant eux pour terroriser les esprits. N’y a-t-il pas matière, avec le recul du temps, à ne serait-ce que « peser le pour et le contre », ce qui est « le B A - BA » de la pensée ? Non, l’élève n’a pas le choix : il doit faire siens « trois courts arguments » pour justifier « le fusillé pour l’exemple ». L’adjectif « court » est, du reste, un beau lapsus : car, le sujet, pour être traité convenablement , ne peut être « exécuté » en trois lignes. Mais, c’est vrai, les idées sommaires en trois « courts arguments » appartiennent souvent à une idéologie qui a besoin de la brièveté pour faire admettre ses préjugés fous et meurtriers, en trois coups de cuiller à pot ! La réflexion, forcément, nécessite plus de temps.

3- La désorientation par la mise hors-contexte.

Ensuite, selon une coutume bien établie à l’Éducation nationale, les élèves ont à émettre « trois courts arguments » sur un fait magistralement mis hors contexte, dont ils ne savent rien ! Le condamné est fusillé, est-il dit seulement, pour avoir fui la tranchée et refusé d’y revenir ! Les circonstances, les raisons, tous ces indices qui aident à comprendre un acte, sont ignorés. Que peut-on donc bien trouver à dire sur la conduite de ce malheureux dont on ignore tout ?

4- L’inculcation de la soumission aveugle à l’autorité.

Eh bien, c’est justement ce que recherchent ces nobles éducateurs ! Il ne reste aux élèves qu’à s’en remettre à l’opinion de l’autorité qui a tranché avec sagesse et justice, car l’autorité, elle, ne se trompe pas et ne trompe pas. Ainsi est instillée dans l’esprit d’adolescents, abandonnés sans défense au seuil d’une vie d’adulte, la soumission aveugle à l’autorité. Ces professeurs de français ne pouvaient pas trouver jour mieux choisi pour inculquer leur idéologie sous les oripeaux inoffensifs du formalisme : ce 27 janvier 2005, le monde entier fêtait le 60e anniversaire de la libération d’Auschwitz, exemple suprême de la barbarie à laquelle ont conduit le mépris des idées et du débat, la malhonnêteté intellectuelle et la soumission aveugle à l’autorité. Jamais Auschwitz, ni tous les camps de concentration que représente à jamais ce nom d’ horreur, n’auraient été possibles si de bons fonctionnaires, dévoués et obéissant aux ordres sans discuter, n’avaient, à chaque étape du génocide, apporté toute leur conscience professionnelle de "spécialiste". Stanley Milgram a étudié en laboratoire cette soumission aveugle à l’autorité qui menace l’humanité dans sa survie ; il en a tiré un ouvrage, publié en 1974 chez Calmann-Lévy, Soumission à l’autorité. Mais l’école s’obstine à l’ignorer.

Revoir le savoir dispensé par l’école.

Le juge d’Outreau a beau avoir été « un bon élève », il ne peut pas savoir ce que l’école a pris soin de ne surtout pas lui apprendre. Le formalisme qui formate l’enseignement depuis une quinzaine d’années, est, on le voit, dangereux. Il incite à la faute non seulement épistémologique mais encore morale. Qu’on ne se méprenne pas ! Les quatre fautes relevées ci-dessus ne sont pas propres au seul sujet d’examen pris comme exemple. Elles imprègnent, avec d’autres, l’esprit de l’enseignement officiel dispensé. Faut-il s’étonner que, nourris de ce poison, les meilleurs élèves de l’école deviennent de bons « spécialistes » soumis aveuglément à l’autorité ? Car il faut rendre justice au triste juge Burgaud, et contrairement à ce qu’il dit et qu’on voudrait faire croire : le juge d’instruction n’est pas un homme seul. Il est soumis à une hiérarchie. Il est même abondamment entouré de "spécialistes" qui, en droit ou en fait, contrôlent ce qu’il fait. Il n’est que de voir autour de lui ces procureurs qui ont requis la condamnation des innocents, ces juges de la chambre d’instruction qui ont avalisé ses ordonnances, et ces juges de cour d’assises qui ont envoyé en prison 14 innocents dont l’un, de désespoir, a fini par se suicider.

On le voit, le désastre d’Outreau, qui n’est que la part émergée de l’iceberg de la Justice en France, devrait conduire aussi à revoir le savoir dispensé par l’école
républicaine. Le problème n’est - hélas ! - pas nouveau : s’est-on jamais interrogé, par exemple, sur la qualité de ce savoir quand des journaux pendant la guerre de 1914-1918 se permettaient, à longueur de colonnes, d’écrire froidement que "les balles allemandes ne (tuaient) pas" sans craindre, une seconde, de perdre un lectorat qui, depuis une trentaine d’années, avait pourtant fréquenté les bancs d’ une école laïque, gratuite et obligatoire ?

Paul Villach


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