Agences de notation et dettes « souveraines » : un mélange explosif

par Guido Falxius
jeudi 26 août 2010

L’agence de notation chinoise Dagong Global Credit Ratings vient subitement d’engager le mouvement de baisse des notes des pays occidentaux. Alors que S&P dégrade à nouveau la note de l’Irlande, c’est l’ensemble des pays dits développés qui font l’objet de cette offensive d’un type nouveau. Mais comment fonctionnent ces agences ? Comment en est-on arrivé à une situation dans laquelle un oligopole très resserré dispose d’un droit de vie et de mort sur des Etats supposés « souverains » ?

 L’ombre menaçante du « double dip » s’avance sur le monde. La rechute de la crise, la courbe en « W », le retour de la morosité et son cortège de chômage, destructions d’emplois, et autres hausses d’impôts, le tout sur fond de rigueur budgétaire. Les questions que l’on se pose, dans les milieux autorisés, ont plus à voir avec la durée et l’intensité de cette seconde chute, qu’avec une éventuelle reprise durable à court ou moyen terme.

Certes, le monde reste en croissance, apparemment. Mais cette croissance est tirée par les pays émergents, dont la croissance endogène se suffit à elle-même, ou qui étaient moins interconnectés que les autres à une finance internationale qui a explosé en vol. Pour nous autres européens et américains, la douche s’apprête à être glacée, puisque c’est la première fois que la solidité de nos Etats, la santé financière de nos économies, et pire encore nos perspectives à court et moyen termes sont mises en doute sur une si large échelle.

Mais qui se permet de juger de la sorte nos économies ? Qui, du haut d’un savant mélange de paramètres pré-définis, de ratios financiers savants et de cette science si infaillible qu’est le doigt mouillé, a le pouvoir réel de « mettre une note » à un pays ? On saisit tous instinctivement la légitimité de l’institutrice, détentrice d’un savoir simplifié pour l’occasion, dont la grille d’évaluation a été pensée en même temps que son programme, qui a sur ses élèves l’avantage de l’âge, du diplôme et par-dessus tout le poids de l’institution qui la soutient. Mais quelle est la légitimité de Standard & Poors, filiale de la société new-yorkaise McGraw-Hill, celle de la holding de Moody’s Investment Service, ou celle de Fitch Ratings, filiale du groupe Fimalac, contrôlé par le milliardaire français Marc Ladreit de Lacharrière, pour nous « noter » ? Ces sociétés cotées, intégralement privées, se sont vues attribuer le rôle de deus ex machina d’un système livré à lui-même dans une folle course aux profits. C’est du consensus ambiant qu’elles tiennent leur pouvoir, en aucun cas d’une loi, d’un règlement ou d’un décret quelconque puisque de toute façon leur influence est transnationale. En clair, si un Etat prend une décision consécutive à l’annonce d’une agence de notation, ça n’est pas par ordre direct bien sûr, mais par le truchement des « marchés » pour qui ces annonces font figure d’oracle. Décidément, des astres aux ratios financiers en passant par la pythie et ses fumées hallucinogènes, les hommes ont toujours cherché à savoir (plus qu’à comprendre) ce qui les attendait dans un monde qu’ils ont tant de mal à appréhender.

Mais ces sociétés privées, comme toutes les autres, obéissent à la loi du profit. Leur « business model » les pousse à démarcher des clients. Le « marché » réclame des notations pour ses produits afin de faciliter le travail de ses traders, et les agences répondent fort logiquement à l’appel en se proposant de noter ceux qui voudront bien les payer.

Nous ne nous appesantirons pas sur les détails techniques de ces notations, la plupart d’entre nous n’ayant pas (et ne voulant pas) de PhD en finance, mais surtout parce que cela n’a aucune incidence sur ce qui va suivre. Les techniciens et autres experts sont prompts à enfumer leurs congénères avec des formules extrêmement complexes, qui poussent les humbles à leur faire une confiance aveugle. Mais l’essentiel n’est pas là puisque tout ceci ne nous empêche nullement de faire le bilan du comportement des agences pendant la crise des subprimes.

Tout d’abord un constat simple : les agences de notation du monde occidental (laissons Dagong pour le moment) ne sont que trois pour se partager un marché captif. Moody’s, par exemple, détient 40% du marché de l’évaluation de crédit dans le monde. Et la plupart des clients de ces agences sont des banques, des institutions financières ou des Etats, pour faire simple ceux qui émettent des produits financiers et souhaitent les voir (bien) notés. Un peu sur le modèle des commissaires aux comptes (qui eux sont supposés en rendre, des comptes, devant les tribunaux, en cas de malversation) les agences de notation sont payées pour évaluer leur client, c’est-à-dire pour montrer à la face du monde leurs bons et leurs mauvais côtés, avec l’indépendance de la tierce personne « désintéressée ». On a vu lors des affaires Enron et Worldcom que certains commissaires aux comptes étaient prêts à dire aux clients ce qu’ils souhaitaient entendre, pour arrondir leurs fins de mois et malgré la menace judiciaire. Finalement justice a été rendue, les sociétés incriminées ont coulé et le commissaire au compte peu scrupuleux, la société Arthur Andersen, a fini sa course contre le mur, sur lequel il a éclaté en morceaux que se sont arrachés ses concurrents. L’un de ses directeurs de l’époque, un certain Eric Woerth, a dû se chercher d’autres patrons, qu’il a trouvé depuis, rassurez-vous.

