Des CGE à Alcatel-Lucent, Alstom, SFR, LFoundry… Naufrage de l’industrie française !

par redrock
samedi 3 mai 2014

L’actualité économique de ces dernières semaines foisonne d’annonces très négatives pour le tissu industriel français qui ne cesse de se déliter. Ces tous derniers jours on apprenait le rachat de SFR par le câblo-opérateur Numéricâble, société du franco-israélien Patrick Drahi très « optimisée » fiscalement via Luxembourg, Guernesey, la Suisse et autres Antilles bien choisies, puis on découvrait l’OPA de l’Américain General Electric sur Alstom, fleuron français emblématique des centrales et réseaux électriques, du TGV et autres tramways, mais aussi des éoliennes et hydroliennes. 

Déjà, à l’automne 2013, les annonces de la liquidation de l’Entreprise de composants microélectroniques LFoundry ainsi que les projets de fermeture de nombreux sites français d’Alcatel-Lucent avaient sérieusement noirci le paysage économique français.

Le fait que toutes ces entreprises soient dans des secteurs de haute technologie et de grande valeur ajoutée souligne encore plus la gravité de la situation.

Les tableaux suivants nous rappellent l’évolution de l’industrie dans l’économie française.

Généalogie de ces quatre entreprises : les « Ancêtres » communs

Si l’on s’intéresse d’un peu plus près à l’histoire de ces entreprises on découvre qu’elles sont toutes plus ou moins liées à deux anciennes gloires des Trente Glorieuses Françaises, les deux CGE :

 

On peut lire un historique plus complet de ces deux fleurons de l’industrie française sur le site : http://environnement.geopolitique.over-blog.fr/article-qui-sont-les-veritables-extremistes-partie-iii-triomphe-de-l-argent-roi-118283286.html et http://environnement.geopolitique.over-blog.fr/article-ou-sont-les-veritables-extremistes-partie-ii-comment-le-systeme-oligarchique-a-t-il-pu-s-installe-117727220.html ; l’article s’intéresse plus précisément à la manière dont ces deux groupes géants ont pu traverser la période d’avènement de la finance reine des années 80-90, transition de l’économie colbertienne à une économie financiarisée sacrifiant à la fièvre boursière que découvrent alors les élites hexagonales.

En 1994 la structure du groupe Alcatel, nouveau patronyme de la CGE, apparait ainsi :

SYSTÈMES DE COMMUNICATION : ALCATEL
CA 113,3 Mds FF Commandes 109,9 Mds FF Effectifs 123700
ENERGIE ET TRANSPORT GEC ALSTHOM
CA 58,3 Mds FF Commandes 50,3 Mds FF Effectifs 72900
INGÉNIERIE ÉLECTRIQUE CEGELEC
CA 16,4 Mds FF Commandes 15,6 Mds FF effectifs 23 500
ACCUMULATEURS SAFT
CA 4,2 Mds FF Commandes 4,3 Mds FF Effectifs 6 300
SERVICES
CA 7,7 Mds FF Commandes 7,9 Mds FF Effectifs 7000

Le groupe est également bien représenté dans les médias par sa filiale Générale Occidentale, dirigée par A.Roux qui l'a restructurée et réorientée vers la communication. La GO est propriétaire du groupe Express, de la maison d'édition du Point, actionnaire du Courrier International, de CEP-Communication (27,4%) et du groupe de la Cité (34%). de 49% de Nostalgie, radio musicale de RMC, de 49% de la chaîne d'information européenne Euronews, de 49% de Plaisance Télévision, de 70% de Rediffusion, premier réseau suisse germanophone de télévision câblée. 

Le groupe a réussi à traverser sans encombre les épisodes de nationalisation puis de privatisation grâce aux réseaux d’Ambroise Roux et aux compétences de ses différents successeurs à la tête du groupe dont Georges Pébereau et le dernier en date, Pierre Suard.

 

La compagnie Générale des eaux s’est diversifiée dans les services aux collectivités, mais aussi dans le BTP (n°2), l'immobilier (1/3 de la Défense), les cliniques, la restauration collective (n°3), les médias (participation à Canal+) et comprend plus de 2700 filiales gérées de façon autoritaire et secrète par le PDG, Guy Dejouany, dit le Sphynx ; le vice président n'est autre que A.Roux l'ex PDG de la Compagnie Générale d'Electricité CGE. Le groupe a dû à Jacques Delors le fait de ne pas être nationalisé en 81-83.

En 1994 la CGE doit faire face à la montée de différents scandales de corruptions dans les marchés ( Guy Dejouany est même mis en examen à la Réunion) et surtout au risque de faillite de l'entreprise après la crise de 1992 (plus de 30 Mds F de passif en particulier BTP, immobilier).

