Coronavirus : dans la peau d’une chauve-souris
par karl eychenne
jeudi 5 mars 2020
Qu’est-ce que cela fait d’être une chauve-souris ? Cette question posée en 1974 par Thomas Nagel continue d’agiter les philosophes. Qui aurait pu penser que cette même question prenne un sens si particulier pour l’investisseur à l’heure du Coronavirus ?
- Nous savons que la chauve-souris est la cause de la crise actuelle : « Ces animaux sont des réservoirs à virus », explique Patrick Berche, professeur émérite à l’université de Paris. « Elles hébergent la rage, Ebola, et des dizaines de coronavirus, sans être malades ! »
- Nous savons également que la chauve-souris ne nous transmet pas directement le virus, mais passe par des hôtes intermédiaires, tels que la civette (SRAS) et aujourd’hui à priori le pangolin (COVID-19) », nous explique Arnaud Fontanet, titulaire de la chaire Santé publique au Collège de France (2018-19).
- Mais ce que nous ne savons pas, c’est ce qu’elle en pense, elle, la chauve-souris. Qu’est-ce cela fait d’être dans la peau d’une chauve-souris ? Curieusement, il semblerait que l’investisseur nous apporte quelques réponses. C’est alors que la chauve-souris nous apporte un éclairage nouveau sur le comportement des marchés...
Qu’est-ce que cela fait d’être une chauve-souris ?
En 1974, le philosophe Thomas Nagel s’était interrogé sur ce que cela pouvait faire d’être une chauve-souris. Evidemment, à l’époque il ne s’agissait pas d’interroger la responsabilité morale de la chauve-souris, coupable à l’insu de son plein grès de tous les maux et tracas causés d’abord par le SRAS puis aujourd’hui par COVID-19. La question qui était alors posée était plus tordue… illustration :
- Paul et Pierre voient des roses vertes
- Paul et Pierre disent que les roses qu’ils voient sont vertes
- Paul voit bien des roses vertes, mais pas Pierre…
- …en fait, Pierre voit des roses jaunes, mais depuis tout petit on lui a appris que le « jaune » qu’il voit s’appelle « vert »
Question : comment Paul peut-il savoir que Pierre ne voit pas le même « vert » que lui ? De même, comment Pierre peut-il être certain qu’il ne voit pas le même « vert » que Paul ?
Pour que Paul soit certain que Pierre ne voit pas le même « vert », il faudrait que Paul prenne possession du corps de Pierre, voit avec les yeux de Pierre, et interprète ce qu’il voit avec le cerveau de Pierre. Bref il faudrait que Paul soit Pierre.
C’est alors que Thomas Nagel propose la pirouette suivante : Pierre est une chauve-souris… En effet, Pierre se retrouve un peu dans la peau d’une chauve-souris, doté de sens qui lui donnent accès à lui et lui seul à certaines perceptions. Précisément, la chauve-souris peut voir, mais préfère se servir de son « sonar » pour détecter les objets : or, de sonar nous n’avons point nous les humains.
Plus sérieusement, Thomas Nagel développe alors l’argument selon lequel nous n’avons absolument aucun moyen de savoir quelle expérience du monde fait une chauve-souris : le seul moyen d'y répondre serait d’être soi-même une chauve-souris. Précisément, « nos expériences de conscience et les expériences de conscience des chauves-souris ont des caractères qualitatifs différents. On pourrait bien en effet, passer notre journée accroché par les pieds la tête en bas ou passer sa nuit à tenter d’attraper des insectes, que l’exercice ne nous permettrait qu’une approche de ce que cela fait de nous comporter comme une chauve-souris. »
Ce que nous apprend la chauve-souris sur l’investisseur
Oublions Paul et Pierre, et concentrons-nous sur la chauve-souris. D’après Thomas Nagel, le vécu de la chauve-souris nous est donc inaccessible, car il existe certaines qualités ineffables qui nous séparent. Pourtant, il y a quand même un certain type d’humain qui interroge… c’est l’investisseur.
En effet, les comportements de l’investisseur et de la chauve-souris présentent quelques similitudes troublantes : comme elle, il préfère rester perché au sommet, ne voit pas grand-chose et préfère envoyer des signaux, et a plutôt mauvaise presse depuis que les crises financières existent.
- Les marchés veulent toujours aller plus-haut.
On a longtemps cru que les marchés allaient toujours plus haut par appât du gain. Mais peut-être nous sommes-nous trompés ? Peut-être les marchés veulent-ils aller plus haut parce qu’ils ont peur du bas ?... Il se trouve que les chauves-souris font la même chose : en effet, la position à l’envers et en hauteur leur permet notamment de repérer et d’éviter plus facilement les prédateurs au sol. Certes, il y a d’autres raisons comme le fait que leurs jambes soient devenues trop faibles pour supporter la position debout et s’envoler depuis le sol.
- Les marchés n’y voient pas grand-chose, alors ils se débrouillent autrement.
Plutôt que de prendre le risque de sur-interpréter un chiffre économique ou un commentaire d’un Banquier Central, ils envoient des signaux et attendent une réponse ; ils sondent le terrain en manifestant leur contentement (hausses) ou pas (baisses). Si la réaction est jugée inappropriée, les autorités réagissent. De même, les chauves-souris ne sont pas aveugles, mais leur vue est trop peu développée pour leur permettre de se déplacer dans l'obscurité. Elles préfèrent utiliser leur sonar intégré qui envoie lui aussi des signaux dont l’écho permet d’identifier l’objet qui fait face : danger ou proie.
- Les marchés ont mauvaise presse depuis que les crises financières existent.
En effet, l’investisseur ne charrie pas (pas toujours) l’image d’un assureur suffisamment bienveillant contre les aléas de la vie (chômage, retraite…). Mais l’investisseur n’est pas le seul dans ce cas-là : la chauve-souris a aussi mauvaise presse. En mythologie, en art, ou autres croyances, son usage est toujours connoté d’une certaine noirceur : Dracula, Averroès, les Myniades, Halloween, Rome antique, religion catholique, Chine ancienne… Les seules exceptions célèbres concernent Batman, l’écrit de Mallarmé, les sculptures Zapothèques. Si la chauve-souris était capable de ressentiment, on pourrait comprendre alors qu’elle soit rancunière. Cette notion de rancune nous apporte alors un éclairage nouveau sur le comportement des marchés : peut-être sont-ils aussi taquins parce qu’ils veulent nous faire payer quelque chose ? Mais quoi ?
Conclusion : la chauve-souris rancunière
Des 3 points communs établis entre l’investisseur et la chauve-souris, celui de la rancune est le plus tordu mais tellement plus riche. Qu’est-ce que les marchés financiers pourraient donc bien nous reprocher pour nous faire éprouver de telles frayeurs ? Ils pourraient nous reprocher par exemple, de les faire obéir à des modèles théoriques inadaptés, de circonscrire leur espace de liberté à un cadre rigide trop formel, celui d’une juste valeur indexée à des fondamentaux économiques et calibrée par des préférences des investisseurs : on parle de bocal à mouches chez les philosophes (Wittgenstein).
Du côté de la chauve-souris, Johaness Strauss avait bien saisi cette aigreur de la chauve-souris. Il s’en était alors servi pour produire une opérette efficace…La Chauve-souris. « Comme tout vaudeville, cette opérette a pour unique ressort dramatique un jeu de dupes dans lequel chaque manipulateur est manipulé par un autre. C’est un jeu de la mauvaise foi individuelle et collective dans lequel personne n’a intérêt à dire la vérité » Yasmin Hoffman, quelques vérités à propos du mensonge.