Vision d’un citoyen sur un an de politique dans la « France de Sarkozy »

par TTO
mercredi 7 mai 2008

Tout en explorant l’œuvre de Hannah Arendt et en testant sa pertinence par rapport au monde et à l’époque dans lesquels nous vivons, j’ai commenté tout au long de l’année 2007 l’actualité politique de façon résolument partielle et partiale. Quelques billets écrits à chaud et extraits du blog Actualité de Hannah Arendt

5 février 2007 : Loin de la “valeur travail”, la vie active vue par Hannah Arendt

Pour tout lecteur de La Condition de l’homme moderne, traduit en 1961, le débat sur la “valeur travail” ne peut être qu’affligeant. Comment peut-on 45 ans après réduire la vie des hommes au seul travail ? Les quelques lignes ci-dessous essaient de donner envie de lire cette œuvre majeure ou d’y accéder par l’intermédiaire de passeurs.

Arendt propose des distinctions inhabituelles entre trois sortes d’activité de la vita activa.

L’activité élémentaire est le travail, qui est corrélatif du cycle biologique de la vie, entendu comme zoé et non comme bios. L’être humain en tant qu’il travaille est membre de l’espèce et non un individu possédant une bio-graphie. Le travail est donc immergé dans la nature, et la consommation appartient à son cycle. Le travail est circulaire, itératif, anonyme et l’on comprend que l’on parle d’animal laborans et d’homo faber. Si le travail est, comme l’action et contrairement à l’œuvre, un processus, ce processus biologique, incommunicable, ne peut délivrer aucune individualité, ne révéler aucun « qui ». Si toutes les activités ont rapport à la naissance et à la mort, ici ce sont celles de l’espèce dont il est question.

Arendt voit d’abord dans l’œuvre l’édification d’un monde, non naturel, plus exactement bâti contre la nature, qui construit des objets, et non des produits de consommation, et qui est fait pour durer. Durer veut dire d’abord fournir un cadre humanisé, qui soit plus permanent, plus endurant, que la vie d’une génération. Sur le fond de cette objectivité, de cette endurance des objets du monde, qui sépare et relie les individus, « quelqu’un peut apparaître », une individualité peut se dessiner et rompre, par la trajectoire rectiligne qui va de la naissance à la mort, la cyclicité de l’espèce. Sans un monde durable, nulle bio-graphie n’est concevable, naissance et mort étant alors insignifiantes en regard de la perpétuation de l’espèce et de ses membres ; ce n’est que face au monde que naissance et mort peuvent être « apparaître », être perçues. L’homo faber est l’homme de la maîtrise, celui qui impose, magistralement, et en toute souveraineté, sa marque, sa volonté, son projet au donné. L’utilitarisme est la philosophie de l’homo faber qui a tendance à transgresser les limites de son activité et à généraliser l’expérience de la fabrication, or cette transgression est politiquement dangereuse. « L’utilitarisme anthropocentrique de l’homo faber » qui culmine dans la notion de fin en soi, dégrade « la nature et le monde au rang de moyens, en les privant l’un et l’autre de leur dignité indépendante ». C’est pourquoi La Condition de l’homme moderne insiste sur la différence entre sens et utilité, entre le « en raison de » et le « afin de ».

Mais pour que la sphère de la signification se fasse jour, il faut faire intervenir une autre activité, l’action proprement dite. Ainsi, par l’action d’échanger, et dans l’espace public du marché, l’homo faber ne vient pas voir des hommes, mais des produits, et l’objet montre moins « qui » est le fabriquant que « ce qu’il est » et ce qu’il est capable de faire. Certes, malgré l’isolement, et la protection du privé, nécessaire à l’excellence et à la compétence, le fabricant reste indirectement lié aux autres, et au monde d’objets. Mais existe une frustration de l’individualité, que seule l’action parmi des pairs peut véritablement combler.

Arendt souhaite mettre en lumière que l’action seule permet la révélation du « qui », est capable de rendre manifeste l’individualité spécifiquement humaine. C’est pourquoi, alors que La Condition de l’homme moderne souligne sans cesse que le peuple le plus politique est le peuple romain, elle étudie surtout les Grecs, parce que ce caractère de révélation y est marqué au mieux. Là encore nous devons lutter contre l’identification implicite de l’action (dont nul humain en tant que tel ne peut se dispenser) avec l’action politique, tout comme on ne saurait confondre en toute rigueur public et politique.

Si l’action et la parole (praxis et lexis) permettent à chacun de se manifester, de s’exprimer, de se communiquer, et si l’action ne peut donc exister que dans la pluralité, dans un réseau qui double en quelque sorte le monde, il doit être clair, d’une part, que l’action n’est possible que par le monde, puisque aucune individualité, aucune subjectivité, ne peut se faire jour sans l’objectivité, construite par l’homo faber, mais que, d’autre part et réciproquement, le monde serait dépourvu de sens sans action et parole. « A moins de faire parler de lui par les hommes et à moins de les abriter, le monde ne serait plus un artifice humain, mais un monceau de choses disparates auquel chaque individu isolément serait libre d’ajouter un objet ; à moins d’un artifice humain pour les abriter, les affaires humaines seraient aussi flottantes, aussi futiles et vaines que les errances d’une tribu nomade. » Action et parole sont comprises par Arendt comme essentiellement fragiles, cette fragilité tient aux trois caractéristiques de l’action ; elle se joue dans la pluralité, s’enracine dans la natalité, et de ce fait est menacée d’hubris, de démesure, et de cette futilité inhérente à l’absence de maîtrise.

