EADS : le déni d’initiés
par Olivier Bonnet
mardi 22 décembre 2009
Tous blanchis !
L’affaire est pourtant limpide, comme nous l’écrivions dans un billet du 30 mai 2007 : "J’ai le choix entre passer pour malhonnête ou pour incompétent", avait déclaré il y a un an Arnaud Lagardère, lorsqu’avaient émergé les soupçons de délit d’initiés, liés à la revente de ses actionsEADS pour un bénéfice de deux milliards d’euros. Il soutenait alors la deuxième version, jurant ses grands dieux qu’il n’avait pas eu connaissance, au moment d’empocher ce juteux pécule, des difficultés traversées par Airbus (filiale d’EADS). Patatras ! Le quotidien La Tribune, "dont la spécialité n’est pas l’agitation anticapitaliste", comme ironise Claude Cabannes, rédacteur en chef de L’Humanité, a sorti hier cette information capitale : un document interne alertait les dirigeants d’EADS dès le 6 mars à propos des retards de livraison prévus pour les appareils A380, et ces mêmes dirigeants se sont rencontrés le lendemain. Ils prétendent n’avoir pas mentionné cette affaire. De quoi auraient-ils parlé, alors ? De la cuisson des croque-monsieurs, comme croit le savoir Sébastien Fontenelle ? Non mais de qui se moque-t-on ? Ce même jour, Noël Forgeard, à l’époque co-président exécutif d’EADS, imité par 85% des dirigeants, fait signer par le directeur financier l’autorisation de vendre ses stock-options. Lagardère et Daimler vendent à leur tour deux semaines plus tard. Mais sans rien savoir des retards de l’A380 dont une note les a prévenus le 6 mars, ça va sans dire ! Tellement énorme que ça ne passe plus. Arnaud Lagardère, que notre grand petit président présente "non pas comme un ami, mais comme un frère", vient de passer neuf heures sur le grill, interrogé par l’AMF. Il nie tout délit d’initié. Ben voyons.
On a vu que, finalement, l’AMF lui a permis de passer entre les gouttes. Le pire, c’est que Lagardère savait très bien qu’il ne risquait rien, sinon comment expliquer la scandaleuse désinvolture avec laquelle il osa répondre devant la Commission d’enquête parlementaire en octobre 2008, comme nous en protestions alors ?
Jérôme Cahuzac, député socialiste, l’interroge ainsi : "puisque vous avez parlé de l’aide que vous a apportée le ministre de l’Economie et des Finances de l’époque, M. Sarkozy, quelle fut cette aide ?" Réponse de Lagardère : "Alors, on a droit à un joker ici, hein, non ? un seul ? eh bien, je veux bien appeler le public, appeler un ami, demander un 50/50, moi je sais pas... Je fais ce que vous voulez mais, très franchement, je préfère ne pas répondre à cette question." Eclat de rire général. Non mais on rêve ! Voilà un homme qui a retiré un bénéfice de deux milliards d’euros de la revente de ses actions EADS et sur qui pèsent de lourds soupçons de délit d’initié : il a vendu deux semaines après qu’un document interne alertait les dirigeants d’EADS à propos des retards de livraison prévus pour les appareils A380, retards ayant déclenché, une fois annoncés publiquement, la dégringolade vertigineuse que l’on sait. (...) Dernier épisode en date, l’Autorité des marchés financiers, le gendarme de la bourse, a dénoncé un "délit d’initiés massif", concernant 1200 dirigeants. Tout ce monde-là, au plus haut niveau, et pas Lagardère ? C’est ce qu’il prétend, même s’il faut beaucoup de bonne volonté pour ne serait-ce que faire semblant de croire à ses balivernes. Ajoutons la circonstance aggravante que la lucrative opération de Lagardère a en partie été réalisée sur des fonds publics, la Caisse des dépôts et consignations y étant allée de 126 millions d’euros de perte après impôt. L’affaire est donc tout sauf anecdotique. Ajoutons que le Président Sarkozy a déjà présenté en public Lagardère comme son "frère". Et voilà donc cet homme que tout accuse, interrogé par un élu de la République dans le cadre d’une Commission parlementaire, qui se permet de plaisanter et refuse de répondre sur la nature de l’aide apportée par son "frère", justement, alors ministre de l’Economie ! Et le Président Sarkozy, qui ne cesse d’invoquer la transparence, qu’en dit-il ? On peut penser que des journalistes vont le questionner là-dessus. Ah
pardon, non, personne ne le lui demande... Pauvres médias. Comme s’il était normal qu’un ministre aide personnellement un grand patron, fût-il son ami intime ! On croyait que les membres du gouvernement devaient s’occuper de l’intérêt général, non favoriser des intérêts privés... Alors comment Sarkozy a-t-il aidé Lagardère ? Dans une démocratie, on est tout de même en droit de le savoir ! L’homme d’affaires est-il si intouchable qu’il se permette de ridiculiser une Commission parlementaire et de l’envoyer bouler ? Non, Lagardère, vous n’avez pas droit à un joker ! Si nous étions encore dans une vraie démocratie, les parlementaires exigeraient une réponse. Là, ça fait rire tout le monde. Cette république est bananière, décidément.
Et voilà à présent que, non seulement Lagardère, mais tous les autres sont également blanchis, malgré les "délits d’initiés massifs" établis par l’enquête de l’AMF. Sa Commission des sanctions est souveraine et elle a décidé de passer un grand coup d’éponge, au motif que les informations utilisées par les dirigeants pour revendre leurs stock-options étaient de nature industrielle et pas financière, et donc en gros qu’ils ne pouvaient pas savoir que le retard de production annoncé serait si grave (plus de précisions dans Le Monde). Un argumentaire à hurler, quand on voit qu’il permet à nos grands patrons de prétendre à l’incompétence (on se sait pas ce qui se passe dans nos usines) tout en en récoltant les juteux fruits en millions d’euros ! L’on repense à la phrase de Sarkozy : "Je serai un président comme Louis de Funès dans Le Grand Restaurant : servile avec les puissants, ignoble avec les faibles. J’adore"*.
* déclaration en off à des journalistes le 16 février 2007, depuis la piscine d’un grand hôtel à La Réunion (cité dans Nicolas Sarkozy, De Neuilly à l’Elysée, par les journalistes politiques Bruno Jeudy du Figaro et Ludovic Vigogne du Parisien).