David Graeber souligne le caractère politique de la monnaie

par Laurent Herblay
mardi 7 avril 2015

« Dette : 5000 ans d’histoire » a le mérite de fournir une histoire de la monnaie sur plusieurs millénaires. Mais son autre apport fondamental est de rappeler le caractère éminemment politique de la monnaie, dont on a beaucoup débattu dans le passé, chose un peu trop oubliée aujourd’hui.

Débat et refus de débat
 
David Graeber souligne que la théorie néolibérale du « voile de la monnaie » est surtout politique. En disant que la monnaie n’aurait aucune importance et devrait être confiée à des banques centrales indépendantes, cela revient à figer la politique monétaire. La spéculation avait provoqué l’échec de deux des premières banques centrales soutenues par l’Etat, en Suède et en France. En réaction, le camp d’Adam Smith a plaidé pour lier la monnaie aux métaux précieux, faisant le succès de la banque d’Angleterre et signant la défaite des tenants de la monnaie crédit, comme Mitchell Innes, pour qui la monnaie n’était pas une marchandise, mais une unité de compte.
 
C’est la position chartaliste, venue de l’école historique allemande, et notamment la « Théorie étatique de la monnaie  » de 1905 de G.F. Knapp. Il note que les unités de compte définies sous Charlemagne ont perduré plus de 300 ans, souvent en absence de tout signe monétaire physique ou d’une grande variabilité des quelques pièces. Il raconte qu’entre 1850 et 1950 aux Etats-Unis, « les débats sur la monnaie se sont succédés ». Suite à la terrible récession des années 1890, William Jennings Bryan fut deux fois candidat à la présidence sur un programme de libre frappe de l’argent « Free silver Platform » pour remplacer l’étalon or par le bimétallisme.
 
La crise de 1929 discrédite l’idée du lien de la monnaie avec les métaux. David Graeber note que Keynes, ayant étudié les archives monétaires de Mésopotamie dans les années 1920, était ouvert aux idées alternatives, à savoir que la monnaie est bien « une créature de l’Etat  ». Mais « cela ne signifie pas que l’Etat crée nécessairement la monnaie. La monnaie, c’est le crédit, elle peut naître d’accords contractuels privés (par exemple des prêts) ». Pour Keynes « ce sont les banques qui créent la monnaie, et elles peuvent le faire sans aucune limite intrinsèque, car, quelle que soit l’ampleur de ce qu’elles prêtent, l’emprunteur n’aura d’autre choix que de remettre l’argent dans une banque  ».
 
La monnaie comme dette primordiale
 
David Graeber exhume la « théorie de la dette primordiale  », une école française notamment développée par Michel Aglietta et André Orléan pour qui « toute tentative pour séparer politique monétaire et politique sociale est en dernière analyse une erreur. Depuis toujours, ces deux politiques n’en font qu’une. Les Etats utilisent les impôts pour créer de la monnaie, et ils peuvent le faire parce qu’ils ont en tutelle la dette mutuelle de tous les citoyens les uns envers les autres. Cette dette est l’essence de la société  ». Pour eux, « ce sentiment d’être en dette s’est d’abord exprimé à travers la religion et non par le biais de l’Etat  », en s’appuyant sur des écrits sanscrits.
 
Il cite Geoffrey Ingham, pour qui « la dette primordiale est celle que doit l’être vivant à la continuité et à la durabilité de la société qui protège son existance individuelle  ». Pour eux, « il existe une entité appelée société, nous avons une dette à son égard, l’Etat peut parler en son nom, et on peut l’imaginer comme une sorte de Dieu laïque  ». Ce sont les fondations de l’Etat-nation moderne apparu notamment avec la Révolution Française. Pour l’auteur « c’est un grand piège du XXème siècle. D’un côté, il y a la logique du marché, où nous nous plaisons à imaginer qu’au départ nous sommes tous des individus qui ne doivent rien aux autres. De l’autre, il y a la logique de l’Etat, où nous commençons tous avec une dette que nous ne pourrons jamais véritablement rembourser  ».
 
Pour lui, la monnaie a deux visages, ces deux faces décrites par Keith Hart : « un côté nous rappelle que les devises sont soutenues par les Etats et que la monnaie est à l’origine une relation entre des personnes dans la société, un symbole peut-être. L’autre révèle la pièce comme une chose, susceptible d’entrer dans des relations définies avec d’autres choses ». Pour lui, « la monnaie est donc presque toujours quelque chose qui oscille entre une marchandise et une reconnaissance de dette  ».
 
Avec son livre, David Graeber signe un récit essentiel à la fois pour mieux comprendre la construction de la monnaie dans le temps, mais aussi pour prendre du recul sur cette création, qui a beaucoup varié dans le temps et dont on ne débat plus assez, ce que ses pages sur la dette confirme.
 
Source : David Graeber, « Dette : 5000 ans d’histoire », Les Liens qui Libèrent

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