Violences juvéniles et « pathologies de l’agir »

par LESCAUDRON Didier
lundi 26 juin 2006

Les violences juvéniles continuent de défrayer les chroniques. Avec l’aide de médecins engagés, une meilleure compréhension du fonctionnement psychique de ces jeunes pourrait susciter des mesures judiciaires, éducatives et scolaires pertinentes. Les politiques et leurs électeurs sont les premiers concernés par ces savoirs existants. Nous n’avons qu’une alternative : agir dans la compréhension partagée ou périr dans la violence de l’ignorance entretenue.

Une SDF a été molestée par un enfant de moins de 12 ans, raconte le 20 minutes du 22 juin 2006. En état de choc, elle a été conduite dans un centre d’accueil par la Croix-Rouge. Le même journal du 16 juin rapporte une enquête des renseignements généraux : l’école n’est plus à l’abri des armes. Dimanche 25 juin, un reportage de France 2 montre un élève de 11 ans qui a giflé son enseignante. Elle lui demandait de respecter la discipline de la classe.

 

A partir de 10/12 ans, des pré-adolescents devenant adolescents se comportent de façon inquiétante et parfois violente : insultes, provocations verbales ou physiques, déni de l’autre, absentéisme scolaire, bagarres individuelles ou en bande, vols, destructions, refus de travailler, agressions physiques, fugues... Vous pourriez vous dire : « Voilà encore un sujet bien sombre, les journaux en sont remplis, je passe. » Eh bien, tant pis pour vous !

 

Vu l’ampleur que ces phénomènes prennent, les familles, les enseignants et les autorités concernées sont interrogés. Tout un chacun l’est aussi car ces jeunes peuvent devenir, sans des prises en charge spécifiques réalisées à temps, des adultes perturbés et perturbateurs. C’est ici que vous êtes concerné. Un jour, un de ces perturbateurs vous tombera peut-être sur le dos... Alors, tant pis pour vous !

Si le problème est connu depuis plusieurs années et si les travaux de nombreux responsables professionnels et universitaires existent, nous pouvons nous étonner de la légèreté des analyses et des mesures énoncées dans certains médias. On nous parle d’emprisonnement de plus en plus jeunes des mineurs délinquants, de sanction des parents ou de leur expulsion s’ils sont d’origine étrangère... Vous pourriez commenter : « On ne peut continuer de fermer les yeux sur ces trublions ! » Et vous n’auriez pas tort ! Alors, continuons notre discussion.

Des voix renseignées tentent de faire comprendre que ces propositions simplistes ne résoudront rien à long terme. Par contre, elles montrent l’urgence dans laquelle les responsables étatiques ou territoriaux se retrouvent : parer au plus pressé et montrer qu’ils agissent. Leur crédibilité auprès de la population est en jeu ! Chacun sait que la paix sociale dans les banlieues demeure fragile et que la recrudescence des violences dans les établissements scolaires est réelle.

 

Des mesures coercitives sont nécessaires, mais sur quelle base réfléchie ? Quelle compréhension devons-nous avoir des situations individuelles et collectives de ces jeunes ? N’y a-t-il pas nécessité, comme bien souvent face à des problèmes plurifactoriels, d’un partage pluridisciplinaire des analyses et des traitements ? Enfin, pouvons-nous compter sur la sagesse d’une majorité des décideurs institutionnels ? Le déplorable combat des chefs en vue des élections 2007, les scandaleuses affaires des responsables d’EADS ou le couac de la circulaire de Robien sur la méthode globale de lecture témoignent de ces écarts qui polluent les débats constructifs. Je perçois votre possible réaction : « Inutile de continuer de lire ce credo gauchisant ! »

 

Si c’est le cas, quelque peu désolés, nous vous laisserons et nous nous tournerons vers ceux qui œuvrent au quotidien et tentent de nous éclairer sereinement. Pour Christian Mille, professeur de pédopsychiatrie, ces comportements relèvent des « pathologies de l’agir » et masquent la souffrance psychique sous-jacente de ces jeunes. ( Référence : "Inscription violente de la souffrance psychique dans la cité au temps de l’adolescence", article de C. Mille dans la revue Pratiques en santé mentale ; 2005 n°3)

Des bien-pensants diront que nous cherchons à excuser les « sauvageons », qu’il n’y a rien à comprendre et qu’il faut agir avec fermeté. Laissons-les dire et déplorons leur positionnement défensif car, depuis des millénaires, l’humanité n’a qu’une alternative : agir dans la compréhension ou périr...