14 février 2007 : courte remarque sur un carcan

Depuis dimanche la mode, dans la bullocratie, est au chiffrage. Ce terme traduit bien l’emprise d’une idéologie, c’est-à-dire d’une idée dont la logique est poussée jusqu’au bout (le XXe siècle nous a montré, avec ses deux totalitarismes, à quelles horreurs cela pouvait conduire). Cette idée, aberrante, est celle que tout peut, tout doit être chiffré, mesuré. Elle vient du développement, depuis la Renaissance de la relation marchande et de sa transformation en raison économique toute puissante.

Nos politiques ne doivent pas se soumettre à ce carcan et renvoyer les économistes à leurs chères études (de préférence pour travailler les “humanités” comme on disait autrefois).

Il est vrai que nous vivons dans un monde qui flatte les créateurs et entrepreneurs et paie très cher, en fait, quelques analystes financiers et dirigeants !

15 mars 2007 : Disparition de Lucie Aubrac

Je viens d’apprendre la disparition de la grande résistante Lucie Aubrac.

Je vous renvoie à un de ses derniers textes écrit avec son mari Raymond : la préface au livre L’Autre Campagne, démarche déjà présentée. Retenons-en les dernières lignes :

“On résiste contre un état de choses, mais on résiste aussi pour créer quelque chose. Définir les injustices actuelles et montrer de quels matériaux pourrait être construit un monde meilleur, c’est créer les premières conditions pour que s’engage le combat victorieux. Résister, c’est créer.”.

24 avril 2007 : à méditer avant le 6 mai

« L’action politique ressemble à ces arts d’exécution, telles l’interprétation musicale ou la danse, qui ont leur fin en eux-mêmes, et ne laissent subsister aucune œuvre derrière eux. Ce n’est ni à des normes techniques (l’efficacité), ni à des normes morales (la bonté) que le jugement politique doit être référé. C’est seulement au sein de l’espace publico-politique, en tant qu’espace d’apparence, que l’on peut juger les actions politiques. Selon Arendt, c’est la ’gloire’ qui constitue la norme du jugement politique : entendons par là la bonne ou mauvaise renommée, la réputation qui se construit au cours de l’échange des opinions et des débats contradictoires - mais non une mystérieuse aura charismatique qui transcenderait le monde commun. » (Hannah Arendt)

28 avril 2007 : retour de la pluralité dans la politique ?

Arendt fait de la pluralité un des éléments majeurs de l’action entre les citoyens, nous y reviendrons.

Le remarquable débat de ce jour entre Royal et Bayrou marquera probablement le retour de la pluralité dans le gouvernement de la France, pluralité dont l’absence de plus en plus criante (rappelons-nous l’exemple du référendum de mai 2005) est une des origines majeures du blocage de la France et de l’Europe.

2 mai 2007 : le temps des femmes : une chance pour la France

Difficile de nier une spécificité féminine dans une société construite par des hommes pour des hommes. Royal représente probablement le premier cas d’une mère de famille arrivée à ce niveau en politique. Son approche sonne différemment de ce fait et c’est pourquoi elle a eu tant de mal à être comprise aussi bien dans le PS, à gauche, que plus largement. Dans notre société l’éducation des enfants est encore plus le fait des femmes, souvent seules. Elles jouent donc un rôle essentiel par rapport à la natalité et la rénovation du monde et de l’action politique qui est associée, concept sur lequel Arendt a beaucoup insisté. C’est une chance pour nous que l’une d’entre elles puisse accéder à la plus haute responsabilité politique en France. En face la droite est représentée par une caricature de mâle agressif et arrogant. Il n’y a pas photo.

7 mai 2007 : dommage !

Les Français ont fait hier un choix très conservateur. Ils, et elles pour beaucoup, n’ont pas perçu ce qu’a vu quelqu’un comme Edgar Morin : le potentiel d’intuition politique de Ségolène Royal. Dans un monde complexe la volonté ne suffit pas. Nicolas Sarkozy va en faire l’expérience. Ségolène Royal a su démontrer pendant sa campagne, sa capacité à tenir une ligne directrice malgré tous les imprévus et les coups foireux (n’est-ce pas Eric Besson !). Son intervention d’hier soir était remarquable.

A suivre...

17 mai 2007 : Sarkozy et la vision consommatrice de l’histoire

Remplacer le travail de pensée, de réflexion sur le totalitarisme par l’appel à l’émotion brute créée par la lecture de la lettre d’un jeune héros communiste de 17 ans. Tout cela par Sarkozy, défenseur d’une société où il n’est plus demandé à l’individu que de produire (travailler) et de consommer.

