Chômage ou pauvreté : la nouvelle alternative

par Bergame
mardi 18 avril 2006

Si on vous demandait : « Quelle est la priorité de la politique économique de la France ? », sans doute répondriez-vous : « La lutte contre le chômage ». Que pourriez-vous répondre d’autre ? C’est bien le thème qui est au coeur de tous les discours de nos responsables politiques, les gouvernants comme les opposants. C’est lui qui est disséqué, discuté, développé, à longueur d’articles et de chroniques. Même si on ne connaît pas grand chose à la science économique, on sait au moins ceci, on ne peut pas ne pas le savoir : ses deux piliers sont la croissance et le chômage.

Et pourtant, tentons juste un instant d’aller un tout petit peu au-delà de la surface des choses, et demandons-nous simplement : "Pourquoi la lutte contre le chômage est-elle si nécessaire ?"

La réponse paraît tellement évidente que c’est la question qui en semblera presque stupide : parce que le chômage, non seulement coûte à l’Etat, sous la forme des allocations, mais constitue aussi (surtout ?) une situation de précarité financière et sociale pour les individus, dont il faut tout faire pour qu’elle soit la plus courte possible. On sait combien ces périodes de chômage sont difficiles à vivre, combien elles "désocialisent", on sait aussi la perte de pouvoir d’achat que représente une période sans emploi. En un mot comme en cent, il faut bien "gagner sa vie", et il n’y a pas d’autre moyen que le travail, quelle que soit la forme statutaire qu’on lui donne. Par conséquent, il est bien évident pour tout le monde dans nos sociétés industrialisées que le chômage est associé à la précarité et à la désocialisation, tandis que le travail, le fait de "gagner sa vie", est associé à l’autonomie financière et à la consommation.

Pourtant, on commence à entendre ici et là certains sons dissonants, ou du moins qui ne viennent pas exactement corroborer cette analyse. On commence à parler d’individus qui, bien qu’ils occupent un emploi, n’auraient pourtant pas de quoi payer un loyer. De salariés qui font la queue aux Restos du coeur. De gens qui travaillent et qui, néanmoins, sont "pauvres". Voilà un phénomène très récent en France, qui commence à peine à être évoqué, depuis deux ou trois ans.
Des cas isolés ? De pauvres gens que le malheur a frappés, comme il frappe toujours, aveuglément ? Sans doute. Mais certains s’en emparent déjà, arguant que la pauvreté est en train de gagner du terrain, et qu’elle menace désormais toutes les catégories, y compris celles qui travaillent. Dans la foulée, c’est naturellement l’économie de marché qu’on accuse, la dérégulation, la mondialisation, toutes coupables d’accroître les inégalités, de précariser la population.

"Totalement faux, répondent alors d’autres. Voyez les États-Unis, l’ascenseur social y fonctionne à plein régime. Ce sont les entraves à l’économie de marché qui bloquent la société française, et qui l’empêchent de réaliser son potentiel de croissance. Libérons l’économie, flexibilisons le marché du travail, allégeons le Code du travail, la priorité est de donner du travail aux chômeurs !" Car le raisonnement est simple, et imparable :

  1. Moins de chômage = plus de travail 
  2. plus de travail = plus de richesses produites 
  3. et plus de richesses produites = moins de pauvreté

Monsieur de La Palisse.

Alors, au-delà de la théorie, qu’en est-il empiriquement ? Où en est exactement la pauvreté dans les pays industrialisés ? Pour le savoir, penchons-nous sur les rapports de diverses organisations officielles, à commencer par celui publié par l’OCDE en 2001.

Et puisque "les chiffres parlent d’eux-mêmes", laissons d’abord parler les chiffres, en résumant quelques tableaux présentés dans ce rapport.
Voyons d’abord le taux annuel de pauvreté. On pourra en trouver la définition exacte p.47, disons ici qu’il s’agit d’un seuil relatif de pauvreté qu’on pourrait définir comme le nombre de gens qui, dans un pays donné, ont un revenu annuel très inférieur à la moyenne des habitants de ce pays. Ce qui nous intéresse pour l’instant est en effet la comparaison par pays.

