Vote ou tirage au sort ?

par Philippe VERGNES
lundi 17 mars 2014

« C’est un malheur extrême que d’être assujetti à un maître dont on ne peut jamais être assuré de la bonté, et qui a toujours le pouvoir d’être méchant quand il le voudra. Quant à obéir à plusieurs maîtres, c’est être autant de fois extrêmement malheureux » (Étienne de La BOÉTIE, Discours de la servitude volontaire, p. 7).

Indigné par le comportement irresponsable et méprisant de certains dirigeants abusant de leurs prérogatives pour satisfaire leur intérêt propre au détriment de celui du peuple (surtout au plus haut niveau), lassés par les conflits politiques intergroupes qui réapparaissent à chacune des élections et s’entretiennent mutuellement durant toute la durée des mandats électoraux – créant ainsi un climat délétère nauséabond qui affecte le « vivre ensemble » –, désappointé par la conduite des personnalités aux pouvoirs qui aussitôt élues oublient les promesses tenues, etc., des citoyens responsables s’organisent un peu partout en France et se réunissent pour réfléchir ensemble aux problématiques sociétales actuelles.

Regroupées en collectifs[1] ou en association[2], de plus en plus de personnes issues de divers horizons politiques font part de leur opinion sur des thèmes divers liés à l’effectivité d’une véritable démocratie.

Les idées ainsi développées dans ces cercles de réflexion suivent leur chemin et se structurent peu à peu au gré des débats et des échanges parfois enflammés, mais toujours courtois, qui s’effectuent entre les participants à ces réunions.

L’une des principales tâches de ces collectifs, qui pourrait être assimilée à une véritable mission sacerdotale, consiste à effectuer un véritable travail de désintoxication du langage.

À ce titre, ce sont les mots démocratie et citoyen (ou citoyenneté) qui après avoir été défroqués de leurs oripeaux dignes d’être cités dans un dictionnaire ‘novlangue’ peuvent retrouver toute leur signification, car l’usage à contre-emploi de ces termes induit un état de profonde confusion mentale chez les récepteurs des messages contradictoires ainsi générés.

Une fois ce sevrage accompli, reste à penser le moyen par lequel une vraie démocratie peut être instituée dans un pays engagé, « pour le meilleur et pour le pire »[3] selon la formule consacrée, dans un processus de mondialisation qui ne sera pas stoppé, s’il l’est un jour, sur un simple claquement de doigts (à moins d’un miracle salutaire).

Si l’on prend sur soi d’analyser correctement les termes démocratie et citoyen à l’aide de bons dictionnaires et d’une recherche étymologique rigoureuse, il apparaît rapidement que seul le tirage au sort, avec toutes les contraintes qu’il implique – et elles sont nombreuses –, est en mesure de garantir au peuple une véritable démocratie. Mais cela n’a, semble-t-il, jamais été le souhait des législateurs ou des révolutionnaires en tout genre qui ont toujours cherché « à chasser le tyran pour mieux conserver la tyrannie[4]. »

Il va de soi qu’en l’état actuel des choses, l’idée même de tirage au sort fait peur.

Et pour cause…

Il suffit de lire les principales objections au tirage au sort en politique formulées par François ASSELINEAU[5] pour prendre toute la mesure des craintes que soulève cette idée.

Pour autant, en creusant bien le sujet et après avoir préalablement effectué le nécessaire travail de désintoxication du langage, il est facile de voir à quel point les peurs concernant le tirage au sort, exprimées et résumées par les réfutations de François ASSELINEAU, sont totalement infondées. Mieux encore, nombre des inconvénients pointés par le représentant de l’UPR sont ceux-là mêmes que l’on peut reprocher au système électoral appliqué en France actuellement. Cette inversion dans l’analyse est symptomatique du déni qui a court dans notre pays lorsque l’on évoque des sujets tabous.

La démocratie est un idéal politique universellement reconnu, mais jamais réalisé.

En tant qu’idéal, l’objectif démocratique doit sans cesse être réenchanté, au sens noble du terme, et donc, remis constamment en chantier. Le travail qui vise à atteindre cet idéal est le fondement même de la démocratie puisqu’il nécessite un mouvement perpétuel de remise en question et de perfectionnement afin de maintenir les liens que les individus tissent ensemble dans le respect des droits de chacun. C’est la préservation et le maintien de ces liens qui perpétuent la démocratie et la protègent des voleurs de pouvoir ne servant que leur intérêt propre au détriment de l’intérêt général.

Que cette dynamique soit interrompue et c’est l’autoritarisme (à ne pas confondre avec l’autorité) qui prévaut.

Les régimes autoritaires se présentent toujours en prétendant défendre l’intérêt général tout en niant la réalité des conflits sociaux. Or, nier la contestation et la possibilité de s’opposer au pouvoir est purement antidémocratique.

Depuis quelque temps déjà, et la faute n’est pas imputable à un gouvernement plus qu’un autre, c’est bien le refus de toute opposition aux décisions politiques prises par nos dirigeants qui prédomine. Ce qui signifie très clairement qu’à leurs yeux le peuple n’a plus le droit de s’exprimer sur les sujets de société qui devraient pourtant faire débat.