Comprendre, agir, penser sont des armes à retrouver. L’étude de l’œuvre de Hannah Arendt est beaucoup plus pertinente mais aussi dangereuse pour notre société qui, plus que jamais, a en elle les éléments qui se sont cristallisés dans les deux totalitarismes du siècle dernier et qui pourraient conduire à une troisième forme de “totalitarisme du marché et de la marchandise”. L’évolution de l’Europe est, en particulier, à surveiller de près.

18 mai 2007 : la France n’est pas une entreprise

L’action politique n’est pas la fabrication de produits ou de services. L’approche de Sarkozy copiée sur les théories et démarches managériales n’est pas adaptée à la complexité de l’action concertée d’êtres humains qu’est la politique. L’avenir le démontrera et le volontarisme de Sarkozy se heurtera à l’imprévisibilité des réactions humaines. Hannah Arendt l’a lumineusement expliqué il y a plus de 40 ans !

19 mai 2007 : mieux vivre ensemble et laisser un monde meilleur

Je crois à la volonté de rupture de Nicolas Sarkozy, pas sur le fond toujours plus à droite, mais quant à la méthode. Il quitte le monde de l’action politique pour celui du management. Mais un pays ne se manage pas. Il ne s’agit pas de produire biens ou services mais de mener l’action politique qui permet de mieux vivre ensemble et de laisser à nos enfants un monde meilleur. Les expériences anglo-saxonnes ont toutes échoué de ce point de vue avec cette approche managériale.

28 mai 2007 : le pari et la stratégie pour affronter l’inconnu de l’aventure humaine

Texte adapté de la conférence d’Edgar Morin “A propos des sept savoirs” (Editions Pleins Feux, 2000). Utile après une campagne électorale marquée par le sceau du volontarisme et la confusion entre conduite de l’action et production.

Nous disposons de deux instruments pour affronter l’inattendu : le premier est la conscience du risque comme de la chance. Il s’agit de prendre l’idée du pari de Pascal dans tous les domaines. Le deuxième instrument est la stratégie, c’est-à-dire la capacité de modifier le comportement en fonction des informations, des connaissances nouvelles que nous apporte le développement de l’action.

Dès qu’un individu entreprend une action, quelle qu’elle soit, celle-ci commence à échapper à ses intentions. Cette action entre dans un univers d’interactions et c’est finalement l’environnement qui s’en saisit dans un sens qui peut devenir contraire à l’intention initiale. Cela nous oblige à contrôler l’action, à essayer de la corriger - s’il est encore temps - et parfois à la torpiller comme les responsables de la NASA qui, si une fusée dévie de sa trajectoire, la font exploser. L’écologie de l’action c’est en somme tenir compte de la complexité qu’elle comporte, avec aléas, hasards, initiatives, décisions, imprévus, et elle nécessite la conscience des dérives et des transformations.

La riposte aux incertitudes de l’action est constituée par le choix réfléchi d’une décision, la conscience du pari, l’élaboration d’une stratégie qui tienne compte des complexités inhérentes à ses propres finalités, qui puisse en cours d’action se modifier en fonction des aléas, informations, changements de contexte et qui puisse envisager l’éventuel torpillage de l’action qui aurait pris un cours nocif. Aussi peut-on et doit-on lutter contre les incertitudes de l’action ; on peut même les surmonter à court ou moyen terme, mais nul ne saurait prétendre les avoir éliminées à long terme. La stratégie, comme la connaissance, demeure une navigation dans un océan d’incertitudes à travers des archipels de certitude.

31 mai 2007 : ce ne sont pas les armes qui défendent un tyran...

Toujours d’actualité Le discours de la servitude volontaire ou le contre un d’Etienne de La Boétie (1549).