Le taux annuel de pauvreté est donc de :

  • 4,7% au Danemark
  • 9,6% en France
  • 12,1% en Allemagne
  • 12,1% au Royaume-Uni
  • 15,3% au Portugal
  • 16% aux États-Unis

L’étude tend à montrer que la pauvreté dans les pays de l’OCDE se limite souvent pour les individus à des périodes temporaires. Ayant été réalisée sur 3 années, elle a permis de dégager la part de ceux qui sont sortis de la pauvreté durant cette période (p.52) :

  • 60% au Danemark
  • 59% au Royaume-Uni
  • 47% en France
  • 41% en Allemagne
  • 37% au Portugal
  • 29,5% aux États-Unis

En revanche, la part d’individus non pauvres qui sont entrés dans la pauvreté durant cette période fut de :

  • 3% au Danemark
  • 4,5% aux États-Unis
  • 4,5% en France
  • 5% en Allemagne
  • 5,5% au Portugal
  • 6% au Royaume-Uni

Le pourcentage de ceux dont les revenus sont restés en dessous du seuil relatif de pauvreté durant cette période, ceux qu’on pourrait donc appeler "les pauvres de longue durée" est de :

  • 1,8% au Danemark
  • 2,4% au Royaume-Uni
  • 3% en France
  • 4,3% en Allemagne
  • 7,8% au Portugal
  • 9,5% aux États-Unis

Par ailleurs, l’étude montre que le pourcentage de "pauvres de longue durée" augmente en proportion du taux annuel de pauvreté. Si on établit un équivalent en "années de pauvreté" (p.53), on voit qu’en France, 33% de ces années de pauvreté recensées sont imputables à ceux qui vivent en permanence dans la pauvreté. Au Danemark, c’est 18% ; au Royaume-Uni, 25% ; en Allemagne, 38% ; au Portugal, 50% ; et aux États-Unis, 60%.

On voit bien ici les grandes tendances de la pauvreté par pays : dans ce panel, outre le Danemark, champion toutes catégories de la lutte contre la précarité, la Grande-Bretagne est la championne à la fois de la paupérisation et de la sortie de la pauvreté, les États-Unis les champions de la pauvreté de longue durée. Entre ces extrêmes, la France et l’Allemagne se situent plutôt dans un quartile "favorable", le Portugal dans un quartile "défavorable".

Quelles sont les pistes pour expliquer ces différences, s’est ensuite demandé l’étude, et à quels autres indicateurs les chiffres de la pauvreté sont-ils corrélés ?
Et d’abord, qu’en est-il donc de l’emploi ? Le chômage est-il corrélé à la pauvreté ? Eh bien non ! Le taux de pauvreté dans un pays donné ne semble absolument pas lié au fait que le taux de chômage y soit plus ou moins élevé (tableau A, p.63).

En revanche, il semble bien plus lié (tableau B) :

  • Positivement : à la part de travail de bas salaire.
  • Négativement : au taux de syndicalisation ! Plus le taux de syndicalisation est élevé dans un pays, moins le taux de pauvreté y est important.Négativement : au taux de dépenses publiques ! Plus cette part est importante en pourcentage du PIB, moins le taux de pauvreté y est élevé.

Et la corrélation négative la plus importante est donnée par le taux de remplacement assuré par les prestations chômage : mieux les allocations chômage se substituent à la perte de salaire, moins le taux de pauvreté est élevé. Dit ainsi, cela paraît finalement assez évident...

Une étude plus restreinte (on ne connaît pas les chiffres pour la France) analyse ensuite la politique de redistribution après impôts et transferts, et son impact sur la pauvreté (p.67). Il n’est pas indifférent de constater que la différence avant/après redistribution est de 17,4% en Allemagne, tandis qu’elle n’est que de 5% au Royaume-Uni, et de 4,2% aux États-Unis. C’est dire que les politiques de redistribution de ces deux derniers pays n’ont que peu d’influence sur la pauvreté, tandis qu’elles ont un impact important en Allemagne.

