Arnaud Lagardère : intérêts bien compris contre stratégie mal définie
par marcluzel
samedi 4 mai 2013
Arnaud Lagardère, actionnaire par commandite inamovible du groupe Lagardère, a mis un terme début avril à l’aventure aérospatiale initiée par son père en vendant, pour partie au groupe EADS lui-même, l’ensemble de ses parts dans le fleuron aéronautique européen. Une décision qui pose, à nouveau, la question de la stratégie du groupe et des capacités décisionnelles de celui qui lui prête son nom depuis dix ans.
Mardi 9 avril, le groupe Lagardère a finalisé la cession de ses parts dans l’actionnariat d’EADS, mettant ainsi fin à l’aventure commencé par Lagardère-père plus de 15 ans auparavant : 7,35% des parts d’EADS (61,1 millions d’actions) pour un montant brut de 2,283 milliards d’euros, soit environ 1,8 milliards de plus-value, après impôts et frais de transaction (1). Au bilan consolidé du groupe Lagardère, ces actifs figuraient pour 436 millions d’euros (2) : une belle opération en somme, qui n’est pas sans rappeler la précédente mais litigieuse cession de 7,5% des parts d’EADS en 2006.
EADS, Lagardère, l’Etat français et le Qatar
- Un désintérêt patent pour cet héritage encombrant
Lagardère-père est passionné d’aéronautique et d’industrie, là où son fils n’a d’yeux que pour les médias et le sport. L’attrait de l’aventure aéronautique n’est pas suffisant pour Arnaud Lagardère pour justifier plus que de raison un intérêt que l’on devine lointain. « En cédant les 7,41 % toujours détenus dans EADS, Arnaud Lagardère tourne la page de la saga industrielle du groupe : il sort d'un secteur qui ne l'intéressait pas, s'affranchissant une fois de plus de l'ombre tutélaire de son père (3) ». Mais Arnaud Lagardère n’est pas un actionnaire comme les autres. Il est tout d’abord membre du conseil d’administration, conseil auquel il ne participe qu’occasionnellement : « Voilà des années, pourtant, que l'héritier ne cache pas son manque d'appétit pour l'aéronautique – en 2010, il a « séché » huit des 12 conseils d'administration d'EADS ! (4) ». En mai 2012, suite à la réorganisation du pacte d’actionnaires et pour mettre un terme à un commandement bicéphale franco-allemand, Arnaud Lagardère devient représentant officiel de la partie française en prenant la tête du conseil d’administration. Mais Arnaud ne se donne même la peine d’être présent lors de son « intronisation ».
Depuis longtemps déjà, le groupe Lagardère, en la personne d’Arnaud, a annoncé son intention de se désengager d’EADS, à l’instar de Daimler. En 2006, une première cession d’actifs l’amène à engranger de substantiels profits, juste avant que ne tombent les mauvaises nouvelles concernant l’A380. Accusé de délit d’initiés par l’Autorité des Marchés Financiers (AMF), Arnaud Lagardère préfère se dire incompétent plus que malhonnête (5) : il ignorait ce qui se passait dans ses usines. Une position pas totalement invraisemblable, compte tenu de son implication dans les affaires de la société. Mais l’affaire n’est pas terminée, et si l’AMF n’a pas sanctionné Lagardère, elle n’en a pas moins reconnu le délit d’initiés. Le Parquet de Paris vient de décider du renvoi des protagonistes de l’affaire devant le tribunal correctionnel (6).
- La perte du lien avec l’Etat français
Dans ce que certain appelle avec raison un « Golden Goodbye »(7), EADS a clairement payé pour se débarrasser de Lagardère. Daimler de son côté a eu la décence de proposer ses titres en bourse, et non de demander un rachat par EADS, rachat qui s’est finalement limité à 500 millions sur les 2 milliards et quelques. Mais il y a une conséquence au moins dans cette cession d’actifs qui semble avoir été peu prise en considération : les possibilités offertes au Qatar de s’investir d’avantage dans le groupe Lagardère. Le fond souverain du Qatar est déjà présent dans le groupe à hauteur de 12,8%, soit d’ores et déjà plus qu’Arnaud lui-même, qui détient 9,6%. Certes le choix d’une société en commandite par actions ne permet pas de prise de contrôle du Qatar. Mais rien n’empêche plus le Qatar d’influer plus ouvertement sur les décisions du groupe. Tant qu’il détenait 7,5% d’EADS, participation jugée éminemment stratégique, le gouvernement français se serait opposé à toute tentative d’immixtion des Qataris dans les affaires Lagardère. Il n’est pas sûr qu’il en soit de même aujourd’hui.
