Une réaction en chaîne non maîtrisée

par TTO
lundi 6 octobre 2008

En pleine crise (financière, de la finance, du capitalisme ?), il est intéressant de relire la description faite en 1995 par Jean-François Billeter[1], dans son livre, “Chine, trois fois muette". L’idée directrice est qu’à l’époque de la Renaissance s’est déclenchée une réaction en chaîne non maîtrisée. Cette réaction en chaîne a d’abord été locale, elle s’est ensuite étendue à l’Europe, puis au monde. Elle a eu des effets positifs puis de plus en plus problématiques, puis de plus en plus désastreux. Elle se poursuit sous nos yeux.


[1] Billeter, Jean-François. (2006) deuxième édition. Chine trois fois muette. Éditions ALLIA

Pour comprendre ce phénomène sans précédent, il faut saisir la logique de son développement et percevoir en même temps la forme particulière d’inconscience qu’il a engendrée et entretenue. Il s’agit d’une réaction en chaîne non maîtrisée parce que ses acteurs n’ont pas eu conscience, et ont aujourd’hui moins conscience que jamais, de son véritable mécanisme. Or, elle ne pourra être arrêtée que lorsque ce mécanisme aura généralement été reconnu.

Le premier moment se produit à la Renaissance avec l’émancipation de la relation marchande. Cette relation, qui préexistait, qui a existé sous différentes formes bien avant cette époque, apparaît à partir de ce moment-là comme porteuse d’une rationalité autonome, susceptible de devenir principe de progrès dans la connaissance du monde et l’organisation de la société. Les marchands se mettent à envisager la société et le monde du point de vue de leur rapport particulier aux choses, c’est-à-dire du rapport abstrait, quantifié, calculé en même temps qu’expérimentateur qu’ils entretiennent avec leurs marchandises. Cette nouvelle forme de raison, positive et entreprenante, s’affirme en Italie d’abord, puis dans d’autres parties de l’Europe. Elle s’étend progressivement aux domaines des techniques, des sciences et des arts. Nul ne comprend, à l’époque, que cette raison apparemment autonome est une raison marchande par son origine et dans son essence. Nul ne perçoit son caractère réducteur. Nul ne se doute encore du danger que recèle sa façon de réduire l’échange de biens entre membres d’une communauté à une opération purement quantitative.

Le deuxième moment, qui occupe les XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, est celui du développement autonome de cette raison. L’activité des marchands se transforme. Ils ne se contentent plus d’acheter et de vendre des produits. Grâce aux pouvoirs que leurs confèrent leurs capitaux, leur mobilité, leur information, ils se mettent à organiser le travail des autres, à leur faire produire des marchandises selon de nouvelles méthodes de division du travail, de coopération à distance, d’investissement et de contrôle financier, de prévision des marchés, d’acheminement des matières premières et des produits finis. Le développement quantitatif du commerce s’accompagne d’une lente transformation qualitative de l’activité, donc de l’esprit. Nous assistons à l’essor des sciences modernes, expérimentales et qualifiées qui vont peu à peu miner toutes les interprétations naïves du monde. Les savants ne se rendent pas compte, cependant, que la raison abstraite qu’ils manient avec tant de succès résulte de l’application au monde physique d’une forme d’abstraction qui a son origine dans la relation marchande et qui entretient avec elle un lien indissoluble.

Le troisième moment se produit au début du XIXe siècle : la raison marchande entreprend de se soumettre à la réalité sociale dans son ensemble. Pour continuer à progresser selon sa logique propre, elle exige en effet que ce ne soit plus seulement les matières premières et les produits finis qui puissent être achetés et vendus, mais tous les éléments du processus de production. Elle décide de considérer le travail lui-même comme une marchandise qui sera achetée et vendue. Il en résulte une inversion qui n’a pas de précédent historique et qui, depuis lors, détermine le cours de l’histoire dans sa totalité. Jusque-là, dans toutes les sociétés, les pratiques économiques étaient restées intégrées dans un ensemble plus large de pratiques sociales, religieuses, politiques. L’économique était subordonné au social. Dorénavant, l’économique se soumet le social et lui dicte sa loi. On parle souvent de la « révolution industrielle ». Ce terme, en évoquant exclusivement l’aspect technique du phénomène, occulte sa véritable nature - qui est d’avoir été au premier chef une révolution sociale, une révolution imposée par la violence en Angleterre d’abord, puis dans d’autres pays européens peu après, puis dans beaucoup d’autres sociétés. 