« (...) J’arrive maintenant à un point qui est, selon moi, le secret et le ressort de la domination, le soutien et le fondement de toute tyrannie. Celui qui penserait que les hallebardes des gardes et l’établissement du guet garantissent les tyrans, se tromperait fort. Ils s’en servent plutôt, je crois, par forme et pour épouvantail, qu’ils ne s’y fient. Les archers barrent bien l’entrée des palais aux moins habiles, à ceux qui n’ont aucun moyen de nuire ; mais non aux audacieux et bien armés qui peuvent tenter quelque entreprise. Certes, il est aisé de compter que, parmi les empereurs romains il en est bien moins de ceux qui échappèrent au danger par le secours de leurs archers, qu’il y en eût de tués par leurs propres gardes. Ce ne sont pas les bandes de gens à cheval, les compagnies de gens à pied, en un mot ce ne sont pas les armes qui défendent un tyran, mais bien toujours (on aura quelque peine à le croire d’abord, quoique ce soit exactement vrai) quatre ou cinq hommes qui le soutiennent et qui lui assujettissent tout le pays. Il en a toujours été ainsi que cinq à six ont eu l’oreille du tyran et s’y sont approchés d’eux-mêmes ou bien y ont été appelés par lui pour être les complices de ses cruautés, les compagnons de ses plaisirs, les complaisants de ses sales voluptés et les co-partageants de ses rapines. Ces six dressent si bien leur chef, qu’il devient, envers la société, méchant, non seulement de ses propres méchancetés mais, encore des leurs. Ces six, en tiennent sous leur dépendance six mille qu’ils élèvent en dignité, auxquels ils font donner, ou le gouvernement des provinces, ou le maniement des deniers publics, afin qu’ils favorisent leur avarice ou leur cruauté, qu’ils les entretiennent ou les exécutent à point nommé et fassent d’ailleurs tant de mal, qu’ils ne puissent se maintenir que par leur propre tutelle, ni d’exempter des lois et de leurs peines que par leur protection. Grande est la série de ceux qui viennent après ceux-là. Et qui voudra en suivre la trace verra que non pas six mille, mais cent mille, des millions tiennent au tyran par cette filière et forment entre eux une chaîne non interrompue qui remonte jusqu’à lui. Comme Homère le fait dire à Jupiter qui se targue, en tirant une pareille chaîne, d’amener à lui tous les Dieux. De là venait l’accroissent du pouvoir du Sénat sous Jules César ; l’établissement de nouvelles fonctions, l’élection à des offices, non certes et à bien prendre, pour réorganiser la justice, mais bien pour donner de nouveaux soutiens à la tyrannie. En somme, par les gains et parts de gains que l’on fait avec les tyrans, on arrive à ce point qu’enfin il se trouve presque un aussi grand nombre de ceux auxquels la tyrannie est profitable, que de ceux auxquels la liberté serait utile. C’est ainsi qu’au dire des médecins, bien qu’en notre corps rien ne paraisse gâté, dès qu’en un seul endroit quelque tumeur se manifeste, toutes les humeurs se portent vers cette partie véreuse : pareillement, dès qu’un roi s’est déclaré tyran, tout le mauvais, toute la lie du royaume, je ne dis pas un tas de petits friponneaux et de faquins perdus de réputation, qui ne peuvent faire mal ni bien dans un pays, mais ceux qui sont possédés d’une ardente ambition et d’une notable avarice se groupent autour de lui et le soutiennent pour avoir part au butin et être, sous le grand tyran, autant de petits tyranneaux. Ainsi sont les grands voleurs et les fameux corsaires : les uns découvrent le pays, les autres pourchassent les voyageurs ; les uns sont en embuscade, les autres au guet ; les uns massacrent, les autres dépouillent ; et bien qu’il y ait entre eux des rangs et des prééminences et que les uns ne soient que les valets et les autres les chefs de la bande, à la fin il n’y en a pas un qui ne profite, si non du principal butin, du moins du résultat de la fouille. Ne dit-on pas que non seulement les pirates ciliciens se rassemblèrent en si grand nombre qu’il fallut envoyer contre eux le grand Pompée ; mais qu’en outre ils attirèrent à leur alliance plusieurs belles villes et grandes cités dans les havres desquelles revenant de leurs courses, ils se mettaient en sûreté, donnant en échange à ces villes une portion des pillages qu’elles avaient recélés.(...) »

3 septembre 2007 : retour de La Rochelle : un trésor perdu

De retour de l’Université d’été de La Rochelle et au-delà de la chaleur et de l’excitation liées à un travail en ateliers particulièrement bien organisé, je sens flotter chez moi une interrogation profonde et une inquiétude. Ayant du mal à en exprimer le contenu je me tourne vers le texte ci-dessous qui constitue la quatrième de couverture d’un livre remarquable d’Etienne Tassin sur Hannah Arendt

“Au cœur de la vie politique des hommes gît un trésor, aujourd’hui perdu. Les révolutionnaires du XVIIIe siècle pouvaient encore le nommer. En Amérique on l’appelait ’bonheur public’, dans la France des Lumières son nom était ’liberté publique’. En certaines circonstances, rares et précaires, ce trésor sans âge resurgit dans l’action politique conduite à plusieurs, lorsqu’avec elle se crée un espace public où la liberté peut paraître. Alors un lien se noue, qui déploie entre les hommes un monde commun. Tel est le bien public.

En évoquant ce trésor perdu, la philosophie d’Hannah Arendt nous invite à retrouver, à l’écart de tout pragmatisme comme de tout moralisme, le sens instituant de l’action politique qui a le monde comme condition et comme fin. C’est dans la mesure où les actions sont politiques que le monde peut être partagé ; et dans la mesure où elles visent un monde commun que ces actions sont proprement politiques. Toute politique s’apprécie au regard du monde qu’elle est capable d’instaurer.

N’est-ce pas pourtant à l’aliénation du monde que la politique moderne nous condamne au contraire ? Le trésor serait-il pour nous définitivement perdu ?

(...) loin de proposer une philosophie politique parmi d’autres, la réflexion arendtienne inaugure une intelligence de l’action politique qui redonne sens au ’vivre ensemble’. En son cœur se tient l’analyse originale et décisive de ce qu’on peut nommer l’acosmisme du monde moderne, cette perte du monde éprouvée aussi bien dans le système totalitaire que dans la prétention technoscientifique de nos sociétés à maîtriser les conditions d’existence.”

