Economie de l’information et thermodynamique

par redshift
lundi 5 novembre 2007

"Aujourd’hui, (...) l’énergie, les ressources minérales et le travail perdent de leur importance au profit de l’information." Jeremy Rifkin - La Fin du travail (Ed. La Découverte)

Michel Serres l’a fort bien mis en évidence [1] : en quittant depuis le début du XXe siècle sa condition d’agriculteur, acquise depuis la révolution néolithique, pour migrer vers des activités liées à la gestion de l’information (le fameux "secteur tertiaire" des économistes [2]), l’homme est en passe d’accomplir la seconde vraie révolution de son histoire. Pratiquement, cette migration s’est effectuée parallèlement aux rapides progrès technologiques découlant des découvertes en physique et technologie des semiconducteurs, se traduisant par l’explosion des moyens informatiques et leur mise en réseau (Arpanet puis Internet) [3].

Ce passage de la terre nourricière à l’âge des signes et symboles (que Jeremy Rifkin nomme "l’âge de l’accès" [4]) se réalise de façon extrêmement brève à l’échelle de l’âge de l’humanité et des durées typiques des différents âges, liés précédemment au développement de technologies (pierre taillée, puis polie, âge des métaux...). En fait, la durée de la mutation aura concerné ce que l’on appelle habituellement "révolution industrielle", à savoir cette période initiée au début du XIXe siècle en Angleterre avec l’utilisation intensive de la machine à vapeur, et culminant avec la maîtrise de l’énergie nucléaire au sortir de la Seconde Guerre mondiale (à noter par ailleurs que le développement du premier ordinateur, sur l’idée de Von Neumann, est étroitement lié au programme de développement de l’arme atomique). Cette période de transition correspond à une période d’exploitation massive des sources d’énergies fossiles (charbon, gaz, pétrole, voire uranium) et leur transformation en énergies mécanique, chimique ou électrique par le biais de machines ou d’automates. Cette période aura vu l’Homme maîtriser l’énergie du soleil (Hiroshima) et extraire des objets à l’attraction de ce même soleil (sondes Voyager).

Le terme-clé est ici "énergie", notion introduite par les physiciens du XIXe siècle préoccupés par l’optimisation des rendements des machines thermiques. Les études portant sur ces sujets donneront lieu à la fondation de la thermodynamique comme branche de la physique. C’est du point de vue de cette science que des économistes comme Georgescu-Roegen ont tenté d’appréhender l’économie [5]. La thermodynamique pose comme principes la conservation de l’énergie (voir à ce sujet la définition lumineuse qu’en fait Richard Feynman [6]) et l’augmentation de l’entropie, c’est-à-dire du désordre d’un système isolé.

Il est remarquable que ces deux notions - énergie et entropie - aient en fait été les deux pivots successifs de l’économie mondiale. L’énergie a été et reste en effet la clé des activités économiques de l’ère industrielle, comme on l’a vu plus haut. Elle a été le moteur des avancées technologiques du début du XXe siècle, du développement des nations ayant su maîtriser son utilisation tout en contrôlant l’approvisionnement en "carburants", au prix de conflits récurrents (par exemple l’invasion de la Norvège par l’Allemagne en 1940 ou celle du Koweit par l’Irak en 1990). L’entropie est quant à elle une notion plus subtile. Elle mesure la complexité d’un système, son degré d’organisation [7]. Au milieu du XXe siècle, Claude Shannon a étendu son interprétation à la mesure d’une quantité d’information [8]. On le voit, cette notion devient elle-même un pivot à l’âge de l’informatique - ou société "post-industrielle", comme il est usuel aujourd’hui de la désigner [9] .

Comme le montre fort bien Rifkin, on est passé en un siècle d’une situation de lutte pour la maîtrise de l’énergie à une lutte pour la maîtrise de l’information et des infrastructures associées : que l’on pense à la position stratégique d’entreprises comme Intel, Microsoft ou Cisco ou aux sommes englouties dans les programmes de recherche en cryptage de l’information, ou aux chiffres d’affaires générés par l’installation de réseaux à haut débit ou de téléphonie cellulaire. Un exemple caricatural est le montant des droits d’auteur générés par les sonneries de téléphones portables qui auront dépassé en 2005 les droits générés par d’autres supports "classiques". Au sein même de l’Union européenne, il n’est pas anodin non plus de constater la lutte des lobbies autour du problème de la brevetabilité des logiciels. Au final, les députés se rabattirent sur une loi mettant en jeu l’énergie : un logiciel ne peut être breveté que s’il met en oeuvre un échange ou transformation d’énergie [10] : la boucle est bouclée...

Cet état de fait peut augmenter raisonnablement notre optimisme en l’évolution de l’Humanité. On peut en effet penser que la part des échanges mondiaux dus à l’échange d’information prendra le pas sur celle des échanges d’énergies (en postulant que la maîtrise des énergies dites renouvelables le permette). De ce fait, la croissance mondiale ne dépendra plus uniquement des productions de biens matériels mais bel et bien de l’échange de biens immatériels ou virtuels, dont le coût purement subjectif sera fixé par l’acquéreur. Un exemple anodin mais récent : la mise en vente libre (l’acquéreur paye le prix qu’il souhaite) des dernières créations musicales du groupe Radiohead lui a déjà rapporté 4 millions d’euros [11]. La valeur associée à l’échange l’emporte indiscutablement sur le coût physique du transfert d’information lui-même. Un nouveau modèle pourrait donc finalement se réaliser dans une société où l’échange et le partage d’information garantit sa croissance.

[1] Michel Serres, Atlas, Flammarion

[2] Daniel Cohen, La Mondialisation et ses ennemis, Hachette Pluriel

[3] Michel Serres

[4] Jeremy Rifkin, L’Age de l’accès : la nouvelle culture du capitalisme, La Decouverte

[5] Nicholas Georgescu-Roegen, La Décroissance : Entropie-ecologie-economie, Sang de la terre

[6] Richard Feynman, La Nature de la physique, Points Sciences/Seuil

[7] Hubert Reeves, L’Heure de s’enivrer, Points Sciences/Seuil

[8] Sylvie Vauclair, Elements de physique statistique, InterEditions et http://fr.wikipedia.org/wiki/Th%C3%A9orie_de_l%27information

[9] Daniel Cohen, Trois leçons sur la société post-industrielle, La République des Idées/Seuil

[10] Michel Rocard, Rebonds, Libération du 27 octobre 2003

[11] Le Figaro 22/10/2007


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