Aucun des efforts faits pour contrôler ce bouleversement n’a eu, jusqu’à aujourd’hui, le résultat escompté parce qu’aucun n’a porté sur la racine du phénomène, sur l’inversion elle-même, que l’on n’a pas discernée assez clairement. En même temps qu’une violence sociale, cette inversion a été une violence intellectuelle en soumettant l’infinie profondeur et variété du social aux abstractions de la raison marchande, tenue pour la raison elle-même. La raison marchande devenue « raison économique » s’est imposée comme la pensée dominante de notre temps. Elle est congénitalement aveugle sur deux points essentiels. Elle ne peut voir par elle-même qu’elle impose en fait à la vie sociale les abstractions auxquelles elle l’a réduite mentalement, et qu’elle lui fait donc violence. Ignorant son origine historique elle ne peut concevoir sa propre inscription dans l’histoire ni, par conséquent, son possible dépassement futur. Elle ne conçoit pas l’inversion du social et de l’économique à laquelle elle doit son triomphe et, par ce fait même, rend inconcevable la fin de cette inversion. La pensée dominante de notre époque nous prive du moyen intellectuel de dominer la réaction en chaîne qui ne cesse d’exercer sur notre monde des effets de plus en plus dévastateurs. Ce troisième moment est décisif : c’est celui de la domination de la raison marchande devenue « raison économique ».

Jean-François Billeter situe le quatrième moment entre le milieu du XIXe siècle et la fin de la guerre de 14-18. On y voit à l’œuvre deux mouvements opposés. D’une part, celui de la progression de la raison économique, de l’assujettissement de plus en plus étendu de la société, à la logique marchande, de certains progrès matériels qui en résultent, certes, mais plus encore des effets destructeurs sur la vie sociale. De l’autre, celui des réactions contre les souffrances et l’avilissement infligés aux exécutants, des mesures de protection philanthropiques, syndicales, bientôt politiques, débouchant sur la dénonciation du nouveau système lui-même. Lorsque le mouvement ouvrier devient menaçant, les plus déterminés parmi les possédants recourent à des manœuvres de diversion : d’abord l’antisémitisme (Les Protocoles des Sages de Sion sont fabriqués par la police tsariste vers 1902), puis la guerre. Dans la perspective adoptée ici, le comportement des dirigeants des principales nations européennes semble avoir obéi en 14-18 aux trois exigences suivantes : arbitrer les ambitions économiques des uns et des autres ; mettre leurs industries au service de la guerre afin de leur assurer de nouveaux marchés ; mobiliser en même temps les classes ouvrières les unes contre les autres au nom de leurs nations respectives pour qu’elles ne songent plus à contester le système d’exploitation auquel elles étaient soumises. Cette manœuvre, qui a causé de terribles massacres et coûté huit millions de morts, a été un succès. Ce quatrième moment a finalement été celui d’une réaction victorieuse.

Jean-François Billeter lui fait succéder un cinquième moment qu’il fait aller de la fin de la Première Guerre mondiale à la fin de la Seconde. L’absurdité de la Première a fait renaître la contestation. Des révolutions naissent en Allemagne, en Italie, en Russie. Celles d’Allemagne et d’Italie sont défaites mais l’agitation subsiste, surtout dans l’Allemagne écrasée par la dette de guerre, le chômage et la misère. Pour désamorcer le danger que cette agitation représente pour elle, la classe gestionnaire allemande engage sa puissance financière et industrielle derrière un agitateur parmi d’autres, Hitler. Elle le charge de mettre le désespoir de la population au service du rétablissement de la puissance allemande, et de la faire œuvrer du même coup à la reconstitution et au perfectionnement du système d’exploitation précédent. Elle le fait avec l’accord et la complicité des gestionnaires des autres nations les plus puissantes de l’époque, qui voient dans cette nouvelle manœuvre plusieurs avantages. Elle leur donne l’occasion d’observer la mise au point de méthodes de plus en plus poussées d’assujettissement du social, puis de l’humain, à la rationalité économique. Elle suscite un nouveau danger de conflit entre nations européennes, ce qui leur permet de mettre à nouveau les classes ouvrières au service des nations et de les détourner ainsi de la critique du système. Secondée par l’Italie, l’Allemagne se charge en outre d’écraser la révolution là où elle renaît : en Espagne en 1936. L’effort de guerre profite enfin à leurs industries. De cette manœuvre résulte la Seconde Guerre mondiale, ses cinquante millions de morts et l’indicible horreur des vies détruites industriellement lorsqu’elles cessaient d’être utiles au système. Si l’on s’en tient au but inavoué – le maintien du système – l’opération a de nouveau été un succès. Contrairement aux révolutions italienne et allemande, la révolution russe a été victorieuse. Elle s’est cependant très vite soumise à une raison économique qui dans son principe, était la même que dans les autres nations industrielles : toutes les relations sociales, toute l’existence humaine devaient être soumises aux exigences de la production. Que cette production fût déclarée révolutionnaire ne changeait rien à l’affaire quant au fond. Comme le précédent, ce cinquième moment a donc été, même en URSS, celui d’une réaction victorieuse.