12 septembre 2007 : Rappel : Histoire, une utilisation consommatrice par Sarkozy

Dans ce blog j’ai déjà dit ce que je pensais de l’utilisation de la lettre de Guy Môquet par Sarkozy. Laporte a fait pire depuis avec le résultat que l’on sait. Mettre au service d’un jeu (business ?) la lettre d’un jeune fusillé de 17 ans. Quel respect ! Quel discernement ! Typique de l’approche managériale qui tente de remplacer l’action politique.

12 septembre 2007 : la question humaine

Le dernier film de Nicolas Klotz La Question humaine est à voir absolument par tous ceux qui sont intéressés par les questions traitées dans ce blog. Il est un écho terrifiant de l’article publié sur le livre de Zygmunt Bauman Modernité et Holocauste et bien sûr du travail de Arendt autour de la banalité du mal. Nous y reviendrons.

Extrait de l’interview du Monde :

Le film établit un parallèle entre le libéralisme économique et le système nazi. Un tel rapprochement n’est-il pas abusif ?

E. P. : Le but n’était pas d’établir un parallélisme. Ce serait réducteur, idiot, et ça n’apprendrait rien ni sur le monde libéral ni sur la Shoah. Il s’agit plutôt d’une réflexion qui vise à ne pas déconnecter l’événement Auschwitz de l’Histoire, de rendre lisible ce qui l’a rendu possible hier et ce qui s’en perpétue aujourd’hui. Si le système qui a permis Auschwitz est un système de planification industrielle, fondé sur la technocratie et la déshumanisation, alors nous sommes en devoir de penser ce que signifie un tel système.

N. K. : C’est une question très délicate. Nous ne disons évidemment pas que le monde de l’entreprise, aussi inhumain qu’il devienne aujourd’hui, est identique à celui du camp de concentration, nous suggérons seulement que, si les conditions étaient réunies, il pourrait bien le devenir. Le film essaie juste de montrer à quel point les choses sont poreuses, à quel point la mémoire est quelque chose qui se réactive en permanence.

20 septembre 2007 : Tests ADN

Jusqu’où irons-nous dans l’ignoble ? Il semble que la mémoire des totalitarismes du XXe siècle s’estompe et que nous reproduisions des actes (délation, stigmatisation, tests scientifiques...) qui ont déjà conduit au pire. Au vu de réactions sur différents forums nous pouvons nous poser la question de Hannah Arendt. Est-ce que le désastreux manque de ce que nous nommons conscience n’est pas finalement qu’une inaptitude à penser  ?

A lire de toute urgence : Considérations morales de Hannah Arendt (Rivages poche/Petite bibliothèque). Vous y trouverez aussi un superbe hommage de Mary McCarthy à son amie.

A voir de toute urgence : La Question humaine de Nicolas Klotz

5 octobre 2007 : Dangers de totalitarisme

J’ai supprimé hier du blog deux courts articles (« Colère » et « Réveillons-nous ») écrits en réaction aux deux nouvelles libéralisations annoncées ou projetées : celle du courrier et de la distribution des médicaments. Les quelques commentaires auxquels ils avaient donné lieu m’ont, en effet, prouvé que l’exercice avait, de ma part, été trop rapide et que la qualité d’écriture de ces billets était insuffisante.

Sur le fond je confirme ma thèse. Les technocrates et les politiques européens persistent dans une approche et une mise en œuvre totalement idéologique d’un marché où la concurrence serait libre et non faussée. Une telle approche dogmatique et rigide n’existe nulle part ailleurs et sûrement pas aux Etats-Unis. Cette démarche, non pas dans son fond, mais dans sa forme rappelle les heures très sombres du XXe siècle où deux idéologies fondées, l’une sur des prétendues “lois de la nature”, l’autre sur des prétendues “lois de l’histoire”, ont conduit aux régimes totalitaires remarquablement analysés par Arendt. En quoi ? Dans le développement de la logique d’une idée, indépendamment de toute référence aux enseignements de l’expérience. Dans le monde réel aucun marché ne fonctionne selon les lois de la concurrence pure et parfaite. Dans le monde réel, la concurrence ne conduit pas forcément aux meilleurs prix, à la meilleure qualité et surtout à la satisfaction des vrais besoins. Dans le monde réel, les lois de l’économie ne sont pas des lois naturels mais des lois des hommes fondées sur des conventions, des règles et des institutions créées par et amendables par les hommes.

Les deux totalitarismes du XXe siècle (nazisme et stalinisme) se sont adossés à une idéologie dont l’important n’était pas le prétendu « contenu » (qui varie du tout au tout entre la tradition socialiste et l’ineptie raciale) mais bien le « mouvement » de déduction, une sorte d’infaillibilité et de sur-sens absurde. Le terme de mouvement est à prendre de manière quasi littérale. Il s’agit de s’immuniser contre la réalité, contre l’expérience, de survivre à la perte du sens commun (ce qu’illustre parfaitement le « cas Eichmann »). En ce sens les totalitarismes pensent que « tout est possible » alors que selon la formule de David Rousset « les hommes normaux ne savent pas que tout est possible ».

