Bâle III : autopsie d’un échec

par Gilles Bonafi
mercredi 11 juin 2014

Voici un extrait de mon étude publiée au Maghreb dans le magazine Le Phare des mois de juin/juillet 2014.

 

Après le 15 septembre 2008, date de la faillite de la banque Lehman Brothers − marquant le début de la crise systémique – de nombreux économistes ont souligné la fin du consensus de Washington mais sont totalement passés à côté du problème financier. Je rappelle que c’est l’hypothèse de l'efficience du marché selon laquelle les actifs financiers sont voués à être valorisés à leur valeur intrinsèque qui a conduit à la suppression des contrôles réglementaires. Que l’on soit clair dès le début, la régulation financière est une urgente nécessité et je suis un ardent défenseur de Bâle III, mais force est de constater aujourd’hui son échec bien que cet accord ait résolu le problème le plus urgent en supprimant le risque d’effet domino d’une faillite d’une grande institution en organisant le principe des chambres de compensation. Cependant, le point qui n’a pas été résolu concerne le fonctionnement de la finance actuelle, je pense en particulier aux contrats sur produits dérivés et surtout aux Credit Default Swaps (CDS) qui permettent aux banques de ne plus assumer le risque de crédit en privatisant les profits et socialisant les pertes. Le Comité aurait dû mette en place un processus dissuasif pour les comportements dangereux car, sur ce point précis, rien n’a changé et, plus grave encore, le danger que représentent les produits dérivés ne cesse de croître.

 

L’impossible régulation des produits dérivés

Comme l’illustre le graphique ci-dessous, et contrairement aux idées reçues, les volumes de ces contrats ont été très peu impactés par la crise et repartent même à la hausse depuis 2012.

Les contrats de CDS sont comptabilisés hors-bilan et non financés ce qui permet aux assureurs de pénétrer le marché du crédit traditionnellement réservé aux banques. On comprend mieux ainsi le montant exorbitant de 123 milliards de dollars d’aide de la FED accordé à l’assureur American International Group (AIG) après la crise de 2008, lui permettant de rembourser les banques qui avaient transféré aux assureurs leurs risques de crédits immobiliers US.

D’après la BRI, la valeur notionnelle des contrats de produits dérivés sur les marchés financiers internationaux est passée de 10 000 milliards de dollars en 1986 à 693 000 milliards de dollars fin juin 2013, plus de neuf fois le PIB de la planète  ! Plus inquiétant encore, ces contrats sont concentrés au sein de 16 organismes financiers et quatre banques aux USA totalisent 219 798 milliards de $ de contrats sur produits dérivés sur un total de 237 000 milliards de $. La Banque des règlements internationaux reconnait que 7% à 8% de ces montants seulement sont utiles à l'économie réelle en permettant au marché de s'assurer contre des fluctuations de prix, le reste étant de la pure spéculation financière !

Par exemple, JP Morgan totalise environ 70 088 milliards de $ de produits dérivés avec une exposition totale sur crédit de 303 milliards de $, soit 183 % de son capital selon le dernier rapport de l'OCC, l'Office of the Comptroller of the Currency, l'organisme gouvernemental de tutelle des banques US. Je signale qu’une partie des CDS est adossée aux crédits immobiliers qui connaissent aujourd’hui encore des taux de défaillance records avec un taux officiel de 8,2 % sur un montant global de 4200 milliards de $. A la fin du dernier trimestre 2013 aux USA, 1352 procédures de saisies immobilières étaient mises en place chaque jour. La crise est donc loin d’être terminée et le chômage continuera d’augmenter.

Le dilemme de Bâle III a donc été le suivant : comment réguler de tels montants sans détruire le système ? Une véritable régulation aurait en effet provoqué l’effondrement du système.

 

Une régulation vidée de sa substance

Bâle III a donc revu ses prétentions à la baisse avec un accord à minima :

 

Bâle III : un énorme impact !

Nous pouvons cependant relever les raisons de l’échec de Bâle III :

 

Nous aurons donc au mieux une autorégulation car la régulation de la finance nécessite que l'on finance la régulation et la boucle est bouclée…

L’étude du 27 janvier 2014 de l’OCDE recensait les insuffisances de fonds propres des banques européennes (au 15 novembre 2015) avec le Crédit Agricole en première place (31,5 milliards d'€). Au total, les besoins en capitalisation des dix banques européennes les plus en difficulté totaliseront 83,4 milliards d'€. En France, le besoin de fonds propres est d’ailleurs estimé à près de 50 milliards d’€.

En effet, les banques européennes sont très exposées aux contrats sur produits dérivés. L’étude d’AlphaValue publiée le 17 décembre 2013 établissait la liste suivante : Deutsche Bank (55 600 mds €), BNP Paribas (48 300 mds €), Barclays (47 900 mds €), Société générale (19 200 mds €) et le Crédit agricole (16 800 mds €).

Les répercussions sur le financement de l’économie en Europe seront donc colossales malgré l'assouplissement des critères de liquidité et le chômage continuera d’augmenter. Le projet de taxation du secteur financier, la fameuse taxe Tobin sera elle aussi un coup d’épée dans l’eau et exclura toute taxe sur les produits dérivés car celle-ci représenterait un coût de plus de 37,7 milliards d’euros (EU27) pour les seuls produits dérivés impactant une poignée de banques avec une taxe de 0,01 %  !

La finance ne peut donc plus désormais être régulée ou taxée, un véritable Deus ex machina !

 

Sources

Shiller, 2005.

The New York Times, Mary Williams Walsh, A.I.G. Lists Banks It Paid With U.S. Bailout Funds, 15 mars 2009,

Bank for International Settlements, Statistical release OTC derivatives statistics at end-June 2013, Monetary and Economic Department, November 2013.

Ibid, pdf page 33/41.

Office of the Comptroller of the Currency, Quarterly Report on Bank Trading and Derivatives Activities Fourth Quarter 2013, pdf page 33/41.

Ibid, pdf page 30/41.

OCC Reports on Mortgage Performance for Fourth Quarter of 2013, 27 mars 2014,

ISDA, Re : Comments in Response to the Consultative Document on the Revised Basel III Leverage Ratio Framework and Disclosure Requirements, 20 septembre 2014, pdf page22/82.

ISDA, Re : Consultative Document : Margin Requirements For Non-Centrally-Cleared Derivatives, 28 septembre 2012.

FSB (Financial Stability Board) Global Shadow Banking Monitoring Report 2013, page 2.

Agefi, L'Espagne veut alléger la facture de Bâle 3 pour ses banques, 10 juillet 2013,

ISDA, Adverse Liquidity Effects of the EU Uncovered Sovereign CDS Ban, janvier 2014

Avinash D. Persaud, La nouvelle réglementation des marchés de gré à gré va-t-elle entraver l’innovation financière ? Avril 2013.

OCDE, Schoenmaker, D. and T. Peek (2014), “The State of the Banking Sector in Europe”, OECD Economics Department Working Papers, No. 1102, OECD Publishing, 27 janvier 2014.

Les Échos, L'europe de l'assurance se mobilise contre les conséquences de Solvabilité II, jeudi 11 mars 2010, page 29.

La Tribune, Produits dérivés : un remake du cauchemar de 2008 reste possible, 17 décembre 2013.

Commission staff working document impact assessment accompanying the document Proposal for a council directive, 14 février 2013, Page 32/70.

Commission staff working document impact assessment p 24/70.

 


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