Vingt-et-un ans de Restos du cœur

par Kerim BOUZOUITA
mercredi 11 octobre 2006

La faim, le froid, la maladie, parfois la violence, consument inlassablement la vie d’une antique peuplade toujours inassimilable : celle des clochards.
A Paris, ils sont entre 30 000 et 50 000 à vivre dans les rues, les autorités françaises estiment que les clochards, rebaptisés «  sans-domicile-fixe » par l’administration et la modernité, sont trop hétérogènes pour que l’on puisse espérer leur « disparition des rues ».

Son sommeil est souvent difficile, il craint les vols, les intempéries, les agressions.

Le peuple des rues n’est cependant pas oublié par tous. Des organismes étatiques aux associations de bénévoles, le combat est mené tous les jours sur le front du trottoir.

Les Restos du cœur, l’association en qui les Français ont le plus confiance (sondage TMO- groupe CSA), œuvre depuis plus de vingt ans sur le terrain de la misère. Tout commence le 26 septembre 1985 sur l’antenne d’Europe 1, Coluche lance sa petite phrase, sans se douter qu’elle va devenir une grande aventure : "J’ai une petite idée, comme ça... si y’a des gens qui sont intéressés pour sponsoriser une cantine gratuite qu’on commencerait par faire à Paris, et puis qu’on étalerait dans les grandes villes de France, nous on est prêts à aider une entreprise comme ça, qui ferait un resto qui aurait comme ambition de faire deux à trois mille repas par jour, gratuitement."

C’est la naissance des Restos du cœur. Plus de vingt ans après, les Restos sont toujours là, fidèles à l’idée de Coluche, ils viennent de souffler la semaine dernière leur 21e bougie.
Les propos parfois drôles, et souvent émouvants, qui suivent ont été recueillis auprès de Guillaume Perrin, bénévole du cœur aux « Restos » qui nous révèle une intolérable réalité : celle des clochards.

Dans un monde ou l’individualisme prend un ascendant évident sur le quotidien des gens, pourquoi devient-on bénévole aux Restos du coeur et comment vit-on cette aventure ?
En arrivant à Paris, il y a six ans, j’ai décidé d’intégrer une association humanitaire pour accomplir mon devoir citoyen et venir en aide à ceux qui en ont besoin. Les Restos étant l’association la plus connue, j’ai tenté l’aventure.
J’ai commencé à faire les Camions du cœur. Un Camion du cœur est une structure destinée aux gens de la rue. Chaque soir, nous arrivons sur le site vers 20 h, nous installons quatre stands et nous servons des repas chauds, des céréales, du café. A titre d’exemple, nous servons environs cinq cents repas chaque soir sur le site République.

Quelles sont les personnes qui viennent chercher un repas sur les sites ?


Nous avons une population de SDF, mais aussi de personnes qui ont un logement dont les revenus sont insuffisants et précaires. Il y a beaucoup de gens malades. Nous avons vraiment une population très variée, toutes les origines ethniques sont représentées. J’ai même entendu dire que les Restos sont signalés comme « plan pas cher » sur un guide touristique japonais.



Comment se passe la distribution des repas ?


Lorsque nous arrivons, il a déjà une belle file d’attente, parce que si on arrive trop tard, il n’y a plus de repas chaud, il ne reste plus que des sardines en boîtes et des aliments conditionnés. Lorsqu’il n’y a plus rien à manger on distribue des bons de vestiaires et des places de cinéma et de théâtre. Même si on pense que la vie culturelle n’intéresse pas en priorité les gens qui se battent pour survivre, les gens prennent volontiers les billets, surtout les personnes qui sont installées.



Entre 400 et 500 repas distribués chaque soir à une population variée, est-ce que vous rencontrez des difficultés particulières ?