Cette réalité évidente n’est pas encore perçue par la majorité des gens. Alors certes, nous pouvons toujours déblatérer indéfiniment sur les raisons qui nous ont conduites à une telle situation, mais l’urgence aujourd’hui n’est pas là.

L’urgence aujourd’hui consiste d’abord à faire comprendre à un maximum de personnes que le vote n’est désormais plus qu’un outil de domination comme un autre et que la démocratie représentative qu’il institue n’est qu’un semblant de démocratie qui ne mérite justement pas d’être appelé démocratie.

L’urgence aujourd’hui, c’est encore d’insuffler des idées nouvelles permettant à l’idéal démocratique de se réinventer. Et justement, c’est très exactement ce que fait la notion de tirage au sort qui même si elle n’est pas parfaite – le serait-elle qu’elle en perdrait sa vocation à être démocratique – a tout de même le mérite de questionner l’opinion publique sur la véritable définition de ce qu’est une démocratie et comment un citoyen doit se comporter dans une telle société.

Paradoxalement, le véritable problème du tirage au sort est qu’il apporterait le changement radical souhaité par une majorité de concitoyens si l’on en croit les dernières élections présidentielles. Or, ce vote a démontré de manière irréfutable que le changement… ce n’est pas encore pour maintenant !

Il est curieux de constater que la situation de notre société actuelle rappelle à bien des égards celle des survivants de traumatismes psychiques chroniques, caractérisés par un état dissociatif plus ou moins sévère, symptomatique des troubles de l’identité (cf. Tous traumatisés ? Comment sortir de l’emprise psychologique).

Dans cette hypothèse que de très nombreux éléments viennent étayer, ce n’est donc pas du tirage au sort dont il faudrait se soucier en priorité, mais plutôt de la prise de conscience de la population face à la servitude volontaire qu’elle affiche envers ses représentants élus.

Ce qui revient à dire qu’avant d’envisager le moyen par lequel nous pourrons tendre ensemble vers plus de démocratie – par ex. le tirage au sort –, il faudrait informer le plus grand nombre de gens possible sur le contrôle mental dont ils sont la cible et les éduquer sur les techniques de manipulation employées par nos dirigeants pour soumettre le peuple à leur volonté.

C’est déjà ce qu’avait essayé de faire Étienne de La BOÉTIE en 1548 par une analyse au combien moderne puisque son Discours de la servitude volontaire, basée sur l’étude des philosophes grecs et des différentes formes de gouvernement de l’époque, est encore et toujours d’actualité. C’est ainsi qu’à 18 ans à peine il put décrire avec une clairvoyance peu commune, dont beaucoup de « sages » feraient mieux de s’inspirer, les trois sortes de tyrans qui président aux destinées des hommes :

« Il y a trois sortes de tyrans.

Les uns règnent par l’élection du peuple, les autres par la force des armes, les derniers par succession de race. Ceux qui ont acquis le pouvoir par le droit de la guerre s’y comportent – on le sait et le dit fort justement – comme en pays conquis. Ceux qui naissent rois, en général, ne sont guère meilleurs. Nés et nourris au sein de la tyrannie, ils sucent avec le lait le naturel du tyran et ils regardent les peuples qui leur sont soumis comme leurs serfs héréditaires. Selon leur penchant dominant – avares ou prodigues –, ils usent du royaume comme de leur héritage. Quant à celui qui tient son pouvoir du peuple, il semble qu’il devrait être plus supportable ; il le serait, je crois, si dès qu’il se voit élevé au-dessus de tous les autres, flatté par je ne sais quoi qu’on appelle grandeur, il ne décidait de n’en plus bouger. Il considère presque toujours la puissance que le peuple lui a léguée comme devant être transmise à ses enfants. Or, dès que ceux-ci ont adopté cette opinion, il est étrange de voir combien ils surpassent en toutes sortes de vices, et même en cruautés, tous les autres tyrans. Ils ne trouvent pas meilleur moyen pour assurer leur nouvelle tyrannie que de renforcer la servitude et d’écarter si bien les idées de liberté de l’esprit de leurs sujets, que, pour récent qu’en soit le souvenir, il s’efface bientôt de leur mémoire. Pour dire vrai, je vois bien entre ces tyrans quelques différences, mais le choix je n’en vois pas : car s’ils arrivent au trône par des moyens divers, leur manière de régner est toujours à peu près la même. Ceux qui sont élus par le peuple le traitent comme un taureau à dompter, les conquérants comme leur proie, les successeurs comme un troupeau d’esclaves qui leur appartient par nature. »[6]

Il serait salutaire que tous les croyants en la religion de la « démocrasserie[7] représentative » puissent méditer sur cette définition des tyrans selon La BOÉTIE. Il se pourrait bien qu’ils y trouvent la force nécessaire de creuser le sujet tout en se permettant de remettre en cause leurs préjugés sur la question de savoir ce qu’est une vraie démocratie.