Mais encore faudrait-il montrer que cet impact est positif. C’est ce que l’étude cherche à faire, en effectuant une simulation : imaginons la situation d’un pauvre avant et après avoir bénéficié de la redistribution. Ce bénéfice lui permet-il de sortir de la pauvreté, ou non ? Autrement dit : les politiques de redistribution sont-elles efficaces (p.71) ?
En ce qui concerne la population des actifs, le taux de sortie de la pauvreté avant et après redistribution passe :
Mais c’est surtout pour la population retraitée que les différences sont le plus flagrantes. Le taux de sortie de la pauvreté avant/après redistribution passe alors :
On constate donc ici qu’une politique de redistribution a bien un impact positif sur la sortie de la pauvreté (même si elle n’est jamais totalement efficace) et que ce sont les retraités qui en bénéficient le plus.
Enfin, l’étude cherche s’il existe des caractéristiques individuelles favorisant ou non la paupérisation (p.54-56). Tous pays confondus, il semble que ces caractéristiques aggravantes soient :
Notons au passage que les conséquences d’un divorce sont statistiquement la première cause d’entrée dans la pauvreté (p.59).
Mais ce qui est peut-être plus intéressant ici, c’est la manière dont ces circonstances aggravantes impactent plus ou moins la pauvreté suivant le pays concerné (p.75-77)

Par exemple, le taux de pauvreté des adultes seuls avec enfants est de :

  • 18% en Allemagne,
  • 35% au Royaume-Uni,
  • 36,5% aux États-Unis.

La période de pauvreté pour ces individus durera en moyenne :

  • 3,3 années en Allemagne,
  • 4,4 années au Royaume-Uni,
  • 4,7 années aux États-Unis.

Les "cas extrêmes" d’individus pauvres cumulant plusieurs circonstances aggravantes sont estimés devoir connaître en moyenne 4,7 années de pauvreté en Allemagne, 5,6 années en Grande-Bretagne, 7 années aux États-Unis.

Bref, il semblerait bien qu’il existe de vraies différences dans les politiques de lutte contre la pauvreté entre les différents pays étudiés, avec pour résultats de réelles différences dans le pourcentage d’habitants de ces pays qui sont touchés ou non par la pauvreté.
Mais avant de tirer des conclusions de cette étude, il faut aussi sans doute se demander ce que c’est qu’un "pauvre", exactement. Prenons donc l’exemple des États-Unis, puisque le pays semble l’exemple paradigmatique, et analysons plus en détails ce qu’y représente la pauvreté.

Il existe deux mesures de la pauvreté aux États-Unis.

a) Le seuil absolu de pauvreté est défini ainsi par le département de la santé et de l’aide publique : "Seuil en dessous duquel les personnes manquent des ressources pour satisfaire les besoins fondamentaux pour une vie correcte et n’ont pas assez de revenus pour se nourrir suffisamment et avoir un logement et des vêtements permettant de rester en bonne santé".

En 2005, ce seuil avait été fixé à :
  • 9570 $ pour 1 individu
  • 12 830 $ pour un foyer comprenant 2 individus
  • 16 090 $ pour un foyer comprenant 3 individus
  • 19 350 $ pour un foyer de 4 personnes
  • etc.


Or, nous dit le rapport des Ford, Rockefeller and Annie E.Casey foundations, 20% des emplois aux États-Unis en 2002 (soit 28 millions d’emplois) étaient payés à un salaire inférieur à 8,84 $ / heure, soit 18 387 $ / an, donc en dessous du seuil de pauvreté défini pour une famille de 4 personnes (p.16).
Le minimum fédéral a été, lui, fixé à 5,15 $ / heure, ce qui place le revenu annuel en-deçà du seuil absolu de pauvreté pour 3 personnes.
D’après ce critère, le taux officiel de pauvreté aux États-Unis était de 13,1 % en 2004, qui représente un peu plus de 37 millions de personnes. Il était de 11,3% en 2000 pour 31 millions de personnes.

Les Etats-Unis ont donc enregistré 6 millions de pauvres de plus en 4 ans, soit une augmentation en valeur absolue de 16,3% sur cette seule période.

b) Le seuil relatif de pauvreté est défini comme "avoir beaucoup moins accès à un revenu et au bien-être que les autres personnes." C’est donc le critère qui permet de considérer le niveau de vie et de consommation d’un individu au regard de la moyenne des habitants du pays à instant T. Il permet ainsi un autre type de comparaison, historique.
Ainsi, il sera intéressant de noter que pour une famille de 4 personnes, ce seuil relatif était de :

  • 2973 $, en 1959, soit 42,64 % du salaire médian.
  • 17 020$ en 1999, soit 28,49 % du salaire médian.