Comment dès lors l’oligopole des agences de notation, moins concurrentiel que les commissaires aux comptes, et qui en outre n’a jamais sur la tête l’épée de Damoclès du procès retentissant, aurait-il pu ne pas succomber à la tentation ? La suite est connue, et des milliers de produits financiers pourris, bouillabaisses rances dans lesquels ont trouvait tout et n’importe quoi, mais surtout des prêts immobiliers absurde qu’un système aux abois accordait à des ménages insolvables, se sont vu accorder la plus haute note, triple A, par les agences réunies à l’unisson dans le chœur des hypocrites. Après tout, tant que les clients étaient contents…

Ces agences, pour être crédibles dans leurs calculs extraordinairement complexes (qu’elles maîtrisent à peu près autant que le GIEC ses modèles de prévision), embauchent à tour de bras des anciens banquiers. Ceux qui ne le sont pas pourront le devenir d’ailleurs, fort de leur expertise auprès de la clientèle de ces agences (on le rappelle : la totalité des banques), qui constituera pour eux un réseau fort utile à leur avenir (et à celui de leurs arrière-petits-enfants, vu les fortunes accumulées). La consanguinité des agences de notation et du monde de la haute finance (qu’on a le droit de trouver vicié) est donc totale. Comment, presque sans aucun contrôle, peut-on prétendre que l’éthique personnelle de ces dirigeants les garde à bonne distance d’éventuels conflits d’intérêts, délits d’initiés, et autres joyeusetés qui rendent (vraiment) riche ceux qui les osent ?

Ce sont donc ces « institutions » qui tiennent le sceptre qui a tout moment peut s’abattre sur nos têtes. Nos impôts payent ces experts pour noter nos obligations d’Etat et pour qu’ils puissent nous expliquer qu’aujourd’hui, il serait temps de couper dans nos dépenses sociales pour que ce manège puisse continuer impunément.

Sauf qu’ils n’évoquent évidemment pas la loi Pompidou-Giscard de janvier 1973, prise comme un pré-requis indiscutable, mais se contentent de déplorer que notre dette (qui augmente de fait mécaniquement) ne soit pas d’une manière ou d’une autre compensée par la faible croissance de notre PIB. On sait pourtant que depuis 1973, les intérêts que nous payons aux banques privées à qui nous avons délégué notre planche à billets ont creusé de manière démesurée notre déficit. Motus et bouche cousue ! L’argument soi-disant définitif pour la défense de cette loi (entérinée à l’échelle européenne dans l’article 104 du Traité de Maastricht) est que la planche à billet publique donnerait de l’inflation. Pas la planche à billet privée ? L’inflation a-t-elle disparu depuis 1973 ? J’attends avec impatience celui qui m’expliquera ce non-sens absolu et malhonnête.

Chaque coupe dans le budget de l’Etat (client de l’agence) occasionnée par cette politique servira à payer plus facilement des intérêts aux banques (autres clients de l’agence, qui fait d’une pierre deux coups), pour que cette spirale de la dette puis s’entretenir et faire encore quelques heureux. Le tout étant, pour les besoins de la cause, basé sur des agrégats louches (l’inflation, le PIB, le taux de chômage, etc.), aisément manipulables, qui relèvent plus du chaudron de la sorcière que du laboratoire bien propre et bien ordonné du chercheur en sciences dures.

C’est donc ici que l’on s’aperçoit des ravages de la novlangue. « Dettes souveraines » ? Ce sont les dettes de pays qui ne maîtrisent plus rien ! Pendus aux basques des marchés, soumis à l’oracle des agences de notation, voilà ce que c’est d’être « souverain » aujourd’hui ! Chez les « souverains » d’Europe, 80% des lois proviennent d’une commission de 27 membres non élus et non révocables, dont les décisions sont indiscutables ! Et bientôt leur budget « souverain » passera sous les fourches caudines de Bruxelles. Il y a fort longtemps qu’Orwell nous a ouvert les yeux sur les dangers des mots et leur rôle d’arme politique. Il faut croire que la leçon n’a pas été retenue.

