Castor et désistement

par Rémy Mahoudeaux
mardi 2 juillet 2024

Place à une page animalière. Un drôle d’animal le castor. Il est connu pour être ingénieux : il construit des digues, des barrages et des huttes au bord de l’eau. C’est un mammifère à n’en point douter, mais il fût considéré jadis par la Sainte Église Catholique comme un poisson, et la consommation de sa chair autorisée chaque vendredi de carême. La méprise serait due aux écailles qui recouvrent sa queue. La classification des espèces à l’époque n’était sans doute pas aussi pertinente et étayée par la raison.

Le castor parle à l’imaginaire. La constellation des Gémeaux honore Castor, le jumeau 100 % humain de Pollux (lui 50 % divin). Le business DisneyTM l’a enrôlé de force pour en faire un ersatz de scout avec les Castors Juniors. Une grande enseigne de distribution spécialisée dans le bricolage, CastoramaTM, lui a emprunté son nom. C’est raccord avec l’industrieux bâtisseur de huttes, digues et barrages. Voilà au moins un magasin qui ne fait pas n’importe quoi comme son concurrent qui ignore que le roi, c’est Arthur, et que Merlin, c’est un enchanteur. Et puis le castor, c’est le nom du chantier du RER C qui enquiquine les parisiens 6 semaines par an en été, ce depuis 1996 et jusqu’à 2032, paraît-il. Dernière anecdote, c’était le surnom que donnait Jean-Paul Sartre à Simone de Beauvoir. Son patronyme à particule viendrait de bièvre, l’ancien nom du castor, qui désigne en outre un affluent de la Seine.

C’est aussi une sorte d’épidémie de métamorphose collective temporaire qui revient à chaque élection en France. Des électeurs se sentent le devoir de se transformer en castors pour faire barrage au Front National, ou au Rassemblement National. Ils y sont d’ailleurs fortement encouragés par tous ceux qui sont engagés en politique, à l’exception du FN/RN. C’est ce que l’on appelle se désister dans un scrutin à deux tours où le premier sert à éliminer les petits candidats. Quand un candidat à une élection n’est pas qualifié au second tour, ce looser enjoint à ses électeurs de voter pour l’opposant le mieux placé pour battre le FN/RN. La métaphore prend alors son sens : l’électeur discipliné construit un barrage, tel le castor, pour que le candidat FN/RN ne puisse pas être élu.

Pour y parvenir, les castors bricolent des épouvantails et ils les agitent vigoureusement. Depuis quarante ans, ce sont toujours les mêmes modèles qui servent. Ils sont censés démontrer que chaque candidat FN/RN est haineux, xénophobe, raciste, machiste, islamophobe, homophobe, transphobe, violent, autoritaire, antidémocratique, et il en manque sûrement ! Mais attention : un candidat de gauche haineux sectaire violent autoritaire antidémocratique, on ne fait pas de barrage contre lui. Pas de ça, Lisette ! Verboten !

Jusqu’à présent, ça a bien fonctionné. Les flots sans cesse grandissants des suffrages accordés au FN/RN ont vu s’ériger à chaque échéance des barrages dont la hauteur et l’étanchéité leur interdisait l’accès aux vrais affaires. Bien sûr, il y a eu quelques petites fuites locales, mais rien de grave.

Pourtant, avec le désistement, il y a comme un problème. Celui à qui le quidam confie son vote une fois n’est pas propriétaire du suffrage du tour suivant. Il ne l’accompagne pas dans l’isoloir, et ne lui braque pas un revolver sur la tempe. La consigne de vote éventuelle peut-être ignorée. C’est ce que l’on appelle la liberté, un truc certes pas mal oublié en ces temps de QR Code et de passe-pour-tout.

J’ai beau ne pas m’enthousiasmer pour la PME familiale le Pen, ni vraiment croire à sa sincérité, je trouve que les castors sont un tantinet invasifs et nuisibles. Mon frangin qui pagaye sur une rivière où il en croise me le confirme. Alors j’ai une idée, comme ça, en passant : ne serait-il pas opportun, un jour d’élection, de se coiffer d’un bonnet en raton-laveur tel un Davy Crockett d’opérette, et de se poster à l’affût du moindre castor à l’entrée d’un bureau de vote ? Pas pour lui faire la peau comme un vrai trappeur, mais juste pour lui faire comprendre qu’un jour, une crue balaiera son barrage.

t.me/remseeks

Cliché Daderot, CC0 1.0
Fess Parker, film de Norman Foster, 1955


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