En valeur absolue, le seuil semble donc avoir progressé très favorablement, mais en $ constants, on voit qu’une famille pauvre aux États-Unis, en 1999 a, de façon relative, un revenu amputé d’un tiers par rapport à une famille pauvre en 1959.

Maintenant, être pauvre aux États-Unis, qu’est-ce que cela représente concrètement ?
En 1998, le même Bureau of Census avait établi le patrimoine d’un pauvre :
  • 41 % étaient propriétaires de leur logement
  • 69,7 % possèdaient une voiture.
  • 73,8 % possédaient un magnétoscope.
  • 97,3 % avaient une TV couleurs.
  • 13,1 % possédaient un ordinateur.
Il est alors tentant de conclure qu’un pauvre aux Etats-Unis est loin de ressembler à l’image qu’on se fait "des pauvres", et empiriquement, est très loin de ressembler au pauvre de bien d’autres régions du monde.


Toutefois, il semble que la différence majeure entre les pauvres et le reste de la société américaine repose sur la sécurité alimentaire : d’après le même bureau, 88 % des foyers américains ont pu se nourrir correctement en 2002. Les 12 % restants ont eu une incapacité, au moins temporaire, de se nourrir à leur faim.

Je ne rentrerai pas dans le cadre de cet exposé sur le problème du surendettement des ménages qui nous emmènerait trop loin -je laisse peut-être cela à d’éventuels commentaires ?- mais celui-ci est ordinairement désigné comme une piste d’explication du patrimoine dont disposent les personnes vivant en-dessous du seuil de pauvreté aux États-Unis. Ainsi que la baisse des prix, considérable sur une longue période en ce qui concerne les produits d’électronique grand public, à comparer avec une stagnation, voire une hausse du prix des denrées alimentaires au cours de la même période.


L’autre différence concerne manifestement l’accès aux soins et à la couverture santé. Mais je manque ici de données, peut-être peut-on également compter sur les commentaires ? Il me faut toutefois citer cet éditorial du Wall Street Journal du 12 octobre 2004 : « Les soins médicaux ne doivent plus être considérés comme un "droit", mais comme un "bien rare". Les dépenses de santé devant être inévitablement rationnées, autant le faire dans l’esprit du libéralisme, en laissant à chacun le droit de couper où il veut. Les régimes d’assurances d’entreprise, "une relique de la Seconde Guerre mondiale", doivent être supprimés, [...] et dans le système actuel, les dépenses sur la médecine préventive sont excessives. »

Cet article est sans doute très long, je félicite ceux qui ont eu la patience de le lire jusqu’ici. Mais il est de ces sujets qu’on ne peut aborder en quelques lignes, à moins de laisser trop rapidement la place aux jugements rapides et aux doctrines idéologiques de toutes sortes.

Je laisse chacun maître et responsable de ses conclusions. Pour ma part, je dirai simplement ceci : les pays occidentaux sont sans doute entrés dans une nouvelle ère, pour laquelle les vieilles notions héritées de la période de l’industrialisation de masse peinent à conserver leur valeur. Aussi, on peut voir les manifestations anti-CPE comme la première véritable expression d’un nouveau discours. Intuitivement, en effet, nous le savons bien : la problématique socio-économique fondamentale n’est pas, ou n’est plus aujourd’hui, celle du chômage -ni celui des jeunes, ni celui des autres. C’est celle de la pauvreté et de la précarité. Et c’est sans doute là le message que nos jeunes générations, trop bien éduquées peut-être, très bien informées sans doute, ont adressé à nos responsables politiques : "Cessez les faux-semblants, arrêtez de nous parler de lutte contre le chômage, car le chômage n’est pas le problème, et nous le savons ! Dorénavant, parlez-nous de lutte contre la pauvreté et la précarité !".
Souhaitons que le message ait bien été entendu.

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