Nous ne vivons pas en régime totalitaire en Europe, et a fortiori en France. Il n’existe pas de camp de concentration et la terreur n’est pas la nature de nos régimes politiques. Par contre, alors même que le libéralisme, sous ses deux versants économique et politique, s’est construit par opposition aux totalitarismes, il en reprend un des maux majeurs, l’idéologie, et un des effets majeurs : la désolation et le caractère superflu de plus en plus d’hommes dans des sociétés de travailleurs où le travail disparaît.

Un livre, L’Empire du moindre mal de Jean-Claude Michéa, et un film, La Question humaine de Nicolas Klotz, adapté du livre de François Emmanuel, jettent un regard particulièrement pertinent sur ce qui nous arrive. Michéa démontre notamment, que les libéraux de droite et de gauche, en voulant construire un monde du « moindre mal » nous conduisent plutôt vers le « Meilleur des mondes » au sens de Orwell.

14 octobre 2007 : Un peu de Rugby, pour nous détendre

Laporte représente le type même du manager borné montant en puissance dans les entreprises françaises. Loin de s’appuyer sur les qualités des joueurs français, après un travail de “benchmarking”, il a choisi de copier un modèle, celui des Anglais. Nos joueurs se sont musclés mais ont perdu toute inspiration cadenassés dans un jeu imposé par un coach autoritaire et sans génie. Le modèle a gagné contre la copie. Dit autrement, le risque de l’action a été refusé et l’œuvre est inachevée par des joueurs ramenés à un rôle de tâcherons.

 

3 novembre 2007 : Réflexion citoyenne

Le concept de journalisme citoyen est une impasse. Il reste en effet dans le paradigme du journalisme et ne porte, le plus souvent, que sur la collecte et la vérification de l’information. Or ce dont nous souffrons actuellement ce n’est pas d’un manque d’information mais d’un manque de réflexion. Nous sommes de plus en plus incapables de penser ce que nous faisons, comme le disait dès la fin des années 50 Hannah Arendt. Ce mal s’est dramatiquement accentué depuis. La raison d’être de sites citoyens devrait se situer là. Fournir des lieux d’élaboration de réflexion plurielle et collective. Le seul exemple récent d’un tel travail est celui du référendum sur la constitution européenne. En privilégiant l’actualité immédiate, en régissant aux “manques” d’information des médias traditionnels, les sites citoyens, en particulier Agoravox, se fourvoient. Le débat porte en effet sur le contrôle des informations alors que la vraie question est celle de la pluralité et de la richesse des réflexions. Un axe privilégié d’attaque : prendre le risque du travail en décalage de temps par rapport aux médias, prendre le risque de travailler sans commentaires mais avec la confrontation de courts textes. Trop de commentateurs, pas assez d’acteurs… Merci à Esprits libres d’avoir ouvert ce débat.

4 novembre 2007 : Recherche, action et œuvre

Politiques et industriels français ont une caractéristique commune. Malgré leurs beaux discours ils ont peur de prendre le moindre risque et adoptent une vision gestionnaire de la recherche qui tue l’imprévu et donc la découverte et l’innovation. L’action libre a priori et évaluée a posteriori disparaît au profit du projet, mode d’organisation du travail qui tente de reproduire les caractéristiques finies de l’œuvre. Adapté au développement et à l’industrie mais pas au laboratoire et à la politique, cette généralisation de projets stérilise l’imagination et l’audace de nos politiques et de nos scientifiques. Où sont les entrepreneurs dont on nous rebat les oreilles ?

13 novembre 2007 : Pourquoi tant de haine

Courage, nous serons bientôt débarrassés du, paraît-il, dernier privilège existant en France : celui des régimes spéciaux. Mais pourquoi tant de haine, alors qu’il serait si facile, dans un contexte de défaite politique majeure à gauche, de réformer en douceur ?

C’est une conception du pouvoir vu comme la domination sur les autres qui est simplement en cause. Une bonne vieille lutte des classes.

Dommage que bien des citoyens (plus de 90% de salariés) ne comprennent pas que s’ils sont pris en otages, expression horrible quand on pense aux vrais otages, c’est plutôt par un système économique et politique fou qui leur demande soit de travailler de plus en plus non pour gagner plus mais pour survivre et consommer ou de disparaître de l’espace public (cachez ces pauvres que je ne saurais voir comme dirait la très chrétienne Madame Boutin).

Ceci dit les suppôts de Sarkozy et bien des dirigeants socialistes sont plus dangereux que notre président lui-même qui a conservé le goût du politique. Eux ne sont plus intéressés que par la gestion (c’est si facile de gérer plutôt que de s’exposer aux risques de l’action), l’exclusion et la charité.

14 novembre 2007 : Une réforme triplement injuste

La réforme des retraites est triplement injuste.

