Un regard sur les casseurs : la honte du sourire
par Philippe Bilger
lundi 3 avril 2006
Loin de moi l’envie de faire de la publicité au Libération de ce jour et au Paris Match de cette semaine, mais comment résister à l’amertume intellectuelle de certains rapprochements éclairant crûment un pan de notre vie sociale ?
D’abord un compte rendu de Dominique Simonnot sur une audience où des jeunes gens étaient jugés pour avoir jeté toutes sortes d’objets sur les forces de l’ordre lors de l’une de ces récentes manifestations contre le CPE. On nous précise qu’il ne s’agissait pas de casseurs. Tout l’article est inspiré par la volonté de minimiser ce qui s’est produit et pour instiller le doute sur la réalité des accusations portées contre les agresseurs. Avec complaisance sont rapportés les propos des avocats et des prévenus qui s’étaient trouvés là, bien sûr, par hasard, et avaient pris les fonctionnaires de police pour cibles par une sorte de réflexe dont ils n’étaient pas responsables. Comme il est habituel pour ce journal, la position du ministère public est à peine évoquée, et résumée à la peine demandée. Autrement dit, de cette relation que je n’ose qualifier de judiciaire, un lecteur moyennement averti tire la conclusion que les policiers ne sont pas des victimes, que les mis en cause sont de braves jeunes gens égarés dans un univers de violence qui ne les concerne pas, que leurs avocats sont du côté du bon droit et que le tribunal devrait les relaxer. Je force le trait, mais je n’ai pas l’impression de dénaturer le point de vue unilatéral qui nous est offert.
Paris Match maintenant. Le poids et l’horreur des photos. Non pas l’horreur tragique et extraordinaire de certaines représentations, mais l’horreur d’une scène de terreur au quotidien où en un trait de temps sont rassemblés le pire et le meilleur de ce qui peut advenir quand nous croyons, belles âmes, que le monde ne tourne pas trop mal tout de même. Les photographies couvrent les pages 38 et 39. Qu’y voit-on ?
Une bande de "jeunes" - je mets l’expression entre guillemets pour éviter de laisser penser que la jeunesse constituerait un état propice à de tels agissements - entoure une jeune femme. Celle-ci est déséquilibrée par un membre de l’équipe qui lui arrache son sac. Elle est près de tomber avec ce mouvement que la violence subie et l’angoisse suscitent chez une victime. Le même "jeune", ensuite, la serre avec son bras au niveau du cou pour briser net sa résistance. Elle est courageuse, elle se défend. Elle tombe mais tient toujours son sac. Son visage est douloureux, elle souffre.
Sur une autre vue, on remarque l’intervention d’un tiers, un passant,qui vient soustraire la jeune femme à l’agression et au vol dans lesquels un autre encore met la main. Courage de cet homme, violence de ces jeunes gens, rien que de très classique, allez-vous songer.
Le pire, à mon sens, c’est que le groupe composé comme j’ai dit plus haut observe ces péripéties graves, cette résistance et cette chute, cette honte, cette faiblesse scandaleusement offensée, cette lâcheté avec un sourire sur les visages, ironique, sarcastique ou de mépris, mais un sourire qui révulse. Sur la scène de ce petit monde, l’innommable est tourné en plaisanterie et en dérision.
Est-il si absurde, alors, de rapprocher l’article et les photos ? Dans le premier, on légitime presque ce qui, poussé au paroxysme, va nourrir les secondes. A force de vouloir brider l’indignation par la compréhension, le singulier traumatisant par le pluriel sociologique, on rend possible, plus facile, tout ce qui devrait d’emblée nous révolter. Qand je vois cette jeune femme, ces sourires et cette horreur, je me reproche d’avoir trop cédé aux explications lénifiantes de la responsabilité diluée.
A tout seigneur tout honneur, pour finir. Ce passant, qui est-il ? A-t-il hésité, a-t-il eu peur ? Quel est son métier ? Est-il étudiant ? Etait-il là pour manifester ? En tout cas, je l’admire. J’aimerais pouvoir me dire que j’aurais eu son courage. La honte, grâce à lui, laisse un peu de place à l’espoir.