Le groupe Lagardère, de choix risqués en stratégies douteuses
- Des réussites entachées par des choix personnels
Les premiers pas d’Arnaud à la tête du groupe ont pourtant été source d’optimisme. En l’espace de cinq ans, entre 2003 et 2008, la réorganisation du pôle Edition permet une augmentation du chiffre d’affaires de plus de 50%. Fort de ce succès, l’héritier double sa participation dans son groupe entre 2005 et 2007 : en s’endettant auprès de BNP Paribas et de Calyon, il passe ainsi de 5,5% à 10,3% du capital. Seul problème : ces actions ont été achetées à un cours deux fois supérieur au cours actuel, moyennant l’usage de crédits bancaires s’élevant à 400 millions d’euros en 2009 (8). Dans le même temps, il se lance dans le sport-spectacle avec la filiale Lagardère Unlimited, avec des résultats mitigés au début, et désastreux ensuite, avec un résultat négatif malgré des investissements de plus d’un milliard d’euros. Il acquiert Sportfive en 2006 et espère en vain en faire un relais de croissance (9). Arrive la crise de 2008 et ses conséquences en termes de recettes publicitaires dans la radio et les magazines. Les actions du groupe s’effondrent et perdent deux tiers de leur valeur : l’héritier est en situation plus que délicate vis-à-vis des banques. A partir de cette période, le dirigeant du groupe semble plus préoccupé par son train de vie personnel, et une vie privée qui aurait du le rester, que par les activités du groupe.
- Diversification des activités ou absence de ligne directrice ?
La cession des parts dans EADS est de prime abord une bonne nouvelle pour le groupe Lagardère, même si l’Assemblée nationale réfléchit à une taxation plus importante des plus-values (10). Cette injection massive de liquidités permet au groupe de se désendetter et d’envisager de nouveaux investissements dans le domaine des médias et du divertissement, cœur de cible du groupe. Mais même l’annonce d’un versement de dividendes n’a pas suffi à faire décoller le cours de l’action, preuve que les investisseurs restent très attentistes quant à la stratégie du groupe (11). Les faiblesses du groupe sont clairement identifiées : dispersion dans des participations minoritaires, investissements improductifs, perte de parts de marchés face aux médias électroniques, pas de spéculation possible en raison de la structure en commandite par action. Arnaud Lagardère a beau promettre un versement de dividendes exceptionnel, gagé sur les résultats de l’exercice 2013 avec un optimisme très prématuré (12), le cours de l’action ne bouge pas. Dans cet exercice financier, qui recevra sans aucun doute le soutien des actionnaires, les analystes voient surtout la volonté d’Arnaud d’éponger une partie de ses dettes : le ticket pourrait se monter à environ 100 millions d’euros. Une manne tombée du ciel, qui pourrait encore gonfler via d’autres cessions de participation dont celles dans le groupe Amaury. « Le groupe Lagardère doit encore se défaire de ses participations dans le groupe de presse Marie Claire, dont il détient 42 %, et dans Canal+ France, où il est présent à 20 % » (13). De quoi satisfaire les actionnaires à court terme, mais cela reste loin d’être une stratégie d’entreprise. Conor O'Shea, analyste chez Kepler Capital Markets résume cela de façon lapidaire : « En dix ans, il y a eu beaucoup d'opérations, mais le groupe n'a pas progressé. Bon vendeur, mauvais acheteur, gestionnaire médiocre, Arnaud Lagardère a servi un retour sur investissement annuel de 3%, ce qui est très bas » (14).
Bien qu’il affirme à qui veut l’entendre que le groupe Lagardère « repose sur une structure en commandite par actions à laquelle [il] n'a aucune intention de renoncer, à quelque prix que ce soit » (2), des questions se font jour sur sa capacité réelle à diriger un groupe tel que celui bâti par son père. En lâchant EADS, Arnaud Lagardère s’est peut-être séparé du meilleur actif en sa possession à des fins personnelles. En se focalisant sur le sport et les médias, il a souhaité faire de ses loisirs son travail. Mais on serait plus enclin à se demander s’il ne considère pas surtout ses obligations comme un loisir à temps très partiel.
(1) « Ce que rapporte à Lagardère la cession de ses parts dans EADS, Challenges.fr, 15 avril 2013
(2) « Arnaud Lagardère : « Je ne vendrai mon groupe à aucun prix » », Les Echos.fr, 26 mars 2013
(3) « Lagardère libéré d'EADS, pour quoi faire ? », Les Echos.fr, 20 mars 2013
(4) « Arnaud Lagardère est-il à la hauteur ? », Marianne.net, 15 novembre 2012
(5) « Arnaud Lagardère : gros doutes sur un grand patron », FranceTvInfo.fr, 31 mai 2012
(6) « Comment Lagardère a tondu EADS », Marianne.net, 09 avril 2013
(7) « Lagardère se barre d’Airbus avec la caisse ! », Marianne.net, 09 décembre 2012
(8) « Lagardère : une situation financière personnelle délicate », La Tribune, 25/07/2011
(9) « Après EADS, Lagardère doit se réinventer », Les Echos.fr, 08 mars 2013
(10) « EADS : un député veut taxer le groupe Lagardère », Les Echos.fr, 28 février 2013
(11) « Lagardère : plus-value d'1,8 milliard sur les titres EADS », BourseReflex.com, 15 avril 2013
(12) « Lagardère : le montant du dividende exceptionnel sera connu rapidement », Trader-finance.fr, 15 avril 2013
(13) « Lagardère va céder sa participation dans Amaury pour 91,4 millions », Le Monde.fr, 02 avril 2013
(14) « Dix ans après, les héritiers Lagardère et Pinault », Challenge.fr, 29 mars 2013