  1. Injuste parce que ne prenant pas en compte l’ensemble du problème en ne se limitant qu’à un seul indicateur : la durée de cotisation. Sont ainsi évacués le taux de cotisation et le taux de remplacement qui seuls permettent de mesurer l’effort demandé et le gain obtenu.
  2. Injuste parce que ne prenant pas en compte l’âge réel de départ en retraite et le refus actuel des entreprises de maintenir dans l’emploi les salariés âgés de plus de 55 ans voire de plus de 50 ans ainsi que des nouvelles organisations du travail de plus en plus usantes.
  3. Injuste parce que ne prenant pas en compte, au-delà même de la pénibilité, la différence de nature des activités rassemblées sous la dénomination travail : simple moyen de gagner sa vie, possibilité d’œuvrer à construire un monde durable et habitable ou, plus rare, possibilité d’agir.

16 novembre 2007 : Prise d’otages, disent-ils

Prise d’otages. Ce terme est scandaleux quand on pense aux vrais otages. Utilisation serait le terme juste. Utilisation par le gouvernement et par les syndicats. Logique puisque notre société de marché est basée sur l’utilitarisme. Chacun utilise l’autre. Le collectif n’intéresse plus personne… L’économie a tout gangréné y compris le politique réduit à la dimension de la domination sur l’autre. Analysé et décortiqué dès 1958 (!) par Hannah Arendt dans The Human Condition.

23 novembre 2007 : Revenons sur l’utilisation du terme usager

Le terme "usager" a été longtemps associé à Service public. Il était employé au singulier par les défenseurs de ce dernier et symbolisait avec un grand U la grandeur de leur mission et l’absence d’esprit marchand qui y régnait. Les utilisateurs de ces services traités le plus souvent de façon anonyme se vivaient plutôt comme des usagés n’existant pas comme individus. Avec la mise en concurrence le terme client a pris le dessus en général au pluriel pour bien marquer la nécessité de répondre à des personnes bien réelles. Par contre ce double changement a eu pour conséquence une diversification importante des réponses appelées offres, un traitement de plus en plus marchand et donc très inégalitaire des clients éliminant progressivement l’intérêt collectif qui se cachait derrière le singulier de "usager".

La réforme des régimes spéciaux, absolument inutile au niveau économique voire même contreproductive, a eu pour seule justification "l’équité de traitement devant la retraite" (vaste fumisterie quand on connaît les détails techniques du dossier et comme devrait le démontrer le résultat concret des négociations). Les JT et politiques ont mis alors l’accent sur la prise en otages des usagers. Ce retour du terme "usager" n’est pas fortuit. Il permet de remettre au centre l’égalité de traitement dans les transports. Mais il le fait dans une situation négative, quand les usagers sont privés de l’aide que leur apportent les transports en commun pour aller travailler. Par contre dans une situation positive on voit réapparaître les clients et leur inégalité de traitement comme le démontrait tous les jours la direction de la SNCF par ses choix de lignes desservies : par ordre Eurostar, Thalys, TGV vers et de Paris, Transiliens, TER, et enfin TGV de province à province (aucun pendant toute la grève).

30 novembre 2007 : Réaction à chaud à une intervention politique

Sarkozy a de l’impact parce qu’il donne l’impression d’être le dernier à croire à l’action politique. Il dévoile clairement sa méthode. Se positionner sur le problème du moment, réel mais solidement monté en mayonnaise par les médias : le pouvoir d’achat. Montrer qu’il a la volonté et qu’il s’y attaque. Pour les résultats on verra. C’est cette posture, en contraste avec le tout-gestion utilisé à satiété par les “politiques de droite” et de “gauche”, à de rares exceptions, qui fait mouche. L’effet de la campagne s’étant estompé, Sarkozy en remet une louche. Il nous faut vraiment une gauche de combat qui croit qu’il est possible de changer les choses, sinon on en a pour dix ans et plus. Un exemple, toute la journée les représentants de l’UMP ont seriné que sur les 15 milliards de cadeaux les 3/4 concernaient les couches populaires via les heures sup. En même temps aucun effet n’est perceptible, ce que Sarkozy a reconnu. Il doit donc être encore possible de réaffecter cette dépense budgétaire. Autre exemple. Travailler plus pour gagner plus, pour quoi faire ? La société du tout-production tout-consommation doit être dénoncée comme une impasse, pas simplement au niveau écologique, mais pour le type de monde qu’elle construit. J’ai l’impression d’avoir régressé de plus de quarante ans…

30 novembre 2007 : Travailler plus : relisons Sénèque

Au moment où les adeptes de la mesure de toute chose veulent capter “tout gain d’espérance de vie” sans d’ailleurs s’interroger sur ce qu’est la bonne vie, le texte ci-dessous extrait de Apprendre à vivre de Sénèque (Lettres à Lucilius) mérite d’être relu.