Le sixième moment est celui de la victoire des Alliés et de la guerre froide. L’effort de guerre avait déjà décuplé la puissance industrielle des Etats-Unis. Le rôle qu’ils jouèrent dans la défaite de l’Allemagne, de l’Italie et du Japon puis dans la reconstruction de l’Europe occidentale et du Japon fit de cette puissance le centre d’un nouveau système économique. La fin des colonies japonaises et européennes leur donna l’occasion de développer une stratégie mondiale d’exploitation des matières premières et le contrôle des marchés, donc de domination indirecte des sociétés. Ce qui est remarquable, c’est qu’ils aient pu agir ainsi en se présentant comme les libérateurs du genre humain, comme les hérauts d’un capitalisme jeune et innocent, lavé des stigmates par sa victoire sur les forces du mal. Ce manichéisme a été la mystification dominante de la seconde moitié du siècle. Il a permis aux classes gestionnaires du monde « libre » de nier toute responsabilité dans ce qui s’était passé et d’occulter autant que faire se pouvait, leur profonde connivence avec lesdites forces du mal.

Il faut ajouter qu’après la guerre la puissance américaine s’est heurtée à la puissance soviétique. Les deux systèmes se sont trouvés en concurrence dans la conquête des matières premières et des marchés autant que dans le mode de gestion de l’économie, donc de la société. Les deux systèmes ont puissamment profité de la menace qu’ils faisaient peser l’un sur l’autre. Le conflit leur permettait de mobiliser les sociétés qu’ils dominaient, l’un en faveur de la défense du « monde libre », l’autre en faveur du « socialisme ». Des deux côtés, la menace d’une nouvelle guerre mondiale facilitait la poursuite de l’assujettissement de la société à la logique économique, favorisait une concentration sans précédent du pouvoir économique et permettait d’utiliser ce pouvoir sur une échelle également sans précédent dans l’histoire, à des fins d’intimidation, par la création d’une menace fatale pour la société humaine elle-même.

Cette réaction en chaîne a abouti, à chaque étape, à une situation plus dangereuse et à un système de mensonge plus impénétrable. Pendant la guerre froide de 1949 à 1989, il était quasiment impossible de comprendre comment s’articulaient la menace de destruction généralisée par la conflagration nucléaire, la guerre apparemment sans merci que se livraient les Etats-Unis et l’Union soviétique et leur connivence de fait dans le maintien d’un ordre fondé sur une même logique économique.

Le septième moment est celui dans lequel nous sommes. Il commence avec la chute du mur de Berlin en 1989. Deux ans plus tard, un événement imprévisible parce qu’absolument sans exemple dans l’histoire des Etats et des empires se produit : l’Union soviétique déclare forfait et prononce sa propre dissolution. Le président des Etats-Unis salue l’avènement d’un nouvel ordre mondial, mais l’illusion ne dure que le temps de quelques discours, car la logique qui est l’œuvre dans toute cette histoire continue à déployer ses effets.

 Pour comprendre comment, il faut remonter à l’origine de tout l’enchaînement, au basculement qui s’est produit au début du XIXe siècle. De ce basculement est résultée une forme de domination qui ne s’exerce plus directement sur les personnes, d’homme à homme pour ainsi dire, mais indirectement par le contrôle et l’exploitation des relations marchandes qu’elle impose. Cette domination est plus difficile à saisir que d’autres formes plus anciennes à cause du caractère infailliblement rationnel, en apparence, de la science qu’elle invoque pour se justifier – la science économique. Elle est aussi plus difficile à critiquer parce que ceux qui l’exercent n’en assument plus la responsabilité à titre personnel. En même temps que ses défenseurs, ils sont eux-mêmes les laquais d’un système qui les dépasse.

Mais la logique à laquelle obéit son évolution semble pourtant claire. Dans une première étape, elle a contraint la plupart des membres de la société à vendre leur travail, à devenir des salariés, à dépendre de leur salaire pour subsister et à subsister en achetant les marchandises qu’ils produisent. Lorsque tous les profits réalisables à ce stade ont été réalisés, elle a entrepris de susciter de nouveaux besoins. Avant-guerre, le national-socialisme a innové en la matière en créant la Volkswagen et les autoroutes. Les autres nations industrielles s’y sont mises aussi, tout particulièrement l’Amérique de Henry Ford. Ce développement-là a repris de plus belle après la guerre et a engendré la société de consommation, dont les sortilèges ont si puissamment contribué à la victoire du système occidental sur le système soviétique. L’opération a consisté à soumettre à l’exploitation marchande, non plus seulement les besoins fondamentaux de la subsistance, mais virtuellement tous les besoins et tous les désirs – de jouissance, de santé, de confort, de sécurité, d’évasion, de mobilité, d’abrutissement, etc. Il fallait que le cinéma, la télévision, la publicité suscitent des envies qui cherchent à s’assouvir par des achats, que les marchandises achetées créent le besoin d’autres marchandises et que la frustration produite ainsi devienne le moteur d’une consommation sans fin. Matériellement, il en est résulté un gaspillage démentiel, des phénomènes de pollution de plus en plus dangereux dans l’immédiat et hypothéquant de plus en plus gravement l’avenir.

Le processus ne cesse de se radicaliser. Ce ne sont plus seulement les rapports sociaux qui sont remplacés par les rapports marchands, c’est la nature, voire la vie même qui est dissociée puis recombinée afin d’être soumise à la loi du marché. Il s’agit d’une soumission de plus en plus complète à la raison économique.


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