Passons rapidement, car cela nécessiterait un long développement, sur l’un des outils majeurs de cette entourloupe mondiale : les Credit Default Swap (CDS), littéralement « pari sur faillite ». A l’origine simple assurance sur le défaut de crédit d’un client à l’étranger, ils se sont étendus aux paris sur les Etats eux-mêmes, selon la doctrine ultralibérale : « on doit pouvoir spéculer sur tout ». Aujourd’hui, la masse des CDS en jeu représente plusieurs fois le PIB mondial. Pour un système qui, dans son discours officiel adressé à la masse, glorifie le risque, n’y voyez aucune contradiction, on peut parier plusieurs fois le PIB mondial en assurances contre le risque, ça ne pose de problème philosophique à personne. Le hic, c’est que le niveau des CDS dans chaque pays est devenu un marqueur de la santé dudit pays, et un autre indicateur dont les marchés se servent pour piller tel ou tel. Aujourd’hui en Europe se prépare une crise des CDS que tous ceux qui savent voient arriver. Les pays vont être emportés dans la tourmente. Mais pourquoi diable ce lien de cause à effet ? Comme le fait remarquer Paul Jorion, les chantres de l’ultralibéralisme oublient la théorie de base de l’offre et de la demande : en pleine crise des subprimes, les produits financiers exotiques (les CDS eux-mêmes et leurs dérivés, puis les dérivés de leurs dérivés) sont moins demandés. Pourtant ils sont toujours autant émis. Le jeu de l’offre et de la demande fait donc baisser leur cours, indépendamment de la santé financière du pays qui les accueille. Mais la doxa pense l’inverse : voici un excellent prétexte pour faire plonger les nations.

Faire plonger l’Espagne, l’Irlande, le Portugal, pour l’oligarchie banquière, ça n’est finalement qu’augmenter des taux d’intérêt pour de l’argent qui sera toujours prêté, puisque créé à cet effet.

Venons-en à Dagong, l’agence chinoise, sûrement moins privée que ses concurrentes américaines, elle ne manquera pas pour autant d’obéir à une stratégie politique. Ces derniers jours, ce sont les agences « classiques » qui ont lancé le mécanisme à retardement de baisse des notes, en annonçant que le triple A des grandes économies occidentales n’était pas éternel et qu’il était voué à baisser s’il n’y avait pas une reprise en main immédiate. Reprise en main il y a, partout c’est la rigueur, les coupes drastiques… Mais c’est largement insuffisant et tout le monde le sait. Comment économiser de quoi payer les 55 milliards d’euros d’intérêts réclamés tous les ans à la France par le cartel ? C’est évidemment peine perdue, et les notes vont baisser. C’est donc l’agence chinoise qui s’y colle pour nous porter la mauvaise nouvelle, que les « trois grâces » n’auront plus qu’à valider, sans en porter (en apparence) la responsabilité directe.

Aujourd’hui, selon Dagong, pour mériter AAA il faut être la Suisse (la belle affaire !), la Norvège ou l’Australie. Aucun pays de l’Union Européenne. Juste en-dessous, chez les AA+, on trouve l’Allemagne (locomotive de l’Europe), le Canada, les Pays-Bas et la Chine (tiens donc, malgré ou plutôt grâce à son salaire vraiment minimum…). Dans la catégorie AA on trouve les Etats-Unis (mais rassurez-vous la note est politique, ils devraient être beaucoup plus bas). La France quant à elle se retrouve au 4e rang (mince, du 1er au 4e en un battement de cil chinois…) en compagnie du Royaume-Uni (AA-). L’Italie, l’Espagne et la Belgique ferment la marche avec un A- (et privation de dessert en sus).

Comment des pays supposés souverains, des peuples supposés libres, des civilisations millénaires et florissantes peuvent-elles se laisser instrumentaliser de la sorte ? J’entends déjà le chœur des pleureuses : « le budget de la France est un trou sans fond, c’est de notre faute, untel a tout dépensé, tel autre n’a pas assez récolté, un troisième a fait les mauvais choix, etc. » Ces arguments ne sont pas sans valeur, loin de là, mais c’est le cas pour tous les pays, et les ordres de grandeurs (telle réforme coûte-t-elle des millions ? des centaines de millions ? des milliards ?) obligent l’honnête homme à constater que la charge de la dette héritée de la réforme Pompidou-Rothschild de la Banque de France, représente chaque année des milliers de logements, quelques hôpitaux, une ou deux allocations sociale, et je vous rajoute même le trou de la sécu ! C’est simple, les intérêts de la dette française (détenue aux deux tiers par des banques étrangères) sont supérieurs au produit de l’impôt sur le revenu. Chacun se doit de garder ces ordres de grandeur en tête.

Si les agences de notation ont été capables de « noter » Triple A les produits véreux de leurs copains de Wall Street, il n’y a aucune bonne raison que la France se voit contrainte, par ceux même qui ont causé la crise actuelle, à une politique suicidaire sur la simple base d’une « note » moins bonne.

Je conclurai en appelant toutes les personnes de bonne volonté à manifester devant les sièges français des agences de notation (en particulier Fitch Ratings, la « française ») à la seconde où la baisse de notre note par ces dernières sera connue. Attention, ça n’est peut-être qu’une question de jours ! Une fois sur place, nous verrons bien ce qu’il y a lieu de faire. En tout cas, il faudra bien leur faire comprendre que nous sommes le nombre, le peuple, le sang de ces économies dont les marchés se repaissent.

Puisque la note de la France n’est de toute façon qu’artificielle, qu’il ne peut en être autrement, et tant que le système financier lui-même ne s’est pas effondré, gardons notre note maximale, et par la force s’il le faut !


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