“Oui, c’est cela, mon cher Lucilius, revendique la possession de toi-même. Ton temps, jusqu’à présent, on te le prenait, on te le dérobait, il t’échappait. Récupère-le, et prends-en soin. La vérité, crois-moi, la voici : notre temps, on nous en arrache une partie, on nous en détourne une autre, et le reste nous coule entre les doigts. Pourtant il est encore plus blâmable de le perdre par négligence. Et, à bien y regarder, l’essentiel de la vie s’écoule à mal faire, une bonne partie à ne rien faire, toute la vie à faire autre chose que ce qu’il faudrait faire. Tu peux me citer un homme qui accorde du prix au temps, qui reconnaisse la valeur d’une journée, qui comprenne qu’il meurt chaque jour ? Car notre erreur, c’est de voir la mort devant nous. Pour l’essentiel, elle est déjà passée. La partie de notre vie qui est derrière nous appartient à la mort. Fais donc, mon cher Lucilius, ce que tu me dis dans ta lettre : saisis-toi de chaque heure. Ainsi, tu seras moins dépendant du lendemain puisque tu te seras emparé du jour présent. On remet la vie à plus tard. Pendant ce temps, elle s’en va. Tout se trouve, Lucilius, hors de notre portée. Seul le temps est à nous. Ce bien fuyant, glissant, c’est la seule chose dont la nature nous ait rendus possesseurs : le premier venu nous l’enlève. Et la folie des mortels est sans limite : les plus petits cadeaux, ceux qui ne valent presque rien et qu’on peut facilement remplacer, chacun en reconnaît la dette alors que personne ne s’estime en rien redevable du temps qu’on lui accorde, c’est-à-dire de la seule chose qu’il ne peut pas nous rendre, fût-il le plus reconnaissant des hommes.“

13 décembre 2007 : Sommes-nous encore en démocratie ?

Si les députés et sénateurs respectent l’engagement pris par leur candidat lors de la campagne présidentielle, le référendum sur le traité européen, dit simplifié, aura lieu. Sarkozy et l’UMP ne disposent pas seuls des 3/5 des voix du Congrès nécessaires à la modification de la constitution.

Si cette modification est votée ce sera donc du fait d’un non-respect par deux fois (référendum de mai 2005, présidentielle) de leur engagement soit par la gauche, soit pas le centre, soit par les deux (en totalité ou en partie).

9 janvier 2008 : Retrouver le sens et le chemin du vivre ensemble

L’année 2007 aura vu le triomphe du tout-argent, habillé d’oripeaux plus ou moins séduisants et trompeurs. Finie la solidarité, place à la compassion et la pitié. Terminé le projet de construire une Europe où mieux vivre ensemble, place à la concurrence de tous contre tous. Finie la reconnaissance de la création et de l’imagination, place à la valorisation de la rente et des héritiers. Terminé le respect du travail et du labeur, place à l’exploitation sans limite des salariés avec la disparition de toutes les règles et garanties. Fini l’espoir d’une vie plus longue et meilleure grâce aux progrès de la médecine, place au travail tout au long de la vie. Il serait facile de sombrer dans le désespoir, le cynisme ou le repli sur la seule famille.

Mais l’année 2007 aura aussi vu émerger, parfois de façon surprenante, des éléments d’espoir. Prise de conscience que nous habitons et partageons une terre dont les ressources sont limitées. Quarante ans après, retour du message de mai 1968 – même si c’est parfois pour le combattre – de l’impasse d’une civilisation basée sur le seul cycle production/consommation. Et, plus surprenant et intéressant, retour de l’action politique – même si c’est sous des formes personnelles et dévoyées – dans une société malade du tout-gestionnaire. La présidence de Sarkozy en France représente une chance historique pour les quelques hommes et femmes qui, à gauche, ne confondent pas politique et gestion. Ils sont peu nombreux (Royal, Fabius, Mélenchon, Besancenot..), souvent en désaccord, et sans ligne cohérente. Mais ils partagent, avec, à droite, le seul Sarkozy, le goût et l’envie de l’action politique. C’est l’opportunité de sortir de l’engourdissement qui, depuis 1983 (tournant de la rigueur par la gauche au pouvoir en France) puis 1989 (chute du Mur de Berlin) a gagné toute la vie politique française et européenne.

La conférence de presse du 8 janvier 2008 aura été particulièrement significative. J’invite les femmes et hommes de gauche à sortir de la facilité de la critique, justifiée, du "Sarkoshow" et à s’interroger. Comment se fait-il que c’est à droite que la question de la civilisation est posée ? Pourquoi les travaux d’Edgar Morin ne sont-ils pas parvenus à irriguer la pensée et l’action de la gauche ? La question du pouvoir d’achat, et plus largement du travail, peut-elle être le centre d’une politique, alors qu’elle enferme les individus dans l’impasse d’une vie consacrée uniquement à produire et consommer ?

Il nous faut sortir de la seule vision gestionnaire (dominante à droite mais contaminant beaucoup la gauche) et sociale (très dominante à gauche mais quasiment ignorée à droite). Cinquante après la publication, en langue anglaise, d’un de ses livres majeurs, The Human Condition, la pensée de Hannah Arendt, qui a consacré sa vie à découvrir, après la rupture de la tradition qu’ont provoquée les horreurs inédites des totalitarismes du XXe siècle, les nouvelles conditions du vivre-ensemble, est particulièrement actuelle. Sa vision, le plus souvent ternaire (travail, œuvre, action – pensée, volonté, jugement) de la condition et des capacités des êtres vivants que nous sommes, son besoin irrépressible de "comprendre ce que nous faisons", sa volonté d’agir et de penser par elle-même et avec les autres, sont totalement adaptés aux enjeux de ce siècle.


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