 

Le monde connait depuis le début des années quatre-vingt-dix des récessions qui combinent à des degrés divers trois facteurs de ralentissement :

— le retournement du cycle d'investissement après l’euphorie du contrechoc pétrolier de 1986.

— l'éclatement des bulles financière et immobilière.

— puis le resserrement des politiques monétaires en réaction à l'accélération de l'inflation.

 

La situation politique de la France dans ces années là ne vient pas faciliter la sortie de crise : les socialistes ont perdu les législatives de 93, la droite est revenu aux affaires et l’heure est aux règlements de compte. L’économie a subi des alternances nationalisation-privatisation qui ont favorisé un actionnariat fragmenté avec beaucoup de participations croisées de groupes concurrents et ont fragilisé le contrôle boursier de grands groupes dans une bourse française dominée par des capitaux étrangers.

 

 

J2M et S.Tchuruk les architectes du démontage des deux CGE

Nos deux PDG vont sacrifier à la mode du « pure player » et de la gestion boursière et financière de l’entreprise ; ils vont restructurer les deux groupes en recentrant les activités dans un seul secteur puis procéder à des acquisitions dans cette spécialité avec les différents leviers ou montages de la finance et de la bourse.

 

Serge tchuruk « cède même Cégélec et Nexans (ex-Câbles de Lyon), pour faire d’Alcatel un « pure player » des télécoms. Cette stratégie est plébiscitée par les marchés financiers : le titre s’envole jusqu’en septembre 2000 - avant d’amorcer sa descente aux enfers. Cette aventure se révèlera peut être, à plus long terme, positive - il n’en reste pas moins que les acquisitions faites après 1998 ont été ruineuses et souvent inutiles. L’éclatement de la bulle Internet et le grand retournement des télécoms ont même failli emporter l’entreprise" (écrit l’économiste Elie Cohen). En privilégiant "l'entreprise dématérialisée sans usines" , S.Tchuruk plonge dans la bulle spéculative d'internet ; c’est ainsi qu’en 1998 il vend en bourse la filiale Gec-Alsthom, réalisant ainsi la plus grosse opération boursière de la place mais s’inquiétant peu du sort de cette filière stratégique et de son contrôle. Alsthom devient alors Alstom.

La fusion américaine avec Lucent en 2007 (le rêve américain de nos apprentis financiers !) se révèle en définitive très négative avec plus de 16000 pertes d'emplois et de lourdes pertes en 2009 ; P.Suard peut fort légitimement écrire :" Au terme de la décennie pendant laquelle le groupe perdit une vingtaine de milliards d’euros, Alcatel Alsthom avait disparu. Alcatel se débattait pour ne pas sombrer, le chiffre d’affaires était divisé par deux, les effectifs par plus de trois comme le cours de l’action comparé à l’indice CAC40."

Les sociétés actuelles Alstom et Alcatel sont donc issues directement de la Compagnie Générale d’Electricité ; les difficultés présentes d’Alcatel résultent directement des choix du PDG Serge Tchuruk et de la restructuration-domination par les Américains de Lucent.

Le groupe Alstom a connu de grosses difficultés financières après son introduction en bourse et a bénéficié de fortes participations de l’Etat (à hauteur de 21,4%) rachetées ensuite par le groupe Bouygues. Les orientations stratégiques du groupe ont souffert des divergences entre le PDG, Patrick Kron et l’actionnaire principal Bouygues, notamment sur la constitution d’alliances avec Aréva, EDF ou d’autres et l’opportunuité du choix privilégié de Bouygues lors des constructions de centrales.

Le manque de visibilité et de perspectives nettes dans la Transition énergétique n’ont pas facilité ces tentatives, rendues encore plus difficiles par l’indépendance revendiquée et ombrageuse du très libéral Patrick Kron. Le passage d’Alstom sous contrôle de l’américain GE est tout sauf anodin car Alstom est un maillon essentiel dans l’Energie et le Transport et reste l’un des derniers éléments de l’industrie « lourde » française ; il est en pointe dans l’architecture des réseaux intelligents, dans les éoliennes de forte puissance, dans les systèmes TGV et dans les études sur la séquestration carbone.

Si-comme le laisse penser le dernier volet du GIEC-la transition énergétique ne pourra pas se passer transitoirement du nucléaire et de la séquestration carbone, il devient impératif de garder le contrôle de ce secteur en envisageant des participations de la Caisse des dépôts CDC et en favorisant des regroupements avec EDF et Aréva.