Les bagarres sont notre plus grand souci, il en éclate de temps en temps.
Les raisons principales sont le racisme, et le saut de file. Les SDF venus des pays de l’Europe de l’Est sont les plus virulents. Surtout lorsqu’ils viennent éméchés. Ils s’en prennent le plus souvent aux Maghrébins et aux noirs.
Du reste, la moitié des 35 bénévoles assure le bon fonctionnement de la file. Si nous constatons que quelqu’un cherche des problèmes, nous lui demandons de partir. Si quelqu’un devient dangereux, un de nos bénévoles, très bien bâti, qui a fait beaucoup d’arts martiaux, se charge de le neutraliser. Parfois, nous prenons des coups. Je n’ai jamais pris un coup, mais un jour ça m’arrivera, c’est certain.

En parallèle au service de restauration, les bénévoles jouent-ils d’autres rôles face aux personnes qui viennent chercher un repas ?


Justement, nous essayons d’instaurer une relation avec les bénéficiaires, de créer un climat chaleureux. Certains partent après avoir mangé, mais d’autres restent, et je suppose qu’il y a de vraies relations d’amitié qui se créent. La règle est de garder une certaine distance et de ne jamais donner ses coordonnées personnelles, afin ne jamais se mettre en danger.

Outre les Camions du cœur, les restos oeuvrent-ils sur d’autres axes pour lutter contre le froid et la faim ?
Effectivement, nous avons les « maraudes ». Quelques fourgonnettes des Restos patrouillent chaque soir dans un arrondissement particulier pour apporter un repas à ceux qui dorment dans la rue et leur proposer de passer la nuit dans un centre d’accueil. Parfois, nous avons des rencontres très touchantes ; je me souviens d’un personnage très gentil qui nous a tenu un discours sur la foi. Il nous a raconté comment Dieu le sauve chaque jour de sa détresse, et que, même s’il est à la rue, il est très heureux. Dans ce type de cas, la communication est facile. Dans d’autres cas, la communication est plus complexe à cause de l’évolution du « peuple des rues » : la moitié des gens que nous rencontrons lors des maraudes sont Polonais et ne savent presque pas s’exprimer en français. Le système d’entraide ne doit pas bien fonctionner dans cette communauté. Nous remarquons également qu’il n’y a presque pas de noirs ni d’Arabes dans les rues.

Pour les Français, les histoires sont souvent les mêmes : chômage, rupture avec la famille, dépression. Les gens se retrouvent à la rue du jour au lendemain. C’est le gros problème en France. L’Etat ne fait rien pour assurer aux personnes dans le besoin un logement décent.


Les bénévoles donnent leur temps, leur énergie, et se mettent même en danger pour essayer de venir en aide à ceux qui sont dans le besoin. Ont-ils quelque chose en retour ?
Nous ne sommes pas que dans le don, nous recevons beaucoup aussi. Personnellement, je considère mon travail de bénévole comme une responsabilité citoyenne, parce qu’il ne faut pas attendre d’un Etat-providence de s’occuper de ceux qu’il a abandonné. Cela me permet de relativiser mes soucis. Je ne suis pas fière de ce que je fais. Je laisse tout ce que je vis durant ces moments-là dans la rue. Lorsque je rentre chez moi, je n’y pense plus. Le lendemain, je redeviens comme tout le monde, je ne vois plus les gens qui dorment sur le trottoir.

Loin du monde des SDF, comment perçois-tu l’action des célébrités qui se mobilisent pour les Restos ?
Je pense que leur mobilisation est très importante, c’est une bonne communication qui ramène des fonds et beaucoup de bénévoles. Vive « Les Enfoirés » !

Pour donner le mot de la fin, nous laissons la parole à une voix dans la nuit. Nicolas, clochard depuis vingt ans, dormira encore dehors ce soir devant la grande poste centrale du Louvre, située rue Etienne Marcel, dans le 1ier arrondissement de Paris :

"On a beau dire qu’on s’habitue au mal, [...], moi je ne m’habitue pas, et en enfer il fait froid..."


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