 

Lecteur, c’est donc à vous de décider en jugeant les propos de Christian Mille. Pour lui, deux types de situation amènent ces jeunes à des actes inopportuns :

 

- Situation 1 - Celles où des envies pulsionnelles les mettent en danger intérieur (angoisse de mort, désir de destruction ou de possession inconditionnelle, etc.) car, à cet âge, des sensations et des sentiments inconscients de la petite enfance peuvent ressurgir avec une intensité déstabilisante.

 

- Situation 2 - Celles au cours desquelles, du point de vue de leur fierté personnelle, des menaces réelles ou imaginaires les agressent.

 

Les excitations intérieures insurmontables (situation 1) ou les atteintes de l’image de Soi (situation 2) poussent ces jeunes à s’exprimer par des actes. Pourquoi ? Parce que la capacité ordinaire de « dialoguer intérieurement avec soi-même » leur manque partiellement ou totalement. Ils « agissent faute de pouvoir penser, » écrit Christian Mille et « leur environnement fait office d’espace psychique élargi ». Il nous faut imaginer chez eux, l’absence d’un « petit ange » et d’un « petit démon » intérieurs qui questionnent leur conscience, comme nous le voyons chez Milou dans Tintin au Tibet.

 

En conséquence, leurs actes dérangeants « s’imposent comme de légitimes réactions aux sollicitations ou aux provocations extérieures ». En d’autres termes, leur conscience, qui normalement est aussi un lieu de rêverie, est si fragile que ces jeunes sont dépendants d’un agir en direction de leurs proches et de leur environnement. De fortes angoisses, d’envahissement, d’anéantissement psychique, voire de morcellement corporel, les rendent alors étranges à eux-mêmes et peuvent les sidérer, par exemple, quand la police les interroge.

 

Le plus tragique est qu’en l’absence de mesures appropriées d’accompagnement, leurs sentiments de solitude et de toute-puissance infantile se renforcent. Et le cercle vicieux de la violence et de la stigmatisation se perpétue dramatiquement jusqu’à l’âge adulte.

 

Cet éclairage psychique est aussi confirmé par le peu d’impact des mesures dissuasives ou punitives à leur encontre. Ces jeunes sont les otages du mode provocateur de leur fonctionnement mental, ce qui ne veut pas dire qu’ils soient irrémédiablement condamnés à l’emprisonnement ou aux traitements médicamenteux.

 

Dans un cadre éventuellement judiciaire, un accompagnement pluridisciplinaire, thérapeutique, éducatif et scolaire, permet d’obtenir des résultats car ces jeunes peuvent retrouver leur capacité de « se penser pensant ». La réussite de ces prises en charge dépend aussi de l’implication coordonnée des parents et des différents professionnels concernés.

 

Les décideurs politiques, conseillés par leurs experts, nous imposent leur direction de travail et les moyens correspondants. Pèsent-ils vraiment les enjeux de ces violences juvéniles ? Avec les expériences et les connaissances existantes et divulguées, ils ne pourront se défendre d’être pris au dépourvu, leurs électeurs non plus.

 

L’humanité est entrée dans l’intelligence de sa complexité individuelle ou collective. Une alternative est devant nous : agir dans une compréhension partagée ou périr dans la violence de l’ignorance entretenue.

 

Merci à Christian Mille, pédopsychiatre et à Karine Joguet, psychologue clinicienne.

 

Didier LESCAUDRON


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