Ce que dénonce surtout le jeune auteur de cet opus, c’est la ‘malencontre’ – le malheur – qui a conduit l’homme, libre par nature, à la « soumission librement consentie » : « Mais, ô grand Dieu, qu’est donc cela ? Comment appellerons-nous ce malheur ? Quel est ce vice, ce vice horrible, de voir un nombre infini d’hommes, non seulement obéir, mais servir non pas être gouvernés, mais être tyrannisés, n’ayant ni biens, ni parents, ni enfants, ni leur vie même qui soient à eux ? De les voir souffrir les rapines, les paillardises, les cruautés, non d’une armée, non d’un camp barbare contre lesquels chacun devrait défendre son sang et sa vie, mais d’un seul ! Non d’un Hercule ou d’un Samson, mais d’un hommelet souvent le plus lâche, le plus efféminé de la nation, qui n’a jamais flairé la poudre des batailles ni guère foulé le sable des tournois, qui n’est pas seulement inapte à commander aux hommes, mais encore à satisfaire la moindre femmelette ! Nommerons-nous cela lâcheté ? Appellerons-nous vils et couards ces hommes soumis ? Si deux, si trois, si quatre cèdent à un seul, c’est étrange, mais toutefois possible ; on pourrait peut-être dire avec raison : c’est faute de cœur. Mais si cent, si mille souffrent l’oppression d’un seul, dira-t-on encore qu’ils n’osent pas s’en prendre à lui, ou qu’ils ne le veulent pas, et que ce n’est pas couardise, mais plutôt mépris ou dédain ? »[8]

Toutefois, La BOÉTIE, sans développer de réponse à ces questions – et pour cause : encore aurait-il fallu posséder des connaissances en psychotraumatologie qui ne viendront que quatre siècles plus tard –, situe très pertinemment ce malheur dans la nature de l’État dont il décrit les différents systèmes avec force et conviction.

Le lecteur attentif de La BOÉTIE trouvera également dans cet essai une formidable argumentation sur la nature de la nature humaine, car les hommes naissent libres par nature, nous démontre-t-il brillamment, d’où le questionnement et l’indignation qu’il expose quant à leur soumission au pouvoir despotique.

À la veille d’un passage aux urnes qui lassent de plus en plus de français, il n’est pas vain de rappeler ces quelques principes de bon sens qui manquent si cruellement aux tyrans en herbe que nous allons choisir afin d’assurer la gestion de nos communes pour une période de six années supplémentaires. Dans la foulée, nous désignerons également nos prochains députés européens.

Il serait peut-être temps de se poser enfin les questions qui s’imposent pour une vraie démocratie.

À méditer !

 

Philippe VERGNES
 


[1] Le message : http://www.le-message.org/, Les gentils virus : http://gentilsvirus.org/index.html, La vrai démocratie : http://lavraiedemocratie.fr/, La Constituante en marche : http://assembleeconstituantepopulaire.e-monsite.com/, La démocratie : http://www.la-democratie.fr/, La catalyse : http://www.scoplacatalyse.org/, Collectif Lieux Communs : https://collectiflieuxcommuns.fr/spip/spip.php?article46, etc.

[2] Les Citoyens Constituants : http://lescitoyensconstituants.com/.

[3] Nous pourrions également nous référer ici, avec humour, à la célèbre formule de COLUCHE : « … pour le meilleur et pour le pire, mais dans le pire, c’est moi [la mondialisation] la meilleure ».

[4] Étienne de La BOÉTIE, Discours sur la servitude volontaire, p. 28.

[5] Loin de moi l’idée de porter ici une attaque personnelle à François ASSELINEAU qui par ailleurs apporte sur bien des sujets un éclairage percutant. Il est cependant remarquable de constater à quel point ses objections sur le tirage au sort sont motivées par la peur et non par l’examen rigoureux et objectif de l’analyse rationnelle. Ce qui accrédite l’hypothèse que j’argumente dans mes derniers articles (cf. Empathie, conscience morale et psychopathie – Le développement moral, partie 1/3 et Empathie, conscience morale et psychopathie – L’intelligence émotionnelle, partie 2/3 ; la suite à venir). Son argumentation est archétypale des biais cognitifs et autres heuristiques de jugement tels qu’étudiés par Daniel KAHNEMAN et Amos TVERSKY, prix Nobel d’économie en 2002, dont j’ai présenté les travaux dans un précédent article tant cette problématique méconnue est pourvoyeuse de raisonnements ou décisions absurdes : Peut-on faire confiance à notre jugement ? La fiabilité des experts en cause.

[6] Étienne de La BOÉTIE, Discours sur la servitude volontaire, pp. 19-20.

[7] « Je vous sais gré d'exalter l'individu si rabaissé de nos jours par la démocrasserie » (Gustave FLAUBERT, Correspondance, 1866, p. 88).

[8] Étienne De la BOÉTIE, Discours sur la servitude volontaire, pp. 9-10.

 


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