 

La filiation de LFoundry avec la CGE est un peu moins directe. Le site actuel du Rousset, près d’Aix en Provence, a été racheté en 2010 par l’Allemand LFoundry à l’Américain Atmel pour un euro symbolique et ce fabricant américain de semi-conducteurs, issu de la Silicon Valley, avait lui-même racheté cette unité du Rousset à la société European Silicon Structures (ES2) en 1995. ES2 avait été créée en 1985 par une équipe de cadres issus d’Eurotechnique et de Thomson . Après les nationalisations de 1982, Eurotechnique avait été repris par le groupe nationalisé Thomson, filiale issue de la CGE, puis au gré des privatisations et des restructurations diverses elle deviendra Thomson-SGS puis ST-Microelectronics.

On peut voir dans l’article référencé au début de ce texte que les difficultés de LFoundry sont liées aux délocalisations dans un secteur de très haute technologie du silicium nécessitant de lourds investissements pour rester dans la compétition.

 

J2M et le démontage de la CGE (des eaux)

En l'espace de deux ans, Jean-marie Messier remet les comptes de la Compagnie Générale des Eaux en ordre- et en trompe l'œil- en se séparant de filiales douteuse, en vendant quelques affaires recherchées (les cliniques, des immeubles...), en minimisant les pertes immobilières, en ventilant les pertes d'un secteur dans les bilans d'autres filiales bénéficiaires et en rangeant les 26 Mds F de provisions publiques déposées pour l'entretien des réseaux d'eau dans les fonds propres de l'entreprise. J2M décide de renforcer la filière communication du groupe Cegetel SFR grâce à des participations renforcées dans Havas, Canal +, Pathé avec des portages financiers de Bolloré.

Le groupe devient Vivendi en 98 et céde progressivement ses participations dans l'immobilier et la construction : groupe CGIS (partie hôtelière cédée à Accor, immobilier à Nexity, Foncia, Unibail), CBC devient Eurovia, SGE cédé à Vinci. Stéphane Richard est chargé par J2M de la liquidation des actifs de la CGIS.

Le groupe se scinde en deux branches, Vivendi environnement et Vivendi communication. Le groupe fusionne en 2000 avec l'américain Seagram pour un coût total de 60 Mds € porté par la Bourse et devient Vivendi Universal. Vivendi environnement est introduit en bourse la même année et le groupe en abandonnera progressivement le contrôle, l'entité historique devient alors Véolia environnement en 2003 puis Véolia en 2005.

La frénésie d'acquisitions mondiales de J2M débouche après la crise boursière de 2001 sur des comptes dans le rouge malgré quelques manœuvres pour faire remonter le cours des actions après des pertes de 70% en une année. La tentation mégalomaniaque de J2M commence à inquiéter les actionnaires et les Banques ne suivent plus qu'à des taux de plus en plus hauts.

On attribue à Bébéar la décision de remplacer J2M en juillet 2002 et d'installer son fidèle J.R.Fourtou à la tête du groupe redevenu Vivendi. Le conglomérat CGE (des eaux) a donc bien été démantelé par J2M mais ses différentes composantes ont pu évoluer favorablement dans d’autres structures telles Nexity, Foncia, Unibail, Accor, Eurovia, Vinci ou Veolia.

La vente de SFR est liée à la volonté du groupe Vivendi de se recentrer sur les contenus et les médias alors que l’arrivée de quatre opérateurs et de la 4G sur le marché de la téléphonie durcit la concurrence. Le choix de Numéricable plutôt que de Bouygues pour la cession trouve son origine dans la forte inimitié entre les deux dirigeants Bolloré et Bouygues suite à de graves dissensions dans leurs participations dans TF1. Sachant que c’est Bolloré qui doit prendre la présidence du Conseil de Surveillance de Vivendi, le choix de Numéricable pour le rachat de SFR se comprend donc mieux !

Tout le secteur du cable, qui a bénéficié de fortes subventions publiques, risque donc de passer sous contrôle extérieur par la société Altice, câblo-opérateur luxembourgeois détenant 40 % des parts de Numéricable, devant la société américaine Carlyle Group (21,32 % du capital) et la société britannique de capital-investissement Cinven (13,27 % du capital).

Le PDG d’Altice, le franco-israélien Patrick Drahi, est un spécialiste des acquisitions par LBO, la dette étant ensuite remboursée sur le dos de l’entreprise ou par émission d’actions après restructuration. Tous les enjeux du très haut débit par câble passeront donc entre ses mains. Il s’agit là aussi d’un secteur stratégique et on a vu avec les programmes PRISM de surveillance universelle de la NSA qu’il convient d’être vigilant.

 

Le Bateau France coule… Il n’a pas encore touché le fond !

 


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